vendredi 1er mai 2020 par Claude Worms
Mario Escudero : "Mario Escudero plays Clasical Flamenco Music" - 2 LPS Musical Heritage Society MHS 994/995, 1969.
Selon une recension effectuée par José Manuel Gamboa [1], Mario Escudero [2] a produit vingt-neuf LPs aux États-Unis entre 1952 et 1969 (disques avec Sabicas inclus). La majorité de ces disques n’a jamais été rééditée en CD, et a été distribuée très parcimonieusement outre-Atlantique, Espagne comprise. C’est le cas du double album "Mario Escudero plays Clasical Flamenco Music", le dernier, son testament musical et l’un des chefs d’œuvres de la discographie flamenca, que tout aspirant guitariste de flamenco devrait connaître et étudier assidûment. Hispavox se contenta de proposer un choix de dix pièces (sur vingt-quatre), omettant qui plus est "Ímpetu" ou "Manatial andaluz", jugées sans doute trop "savantes" pour le tout venant des aficionados ("Mario Escudero. Guitarra andaluza" - Hispavox Clave 18-1165, 1969).
Nous savons par le témoignage de son fils Agustín Manuel Mario Escudero, cité par Gamboa, que le guitariste-compositeur avait longuement mûri le répertoire qu’il allait enregistrer, dont il qualifiait les pièces les plus innovantes de "flamenco evolucional". Mario Escudero avait étudié la théorie musicale à Madrid avec Daniel Fortea dès le début de sa carrière. Les ouvrages de Walter Piston figuraient parmi ses livres de chevet pour approfondir ses connaissances en matière d’harmonie et de contrepoint. D’autre part, peut-être influencé par certaines compositions d’Estebán de Sanlúcar, qu’il admirait, il voulait dépasser la forme traditionnelle du solo de guitare flamenca (suite aléatoire de falsetas entrecoupée de llamadas, remates etc.) et s’inspirer de formes classiques, telles le rondo et le thème et variations. Pour ce faire, il enrichit l’harmonie flamenca (accords de neuvième, treizième etc.) et développa l’usage de la modulation.
On en trouvera dans "Mario Escudero plays Clasical Flamenco Music" de nombreux exemples. La guajira ("La palmera") est construite en deux volets contrastés : d’abord un hommage à Ramón Montoya, puis une partie modulante originale. De même, les villancicos ("Navidad andaluza" - pour nous la plus belle version instrumentale de ces chants populaires) use abondamment de la modulation, et la rumba ("Tonadilla") est transformée en une sorte de mouvement harmonique perpétuel à partir d’un court motif mélodique récurrent. Mais la démonstration de "flamenco evolucional" est particulièrement probante pour trois diptyques, le même genre étant traité d’abord de manière plus ou moins traditionnelle, puis sous forme de thème et développement varié : por soleá ("Castillo de Alcalá" / "Manantial andaluz") ; por taranta ("Ecos de La Unión") / "Éxodo gitano") ; por bulería ("Kelaja" / "Ímpetu"). Ce n’est sans doute pas par hasard que chaque LP commence par l’une de ces deux compositions por bulería. Dans une moindre mesure, "Prala de la India" (tientos) ressortit également de ce type de structure - selon son fils, Mario Escudero en aurait tiré le leitmotiv mélodique d’un chant populaire de l’Inde, dont les styles musicaux l’intéressaient également.
Produit par Syd Taylor, le double album a été enregistré au studio Columbia de New-York. Pour mener à bien son projet, Mario Escudero pouvait compter sur le soutien Michael Naida, musicologue, producteur et fondateur de "The Musical Heritage Society". L’entreprise fonctionnait comme un club d’audiophiles, distribuait directement ses productions à ses sociétaires, et misait délibérément sur le haut de gamme, classique et jazz. Elle prenait aussi sous licence les catalogues de labels tels Erato, Valois, Harmonia Mundi, Hispavox, Amadeo, Unicornio, Da Camera, Supraphon etc. C’est dire à quel point l’œuvre de Mario Escudero correspondait à ses orientations. Federico Moreno Torroba composa un concerto pour guitare à partir de quelques thèmes de l’album : la "Fantasia Flamenca fot Guitar and Orchestra, based on Flamenco Themes by Mario Escudero" fut créée au Carnegie Hall le 28 novembre 1976, par Mario Escudero lui-même et l’"American Symphony Orchestra" dirigé par Antonio Almeida.
On a maintes fois conté la rencontre entre Sabicas et Paco de Lucía. On sait moins qu’il avait auparavant été présenté à Mario Escudero, à l’époque totalement inconnu en Espagne. Le guitariste adolescent fut stupéfié par l’originalité et la modernité de ses compositions. A sa demande, Mario Escudero lui enseigna "Ímetu", et diverses pièces d’Estebán de Sanlúcar, une autre découverte pour lui. On sait que dès son retour en Espagne, il enregistra "Mantilla de feria" (musique du film "Gitana", 1965), "Ímpetú" ("La fabulosa guitarra de Paco de Lucía" (1967) puis "Panaderos flamencos" (premier LP de la série "Festival Flamenco Gitano", 1969) - il reprit ensuite les deux pièces d’Estebán de Sanlúcar pour "Fantasía flamenca" (1969). Plus globalement, nous avons souvent écrit qu’on ne saurait comprendre les compositions de la première époque de Paco de Lucía, et plus particulièrement ses harmonisations, sans l’apport de Mario Escudero (cf. "Recuerdo a Patiño", entre autres). Enfin, ajoutons que Paco de Lucía s’empressa d’adopter la "guitarra negra" (en palissandre, façon classique) que jusqu’alors seuls Mario Escudero et Manuel Cano utilisaient pour leurs concerts.
Gageons que la modulation du mode flamenco sur Mi au mode flamenco sur La de "Manantial andaluz" attira l’attention de Manolo Sanlúcar (cf. "Poema de la soleá", 1976), comme son usage polyphonique des lignes de basse celle de Víctor Monge "Serranito". On ne s’étonnera donc pas que lors du récital donné par Mario Escudero à Madrid en 1988, dans le cadre du cycle de guitare organisé par le "Colegio San Juan Evangelista", Paco de Lucía, Víctor Monge "Serranito", Enrique de Melchor et la famille Habichuela au complet étaient dans la salle.
Claude Worls
[1] GAMBOA, José Manuel. ¡ En er mundo ! De cómo Nueva York le mangó a París la idea moderna de flamenco. 4. Jet lag ole stars in Hi-FI. 2da parte : La gran guitarra en la gran manzana. Séville, Athenaica, 2019 (pages 145 à 179).
[2] pour la biographie de Mario Escudero, cf. "Les fondateurs de la guitare flamenca soliste - Mario Escudero"
NB : un choix de compositions de ce double LP a été publié par les éditions Acordes Concert : "Mario Escudero. Gloria de la guitarra flamenca" - San Lorenzo de El Escorial, 2008 (120 pages, transcriptions par Claude Worms).
Transcriptions de compositions de Mario Escudero disponibles sur Flamencoweb :
"Meditación" (nana) (par Louis-Julien Nicolaou)
"Serranía andaluza" (serrana et petenera) (par Claude Worms)
"Miracielos" (alegrías) (par Claude Worms)
Programme des disques
Mario Escudero : composition et guitare / Manuel Escudero : seconde guitare ("Vamos al Prado")
Volume 1
"Kelaja" (bulerías) / "Pantomina flamenca" (garrotín) / "Ecos de La Unión" (taranta)/ "Meditación" (nana) / "Serranía andaluza" (serrana y petenera) / "Careos" (sevillanas) / "Castillo de Alcalá" (soleá) / "Homenaje a Ramón Montoya" (rondeña) / "Prala de India" ( tientos) / "Aires lejanos" (milonga y farruca) / "Noche flamenca" (verdiales)
Volume 2
"Ímpetu" (bulerías) / "Éxodo gitano" (taranta) / "Fiestas en Cádiz" (alegrías) / "Navidad andaluza" (villancicos) / "Costa del Sol" (malagueñas) / "Tonadilla" (rumba) / "La palmera" (guajira) /"Patios de La Alhambra" (granaína) / "La grupa de mi jaca" (zapateado) / "Gitanos béticos" (siguiriyas) / "Manantial andaluz" (soleá) / "Vamos al Prado" (sevillanas)
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par