Crime et nuit flamenca : les répercussions du meurtre du cantaor El Canario (1885)

vendredi 3 décembre 2010 par Vinciane Garmy

Cet article sera prochainement publié par le CREC (Centre de Recherche sur l’ Espagne Contemporaine), propriétaire de la publication principale. Nous remercions Madame Franco d’ avoir eu la courtoisie de nous en autoriser la reproduction. CREC

Café del Burrero - dessin de García Ramos

J’ai souvent vu la Mort se promener dans les rues espagnoles : le linceul, c’est une cape espagnole ; il monte sur l’épaule et, en guise de faux, on trouve le manche d’une guitare ; le profil osseux du Gitan ; le regard fiévreux, les cernes violacés comme les profondes cavités – des urnes sans yeux – du visage d’un squelette. Qui est ce fantôme de la tristesse, de la faim et de la mort ? Un cantaor flamenco.

Prudencio Iglesias Hermida, Las Tragedias de mi raza

Contrairement à l’image riante et insouciante que l’on peut en avoir, l’Andalousie traverse à la fin du XIXe siècle une grave récession économique. Elle subit les séquelles des guerres d’indépendance et, alors qu’elle se replie sur ses seules ressources agricoles, des épidémies de phylloxéra s’abattent sur les vignobles (1). Aussi Gerardo Núñez de Prado en donne-t-il la comparaison suivante :

Un Prométhée titanesque de cinq millions de bras pour travailler sans résultat, et à dix millions d’yeux pour pleurer sans consolation. Non, l’âme andalouse est loin d’être gaie, superficielle, légère, inconséquente, incapable, grotesque et ridicule. Croire cela, c’est une sottise, faire en sorte qu’on le croie, c’est une infamie. […] L’Andalousie, aujourd’hui, n’est plus qu’un enfer (2).

Sans travail, une partie de la population rurale émigre à Séville où se concentrent de fortes inégalités sociales. Les classes populaires souffrent de nombreuses privations dans cette capitale de cent quarante mille habitants. Selon une description d’Antonio Machado Núñez, le patriarche des Machado, la ville possède des rues étroites et tortueuses, sales et malodorantes, peu ensoleillées en raison de la hauteur des maisons, et dépourvues d’un système d’égouts efficace (3). Ainsi caractérisée, Séville apparaît comme un lieu propice au développement de la violence citadine. Louis Chevalier, qui a analysé le cas de Paris au début du XIXe siècle, considère que le crime est consubstantiel à l’urbanisation :

Le crime [n’est pas] un infime et nécessaire déchet de l’existence urbaine dont l’étude et la gestion relèvent exclusivement de la police et de la justice : l’escroquerie, la filouterie, le vol, ou même l’assassinat. C’est une menace d’une toute autre importance et d’une toute autre nature qu’évoque le crime : non une conséquence accidentelle et exceptionnelle de l’existence collective, mais l’un des résultats les plus importants de l’expansion urbaine ; non un phénomène anormal, mais l’un des aspects les plus normaux de l’existence quotidienne de la ville, à ce moment de son évolution (4).

C’est dans ce contexte que se développent les centres de sociabilité et de divertissement urbains que sont les cafés cantantes. Conçus sur les modèles viennois et parisien, ils permettent aux clients de consommer une boisson en écoutant de la musique. Cette formule bénéficie d’un large succès à Séville en raison de son adaptation au folklore local : les cafés cantantes proposent des spectacles composés de danses et de chants flamencos. Ces établissements modifient le caractère de la ville car ils attirent les touristes, réunissent un public nombreux et diversifié, et offrent aux artistes flamencos une opportunité de se professionnaliser (5). Ils sont pourtant présentés comme des foyers de dépravation et de violence donnant lieu à des scandales largement médiatisés. Or, au mois d’août 1885, au moment où les critiques deviennent les plus virulentes, le cantaor Juan Reyes El Canario est assassiné.

Café del Burrero

Parce qu’elle va avoir un impact décisif sur les cafés cantantes, cette affaire marque un tournant dans l’histoire du flamenco. C’est pourquoi, adoptant la perspective de Georges Lefèvre qui conçoit l’événement « comme symptôme, comme reflet des structures qui l’expliquent » (6), nous commencerons par exposer le contexte qui a donné lieu au drame avant d’analyser les faits. Ceci nous permettra de comprendre les répercussions sociales et artistiques de ce crime. L’étude s’appuiera sur des articles de journaux, des témoignages et des coplas nés de cette affaire, ainsi que sur des études secondaires dont celle de Manuel Bohórquez Casado (7).

Succès et scandales des cafés cantantes

La mode européenne des cafés se répand dans la péninsule ibérique au cours des années 1850. Petit à petit, est intégré, puis privilégié, un répertoire flamenco qui comprend, entre autres, des Malagueñas (8). Cette formule rencontre un tel succès qu’à partir des années 1880, les cafés cantantes, toujours plus nombreux, connaissent ce que José Blas Vega appelle leur âge d’or (9). L’engouement du public dépasse la seule ville de Séville mais cette dernière reste un vivier prépondérant des cafés cantantes spécialisés dans le flamenco (10).

Pour faire face à la demande, des gérants comme Manuel Ojeda El Burrero décident d’ouvrir une annexe à leur établissement principal pour la période estivale. Certains cafés cantantes sont situés dans des quartiers populaires, voire malfamés et leurs succursales sont des constructions précaires (11). Les artistes y cherchent un gagne-pain, ce qui s’avère difficile à cette époque, d’autant qu’ils sont généralement analphabètes et ne peuvent par ailleurs effectuer que des métiers pénibles (12). Les meilleurs d’entre eux sont sollicités dans différents cafés de la ville, selon les jours de la semaine ou pour une saison entière (13). C’est dans cette période faste des cafés cantantes que surgissent violences et scandales (14).

La montée de la violence dans les cafés cantantes est concomitante de leur succès car ceux-ci réunissent plusieurs facteurs générateurs de tensions. Les rudes conditions de vie des artistes et leur acerbe concurrence artistique s’ajoutent à la consommation d’alcool, indispensable à la fête (15). Dans les années 1880, se développe la mode effrénée du flamenquisme, qui se manifeste par des juergas où se conjuguent toutes les formes du « commerce du plaisir », à travers l’oisiveté, la prostitution et les jeux d’argent (16). Elles dégénèrent souvent en beuverie. L’alcool exerce un effet désinhibiteur qui favorise l’expression artistique et la transgression des valeurs morales d’une société conservatrice. Il occasionne aussi les dangereux comportements qui font résulter du « débordement de vin », le « débordement de sang », pour reprendre l’expression de Sandra Álvarez (17). Les agressions semblent s’aggraver avec le temps. Du moins les premières critiques ne concernent-elles que des atteintes à l’ordre public et parfois des rixes. En 1860, la presse fait état d’une première plainte du voisinage concernant du tapage nocturne et des disputes verbales :

Al llegar la noche se abre para dar cabida a unos cuantos parroquianos, que empiezan por armar un tango de guitarrilla, y su correspondiente canto, sazonado con disputas, palabras soeces, y dicterios que la decencia impide repetir […] (18).

"Café cantante" : huile sur toile - José Guttierez Solana

La musique flamenca, avec ses instruments et ses chants, est rendue responsable de ces querelles. Une dizaine d’années plus tard, en 1871, sont dénoncées les premières altercations physiques avec blessures dans un article intitulé « Escándalo ». Il s’agit d’une gitane qui dérange le voisinage par son chant intempestif. Un amateur cherche à la renvoyer, provocant les cris de la jeune femme immédiatement défendue par deux de ses proches. L’un des antagonistes se retrouve blessé mais l’arrivée des autorités permet d’éviter une aggravation de la situation (19). D’autres affrontements s’ensuivent, la violence devenant un thème récurrent lié aux cafés cantantes, notamment à partir du scandale Caoba. Le 13 avril 1883, le jeune cantaor de vingt-trois ans José Ortega Cepeda Caoba provoque un tumulte dans le café madrilène El Imparcial – où chantera El Canario quelques mois plus tard. Lors du procès, le jeune artiste est accusé, avec quelques autres : « Les acumulaban ser autores de un escándalo, varios disparos, algunas heridas y contusiones y una estafa de 32 reales, valor de otras tantas copas de ron sorbidas por Caobita en lo más crudo de la borrasca. » (20). Condamné à seize mois de réclusion dans la prison Modelo, Caoba éveille l’intérêt du journal El Imparcial « por el escándalo, y no porque Caoba interesase como artista », selon l’analyse de Manuel Bohórquez Casado. Le journaliste s’intéresse en effet à la prodigieuse quantité de rhum engloutie par l’artiste, mais non à son activité musicale.

Après celui-ci, des scandales de plus en plus graves et nombreux se succèdent aux abords des cafés cantantes. Un pas supplémentaire dans l’échelle de la violence est franchi lorsqu’un premier assassinat est commis à la sortie d’un café, en l’année fatidique de 1885 :

En la madrugada de ayer se entabló una terrible lucha en la calle de Tetuán entre varios individuos que salían del salón de Silverio, situado en la calle Rosario […]. Ha resultado muerto un individuo llamado Baldomero, de oficio cochero ; otro muy mal herido, apodado Berrinche, y otro herido también aunque de menos gravedad, que ignoramos quien sea. Los demás individuos que lucharon en esta contienda, huyeron (21).

La mort du cocher Baldomero ouvre une série de graves agressions toujours plus fréquentes, jusqu’au meurtre de Juan Reyes Osuna El Canario, le cantaor le plus populaire du Café du Burrero (22). Cette escalade de la violence est d’autant plus visible et manifeste qu’elle attire l’attention des journalistes qui relaient scrupuleusement chaque incident, surtout lorsqu’il est susceptible de générer un scandale. Or, les artistes flamencos sont en quête de gloire et les cafés cantantes aussi populaires que décriés : ils constituent donc la cible idéale pour faire éclater un scandale. Le discours journalistique évolue significativement dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La presse dénonce d’abord de façon sporadique les spectacles immoraux, les vols et la prostitution comme des faits divers croustillants, susceptibles d’éveiller la curiosité des lecteurs (23). Puis, lorsque dans les années 1860 le flamenco est diffusé dans des quartiers à la réputation douteuse, la presse moralisatrice de la bourgeoisie libérale s’empresse de dénigrer un divertissement nocturne qui favorise une vie de débauche. Le journal conservateur sévillan El Porvenir publie les plaintes qu’il reçoit des citoyens. Une « stratégie de discrédit » se met en place, associant chants et chahut, danses et rixes nocturnes (24).

Un exemple probant de ce parti-pris apparaît lorsqu’en 1862, le cantaor et tocaor Paquirri El Guanté est injustement accusé du rapt et de l’assassinat d’une enfant de douze ans. Plusieurs journaux de la capitale font pression sur les autorités pour trouver les coupables. Francisco Guanter Espinal est arrêté avec six autres individus ; il meurt en prison, avant d’être innocenté. Pour Manuel Bohórquez Casado, la «  tragedia de Paquirri El Guanté » est le premier cas de scandale public prenant pour protagoniste un artiste flamenco (25). Il convient de noter le mépris des journalistes pour un genre artistique qu’ils méconnaissent. La dimension esthétique leur importe peu.

Les articles restent toutefois espacés et mesurés jusqu’à ce que se déclenche une véritable guerre dans les années 1880 (26). La presse connaît un essor exceptionnel grâce à la création d’agences de presse sous l’effet de la loi du 26 juillet 1883. Celle-ci supprime le paiement d’une indemnité semestrielle préalable de cinq cents pesetas, le délai d’autorisation de publication de vingt jours et le dépôt d’exemplaires deux heures avant la publication du journal. Suite à cette loi, le nombre de titre augmente dans tout la péninsule et atteint son point culminant en 1886 (27).

Dès 1883, le journal El Imparcial présente en couverture l’agression d’une cantaora par un cantaor qui lui avait lancé une bouteille, au Café Naranjeros de Madrid. Ce type d’incidents déchaîne la verve des journalistes qui adaptent le ton de l’article en fonction de la renommée des protagonistes ou de la gravité des altercations (28). Pour la seule année 1883, José Luis Ortiz Nuevo évoque le chiffre de douze coupures de journaux, une par mois, pour dénoncer de tels scandales. Alors que, précédemment, certains périodiques
encourageaient encore l’ouverture de cafés cantantes pour rendre Séville plus accueillante et plus agréable à vivre, les journaux de toutes les tendances s’attaquent désormais à ce thème, des possibilistes de D. Pedro Rodríguez de la Borbolla aux défenseurs de la La Izquierda Liberal (29).

Cette progression s’accentue en 1884 : en août, El Progreso fait état de plaintes déposées « casi diariamente » par les voisins des cafés cantantes (30). En novembre, un article du journal El Porvenir portant sur les violences du café de la rue Amor de Dios s’intitule « Lo de siempre ». Le journaliste s’étonne ironiquement qu’il n’y ait pas eu de mort dans l’altercation de la veille (31). L’année 1884 semble marquer une transition « de la condamnation à la persécution », avant la funeste année 1885 (32).

La tension est alors à son comble. Quinze jours avant le meurtre du Canario, plusieurs journaux mettent en garde les citoyens contre les excès qui ont lieu au café d’été de Manuel Ojeda El Burrero, là où se déroulera le crime. El Tribuno somme les agents de l’autorité de se tenir prêts à intervenir (33). En particulier, fin juillet 1885, El Progreso s’inquiète des rixes qui ont lieu, à cet endroit, entre des individus en état d’ivresse. Il critique l’inertie des autorités et présente le pire comme inévitable :

Las consecuencias de todo esto son bien fáciles de deducir ; cuando la embriaguez llega a surtir efecto, al lado de las mujeres que rodean las mesas, se producen reyertas y escándalos de que se ocupa bastante la crónica de la capital, y que la policía regularmente ignora cuando no los evita. Espectáculos de esta especie no pueden en manera alguna tolerarse en una población culta : las autoridades que tienen la obligación de velar por las buenas costumbres, manifiestan gran incuria al dejar pasar el tiempo sin tomar una determinación que las evite (34).

"Café cantante" : José María Alarcón Cáceres

En 1885, lorsque El Canario arrive à Séville, la ville est intoxiquée par l’esprit de délation. Les cafés cantantes attirent les foules la nuit et les cruelles offensives des périodiques se déchaînent au petit matin.

Entre 1881 et 1897, le café cantante Burrero fait partie des cibles privilégiées car il bénéficie d’un grand succès auprès du public, tout en étant très critiqué : avec sa façade disloquée, ile se situe dans un quartier populaire aux rues mal pavées et surtout, sa porte de derrière donne sur un lupanar dont El Burrero encourage les activités (35).

L’assassinat le plus médiatique

La nouvelle de l’assassinat du cantaor le plus populaire du café du Burrero apparaît dans trois journaux de Séville, au matin du 14 août 1885. Le crime ayant été commis dans la nuit du 12 au 13 août, peu de détails sont donnés. El Tribuno se contente de déplorer la mort du cantaor dont le cadavre a été retrouvé près du pont de Triana : un individu présumé coupable a été arrêté et le cadavre transporté à l’Hôpital Central pour autopsie (36). Les autres quotidiens assortissent la nouvelle de condamnations, comme El Progreso, qui adopte un ton à la fois ironique et pathétique, ce qui pose la question de la représentation du crime qui devient narration, voire « cuadro » :

A las cinco y cuarto de la mañana de ayer, hora en que diariamente se dan por terminados los edificantes espectáculos del café cantante du Burrero, situado junto al puente de Triana, fue aquel sitio teatro, como casi todos los días, de un drama horrible.

En aquel centro de escandalosa inmoralidad, habíase entablado pocos momentos antes una acalorada cuestión entre uno de los cantaores conocido por El Canario y el padre de una de las artistas pertenecientes al cuerpo coreográfico de aquel establecimiento. La reyerta fue tomando poco a poco mayores proporciones, y no obstante la intervención de algunos de los concurrentes a aquel centro de recreo, salieron fuera del local los que contendían, dispuestos a jugar el todo por el todo.

Después, gran confusión, gritos, imprecaciones, armas relucientes movidas con agitación febril, un cadáver y un homicida. El Canario tendido en el suelo y bañado en su propia sangre, exhalando el último aliento. ¿Qué os parece el cuadro, defensores acérrimos del café cantante, que tales espectáculos proporciona ? (37)

Ce discours qui semble documenté et sérieux est en réalité un tissu d’inventions parce que le meurtre a eu lieu sans témoin, du moins aux dires de l’avocat de la défense, lors du procès de Lorenzo Colomer. Cet article fantaisiste est d’ailleurs reproduit dans le journal madrilène La Iberia, le 16 août 1885, avec l’épigraphe «  Crimen en Sevilla ».

Dans l’article intitulé « Homicidio », publié dans El Porvenir, le journaliste manifeste son mépris à l’égard du flamenquisme en ne nommant pas la victime : il se contente de la périphrase dépréciative : « un hombre que se dice ser cantaor de oficio. » (38). Sans donner de précisions sur le meurtre, le journaliste s’étend sur la signification d’un tel acte aux abords des cafés cantantes et insiste sur les avertissements qu’il avait antérieurement exprimés quant au danger encouru dans ces lieux. La Andalucía reprend le même ton le lendemain, sans offrir de détails sur l’assassinat et déplore aussi l’inefficacité des avertissements préalablement formulés : « hemos clamado en vano, como todos nuestros colegas locales, contra aquél antro de desordenes e inmoralidades. » (39). L’on peut s’étonner que ce crime, réputé être le plus médiatique, n’ait suscité dans l’immédiat que quatre articles de presse. D’autant qu’aucun ne recherche la vérité sur les détails de l’affaire. Ce crime a en effet éveillé l’intérêt a posteriori et pour des raisons annexes. Cherchons cependant à éclaircir les faits.

Le 12 août 1885, une épidémie de choléra sévit à Séville, ce qui provoque la démission de tous les élus municipaux, en désaccord avec la politique sanitaire de l’État face à cette épidémie. Le même soir, un spectacle pyrotechnique était prévu sur la Plaza Nueva, au coeur de la ville, mais il est reporté au 21 août, veille du jour où les élus municipaux réintègrent leurs fonctions. C’est dans ce contexte que El Canario intervient au Café Nevería de Manuel Ojeda y El Chino, annexe du café du Burrero, située sur les berges du Guadalquivir, près du pont Isabel II qui marque l’entrée du quartier de Triana. L’artiste avait été sollicité par El Burrero depuis la fin du mois de juin pour toute la saison estivale. La nombreuse assistance s’explique par la célébrité de celui qu’on appelle aussi El Malagueño, parce qu’il excelle dans le répertoire des Malagueñas dans lequel il s’est spécialisé. Parmi les autres artistes présents ce soir-là, figure peut-être La Rubia de Málaga quoiqu’elle n’ait pas été employée pour la saison entière, comme le montre l’absence de son nom sur l’affiche du 27 juin 1885, au début de la saison.

El Canario avait imposé cette condition au Burrero car il fuyait la concurrence de La Rubia qui interprétait excessivement bien les Malagueñas qu’il avait lui-même créées et fait connaître dans tout le pays. Ce rejet du cantaor vis-à-vis de la cantaora est probablement le motif déclencheur de la tragédie. Le père de La Rubia, Lorenzo Colomer et lui, ont une violente discussion à l’intérieur du café. Celle-ci se poursuit dans la rue et s’achève, selon plusieurs périodiques, par l’homicide du cantaor d’Álora (40). Ces maigres éléments sur l’altercation sont eux-mêmes contredits par certaines versions des faits.

La raison de ces imprécisions provient d’abord de lacunes dans les documents officiels. En mars 1886, la sentence du Tribunal établit que l’homicide du Canario a été commis par Lorenzo Colomer, le 13 août 1885 (41). Néanmoins, les tentatives de Manuel Bohórquez Casado pour trouver le dossier judiciaire et le jugement de 1886 se sont avérées infructueuses, malgré l’aide de magistrats sévillans. Les résultats de l’autopsie et les archives sur les défunts de l’Hôpital Central ont également disparu. Aucun document officiel n’atteste qu’il y eut un jugement suite à la mort de Juan Reyes : les seules preuves de l’existence du procès sont les articles publiés à ce sujet dans les journaux de Séville, Madrid et Málaga. Aucun document religieux ne fait état du décès, le cantaor n’ayant pas reçu de sépulture chrétienne (42). Pour Manuel Bohórquez Casado, l’absence de tant de documents ne saurait être le fruit du hasard. El Canario était condamné au mépris et à la déconsidération de la part des autorités en raison de son statut d’artiste flamenco : il est une victime de l’antiflamenquisme.

De gauche à droite : El Canario / Sr Robles / El Canario Chico - 1884

Par ailleurs, peu d’informations sont connues sur la vie de Juan Reyes Osuna. Né le 30 juin 1857, de parents taverniers, El Canario est le premier des trois grands cantaores
professionnels nés à Álora (Málaga) (43). Selon le recensement de 1857, sa famille habitait au 6 de la rue Herradores, à Álora, adresse où il dut sans doute voir le jour. Il était surnommé Malofino mais sa famille n’est pas en mesure d’expliquer ce surnom. Les habitants d’Álora affirment qu’à treize ans, le jeune garçon travaillait dans une churrería de la rue Carmona mais qu’il préférait aller écouter les cantaores du village dans la taverne paternelle. Dès son plus jeune âge, Juan Reyes était réputé pour sa voix puissante, ce qui explique son succès dans le répertoire des Malagueñas (44).

Très prisés depuis la première moitié du XIXe siècle, les cantes issu du Fandango subissent un processus de flamenquisation et c’est dans ce cadre que Juan Reyes renouvelle en particulier le répertoire des Malagueñas (45). On ne connaît pas non plus avec certitude
l’origine du surnom El Canario. Il viendrait peut-être de son goût pour une copla de son
répertoire, selon José Cepero et Bernardo el de los Lobitos :

De tu pelo. / Por las trenzas de tu pelo / Un canario se subía. / Y se paraba en tu frente / Y en tu boquita bebía / Como si fuera una fuente.

La coupure de presse la plus ancienne à évoquer Juan Reyes le mentionne comme rival de son aîné Juan Breva – ce qui en dit long sur son succès – et le surnomme El Canario Malagueño (46), soit en raison du lieu où il apprit son métier, soit en raison de son répertoire de prédilection. Après avoir commencé à chanter à Málaga, mais sans qu’on sache exactement dans quels cafés, il part pour Madrid et Séville avec l’ambition de se
faire connaître dans tout le pays (47). Sans atteindre la renommée de Juan Breva, Juan
Reyes
chante régulièrement à ses côtés entre 1882 et 1884, notamment au café cantante
le plus célèbre de Madrid à cette époque, El Imparcial. Dans certains articles, il est considéré comme un des émules de Juan Breva (48). Selon une copla de Manuel Urbano, El Canario chante aussi pendant un temps à Linares (49), avant de rejoindre Séville.

Il se présente une première fois au Café du Burrero, sans qu’on sache avec certitude si c’était en 1882, à vingt-cinq ans, ou en 1884, à vingt-sept ans. Dans un premier temps, le public n’apprécie pas du tout sa façon de chanter : le style de ses Malagueñas n’est pas encore suffisamment défini pour être reconnu et admiré par les puristes, dans une ville aussi conservatrice que Séville à ce sujet. Juan Reyes quitte alors la ville temporairement (50), pour quelques mois ou quelques années, selon la date incertaine de sa première arrivée à Séville. Il revient en 1885 et rencontre enfin le succès tant attendu, ce qui lui vaut d’être engagé pour la saison estivale au Café-Nevería du Burrero (51).

Comme on le voit, il est possible de retracer en partie l’itinéraire du Canario mais bien souvent sans certitude, quant aux dates et aux lieux. Il est encore plus ardu de trouver des précisions sur le crime, le premier problème étant de définir l’identité de la femme cause de l’assassinat. On a beaucoup dit que El Canario avait eu une relation avec La Rubia de Málaga. Or, ce surnom fut donné à une artiste originaire de Peñarrubia, dans la province de Málaga mais celle-ci s’appelait Encarnación Tomasa Lagos Montero (52). Or, La Rubia de Málaga devait porter le nom de son père, Lorenzo Colomer. Une autre cantaora s’appelait Francisca Colomer (53) ; elle était née à Valence, comme le veut l’origine de son nom – le patronyme « Colomer » vient en effet de Catalogne ou de Valence. Cependant, il semblerait que La Rubia de Málaga s’appelait de son nom complet Francisca Colomer Sierra et ne possédait de catalan que le premier nom, étant née à Valladolid. Son surnom viendrait donc de son répertoire de Malagueñas. Elle a également été confondue avec d’autres artistes surnommées La Rubia. Elle était elle-même appelée de plusieurs façons, dont La Rubia Colomer (54). La dernière raison de ces difficultés d’identification est due au départ de La Rubia de Málaga de Séville et à son changement de nom, suite à la mort du Canario.

Une autre inconnue tient à l’ignorance des mobiles exacts des coups de poignard donnés à Juan Reyes. À cette époque, la vie d’un homme n’a certes pas autant de prix qu’aujourd’hui et les coups partent d’autant plus vite que la gent masculine porte fréquemment une arme blanche (55). Les motifs de la rivalité artistique et de l’amour
passionnel sont néanmoins invoqués pour justifier cet acte criminel, sans qu’on puisse
déterminer si l’un des deux l’emporte sur l’autre. Certains soutiennent qu’il ne s’agissait que d’une rivalité artistique car dans les années 1880, en raison de la professionnalisation des artistes, y compris des non gitans, la concurrence s’accroît entre les meilleurs cantaores. Comme le précise Sandra Álvarez, « tous souhaitaient se surpasser dans des registres et des tonalités jusqu’alors méconnus, allant chercher au plus profond de leurs gorges les sons les plus difficiles » (56).

La Rubia de Málaga

Or, La Rubia rencontrait un certain succès dans le répertoire de Malagueñas créées par El Canario. Celui-ci, de sept ans son aîné, chantait déjà ce répertoire à Madrid, alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. De plus, dans le milieu machiste du flamenco, les cantaoras sont considérées comme des femmes de mauvaise vie, aux moeurs débridées (57). Cette opposition sexuelle renforce donc le mépris que pouvait ressentir El Canario à l’égard de sa rivale.

Plausible, cette rivalité exclusivement professionnelle est néanmoins contestée au profit du motif de la vengeance sentimentale. Quelques jours après le crime, le journal madrilène de La Época maintient en effet que les deux artistes étaient amants et que le père a défendu sa fille, à la demande de celle-ci, suite à des disputes au sein du couple (58). La mémoire populaire rapporte d’ailleurs une copla que le Canario est censé avoir chantée à La Rubia :

Yo tomé un campo en arriendo / Por tiempo de muchos anos. / Me salió la tierra mala / Y tuve que abandonarlo. (59)

Cette copla renforce la thèse de l’abandon. D’autres coplas, chantées par La Rubia,
auraient pu constituer une menace à l’égard du Canario, comme le montre la suivante :

El que se tenga por grande / Que se vaya al cementerio. / Y verá lo que es el mundo : / Es un palmo de terreno. (60)

Ces couplets font croire à une relation amoureuse mais il reste difficile de prouver que les deux artistes se destinaient mutuellement ces cantes. Leur statut de célibataires permet de laisser libre cours à l’imagination sur cette question, ce qui fait dire à Fernando el de Triana : « La fantasía popular se echó a volar a su gusto. » (61).

Une dernière hypothèse serait celle d’une trahison du Canario avec une autre femme avec laquelle il aurait eu un enfant. Cette version ne peut pas non plus être prouvée dans la mesure où aucun enfant n’a été déclaré officiellement comme étant le fils ou la fille du Canario (62).

Quoi qu’il en soit, Lorenzo Colomer semble être intervenu pour venger sa fille d’un
affront. La violence de la réaction paternelle montre combien il est important, pour les
flamencos, de défendre eux-mêmes l’honneur de la famille, lorsqu’un membre est outragé, en particulier une femme. Un de ses parents (frère, père ou mari) intervient alors directement pour la venger. Ce type de vengeance est répandu dans une société où oisiveté et divertissement sont alliés à une forte consommation d’alcool (63), comme l’explique Gutmaro Gómez Bravo :

La continuidad de unas prácticas sociales muy arraigadas y expresadas culturalmente en formas donde ocio y diversión se conjugaban a menudo con el escándalo, bien podían derivar en riñas y en tumultos. La violencia vecinal aparece vinculada a una concepción del honor todavía cercana al principio de la toma de justicia por su mano como forma inmediata de reparar el agravio producido a la honra personal, al buen nombre de la familia, puesto que el honor era mejor cautela para el daño social irreparable que podía sufrirse en una comunidad de entonces. (64).

Rivalité artistique, passion amoureuse, vengeance de l’honneur familial restent autant
d’hypothèses en raison de l’approximation des informations. Ce flou est renforcé par les contradictions multiples concernant cette affaire. Un certain laxisme doit être constaté dans l’établissement des documents officiels qui comportent des erreurs. Le certificat de décès du Registre Civil de Séville et les données du cimetière établissent que El Canario est assassiné à l’âge de trente ans, alors que son acte de naissance date de 1857 et permet donc de fixer sa mort à l’âge de vingt-huit ans. Le même acte de décès certifie que El Canario habitait au numéro trente-neuf de la rue Amor de Dios de Séville, près de la Alameda de Hércules, mais selon le registre de la ville, c’est la famille de Carito de Jerez qui habitait là et El Canario n’était pas recensé à ce domicile. Cependant, comme dans ce foyer vivait Isabel Caro Cuéllar, célibataire de vingt-sept ans et mère d’un enfant d’un an, cette hypothèse confirmerait l’existence d’une tierce femme entre El Canario et La Rubia. Néanmoins, l’enfant était déclaré être le fils de Simón Caro García et Isabel Cuéllar Parado, les parents d’Isabel Caro Cuéllar, malgré leur grand âge… Quoi qu’il en soit, l’acte de décès du cantaor ne mentionne aucune descendance et présente Juan Reyes comme marié, sans préciser avec qui, alors qu’il ne l’était pas en réalité. L’erreur a ensuite dû être rectifiée puisque dans le registre du cimetière de San Fernando de Séville, où Juan Reyes est enterré le 14 août 1885, il est bien déclaré comme célibataire. Le registre indique aussi qu’il est mort « por herida producida en el café cantante que está junto al Puente de Triana » 65, alors que la mort a eu lieu à l’extérieur de l’établissement. Le même registre précise que l’artiste était de Málaga alors qu’il était né à Álora. Les restes du cantaor ont été exhumés dix ans après sa mort et enterrés dans la fosse publique, ce qui prouve que le famille du défunt n’a pas manifesté d’intérêt à son égard pendant ce laps de temps (66). Ce dernier élément semble confirmer la théorie du célibat et de l’absence de descendance. Il permet également de percevoir la solitude et le rejet dont a pu faire l’objet, après son assassinat, le cantaor flamenco dont la célébrité n’était plus à faire.

L’absence de documents officiels, leurs lacunes et leurs erreurs a indubitablement facilité la création d’une légende autour du crime. Selon Pedro Aranda Cuenca, parent de Juan Reyes, le soir fatidique, le cantaor et la cantaora se disputent, sans que l’on connaisse les motifs de leur querelle. Juan Reyes se montre violent envers La Rubia, provoquant l’intervention du père. Les deux hommes poursuivent l’affrontement sur les rives du Guadalquivir et en viennent immédiatement aux mains, malgré les tentatives des autres artistes pour les en empêcher (67).

Selon une autre version, Lorenzo Colomer tire une lame de grandes dimensions et la plante dans le coeur du cantaor, qui meurt sur le champ. Cette version s’oppose à celle
de Pepe de la Matrona, enfant de Triana né deux ans après le crime : celui-ci entend donc parler de l’histoire dès son enfance et pour cela, son témoignage comporte une part
de crédibilité. De plus, au début du XXe siècle, il part à Madrid et fréquente La Rubia au
Café Corrales et au Café de La Encomienda. Il est d’ailleurs le seul à l’appeler par son
surnom de Séville, La Rubia Colomer :

Lo mató el padre de la Rubia Colomer, porque la Rubia estaba enamorá (sic) de él y él no le hacía caso, y le cantaba algunas coplas alusivas como de desprecio, y entonces el padre de la Rubia, como ella empezó a entristecerse se lo tomó a pecho y lo desafió […] y al tirar del él el otro ya estaba preparado con la faca y se la metió por la ingle y se lo cargó. Se lo cargó el padre de la Rubia Colomer, que luego ella se vino a Madrid y se casó con uno que se llamaba « el Pitillo ». (68).

Pour lui, Lorenzo Colomer plante d’abord le poignard dans les testicules de sa victime avant de le ficher dans son coeur. Comme il n’existe ni certificat de la police, ni document de l’enquête judiciaire, ni résultat de l’autopsie, il est impossible de vérifier à quel endroit El Canario fut réellement touché. On ignore même s’il utilisa le coutelas qu’il portait sur lui pour se défendre (69).

Romualdo Molina, le scénariste de la série de télévision La Rubia y El Canario, opte quant à lui pour la version selon laquelle deux sicaires avaient été envoyés par un bourgeois de Séville épris de La Rubia. Lorenzo Colomer prit sur lui la responsabilité du crime en échange d’une importante somme d’argent donnée par le riche sévillan (70).

La fiabilité des témoignages peut, certes, être mise en cause. Celle des coplas qui ont
germé dans la mémoire populaire par la suite doit sans doute l’être davantage encore.
Selon l’une d’elle, El Canario sortit du café cantante pour rentrer chez lui et fut assassiné dans la rue Compañía :

Al Canario lo mataron / En la calle Compañía. / Quien lo vino a matar : / El padre de la quería.

Cette copla fut vendue par des aveugles indigents dans les rues de Málaga à la fin du
XIXe siècle. Or, il existe à Málaga une rue Compañía, à l’angle de laquelle se trouve le
Café España, où El Canario avait chanté quelques fois. L’auteur de cette copla ne devait donc pas savoir que El Canario avait été assassiné à Séville et non à Málaga, ou bien il a cru que El Canario sortait du café principal du Burrero, qui se trouve près d’une autre rue Compañía, à Séville, alors que El Canario venait, en réalité, de la succursale d’été (71).

D’autres coplas tout aussi fantaisistes ont été inventées par la suite, témoignant de l’intérêt de la population pour l’assassinat du célèbre cantaor. C’est pourquoi, Gerardo Núñez de Prado présente une conclusion tout à fait pertinente :

De aquí la necesidad imprescindible de, al exponer la vida del Canario, dividirla en dos partes que podríamos llamar justificadamente, historia y leyenda, aunque sin poder asegurar donde empieza la primera y donde termina la segunda, tanto por el ambiente igualmente romántico que rodea a las dos, como por la intransigencia absoluta para conceder el error que se observa en los dos bandos en que están divididos los partidarios de la una y de la otra. (72).

En l’absence de documents officiels fiables et parmi les témoignages et les coplas parfois fantaisistes, la presse demeure la source la plus sûre. Elle n’a pourtant pas été prolixe dans les jours qui ont suivi le crime, en raison des graves événements dont était victime Séville (73). Ce crime est pourtant considéré comme le plus médiatique parce qu’il a servi de déclencheur à la campagne antiflamenca visant à supprimer les cafés cantantes. Il a donc été réutilisé à cette fin dans les mois et les années qui ont suivi.

Répercussions sociales et artistiques du meurtre du cantaor El Canario

Les premières conséquences de l’acte criminel concernent son auteur. En l’absence de dossier judiciaire dans les archives du Tribunal de Séville de 1886-1887, les sources
portant sur la condamnation du meurtrier proviennent exclusivement de la presse. El Universal est le seul journal à publier l’intégralité du jugement de Lorenzo Colomer (74). Le meurtre étant considéré comme un homicide, l’article 419 du Code Pénal prévoit une peine de quatorze ans, huit mois et un jour de réclusion avec une amende de 2500
pesetas pour dommages causés aux héritiers de la victime (75). La défense exercée par
l’avocat Don Miguel Coronal demande la remise en liberté de l’accusé, en raison de l’absence de preuve irréfutable du meurtre qui, selon lui, a eu lieu sans témoins. Au terme du procès, l’inculpé est finalement condamné à douze ans et un jour de réclusion et doit verser 2500 pesetas à la famille de la victime (76).

Toutefois, le meurtrier bénéficiera d’une remise de peine générale octroyée dans tout le pays, en raison de la naissance du futur roi Alphonse XIII, le 17 mai 1886. Sa peine est réduite à un quart des douze ans prévus (77). En 1888, Lorenzo obtient sa liberté définitive après trois ans de prison seulement.

Par ailleurs, le parcours de La Rubia, nous est donné par son ami Fernando el de Triana : au départ, son talent vocal lui avait permis d’être accueillie chaleureusement par le public du Café de Silverio. Pourtant, à partir du meurtre du Canario, elle est mise à l’écart et perd tout prestige dans le sud de l’Espagne (78). Personne ne l’appelle plus La Rubia de Málaga, ni ne l’évoque par son véritable nom parce qu’il fait référence à son père Lorenzo Colomer Ricart, auteur de l’acte meurtrier (79). Elle essaye vainement de renaître sous des noms différents comme Mariquita la Cantaora, Mariquita La Rubia ou Mariquita Colomer mais sans succès. Elle doit alors quitter Séville et émigre à Madrid où elle se marie avec El Pitillo. Elle ne chante plus que dans des fêtes privées et n’enregistre aucun disque (80).

Autour du Canario, enfin, s’est tissée une « légende noire », enrichie par l’incertitude sur le talent réel de l’artiste, dans la mesure où il n’avait effectué aucun enregistrement (81). Salvador Rueda rapporte qu’une photographie du Canario a été affichée au café El Imparcial : « En los demás muros del establecimiento, destácanse los retratos de célebres cantadores y tocadores, tales como El Canario y El Niño de Lucena. » (82). Cet hommage semble maigre, eu égard à la réputation dont le cantaor semblait bénéficier. Les critiques convergent dans leur jugement de valeur extrêmement positif sur son art d’interpréter les Malagueñas mais, par ailleurs, aucun compliment n’apparaît sur sa personnalité. Salvador Rueda évoque le cantaor dans un de ses poèmes comme un homme bourru (« hosco ») ; les proches de l’artiste communiquent très peu à son sujet. Juan Reyes n’a même pas été enterré dans son village natal mais à Séville, signe de désintérêt de la part de sa famille. Selon Manuel Bohórquez Casado, la solitude de l’artiste prouve irréfutablement qu’il a été victime de l’antiflamenquisme présent non seulement dans les journaux et parmi les intellectuels, mais aussi au sein des familles (83).

Cet assassinat a d’ailleurs contribué à faire du métier de cantaor une profession honnie et redoutée. Ainsi Sebastián Muñoz El Pena (1876-1956) aurait-il dû renoncer à devenir cantaor, s’il avait suivi les conseils de ses parents. Ceux-ci considèrent cette vocation comme maudite depuis l’assassinat de leur concitoyen. Leur fils travaille aux champs jusqu’à l’âge de seize ans puis s’enfuit pour aller apprendre le cante à Málaga, en 1892. Nombre de parents cherchent ainsi à dissuader leurs enfants de suivre cette voie (84), car ils ne font pas la différence entre artiste flamenco et délinquant (85) ; d’autres coupent les relations avec leur progéniture lorsqu’elle s’entête dans la voie discréditée (86).

El Canario n’est pas pour autant oublié par ses contemporains qui se chargent de faire passer son style à la postérité dès les premiers enregistrements (87). Ils lui rendent hommage en interprétant ses Malagueñas, ce qui leur permet aussi, à titre personnel,
d’accroître leur répertoire et leur renommée. C’est le cas de Manuel Caro El Carito, le 24 mai 1886, un an après la mort de son ami. De même, la mort du Canario bénéficie à María La Bocanegra (88) et au Canario Chico qui diffusent son répertoire dans tous les
lieux importants d’Espagne (89). Beaucoup plus tard, El Canario continue de bénéficier d’une gloire posthume puisque, au milieu des années 1970, Romualdo Molina écrit le scénario de La leyenda de La Rubia y El Canario pour la télévision espagnole. L’histoire donne même lieu à la série de télévision d’Antonio Gala, Paisajes con figuras, et aux Cuentos y leyendas de Sevilla, de l’écrivain sévillan José María de Mena (90).

En outre, le meurtre du Canario entraîne des répercussions à bien plus grande échelle, pour les cafés cantantes. Un mois après le crime, le journal El Progreso se sert du funeste épisode pour demander la fermeture du café cantante situé près du pont Isabel II (91). L’argument s’avère efficace car une dizaine de jours plus tard, le journal célèbre la destruction de l’édifice précaire qui servait de succursale pendant l’été :

El celebérrimo café cantante del puente, aquel que causó perturbaciones sin cuento en el laborioso barrio de Triana ; que sembró de alarma constante entre los vecinos del sitio en que radicaba ; que costó la vida al infeliz Canario, y que vivió bajo la tutela de un padre grave de la conservaduría sevillana que sus chocheces le dio por proteger la flamencomanía, va a desaparecer. Ya hemos visto ceder las tablas que lo formaban, a los golpes del martillo destructor. (92).

Le local qui avait vu les protagonistes du crime disparaît donc rapidement après les faits. Surtout, le meurtre déclenche un changement d’attitude général à l’égard des cafés cantantes. Désormais, ceux-ci n’apparaissent plus comme des lieux de divertissement,
mais comme des centres où « la prostitución, la embriaguez, la vagancia y la criminalidad tienen sus más fecundos semilleros » (93). Ils deviennent une « menace pour l’ordre social » (94). À partir de 1885, au moment où l’engouement pour le flamenco atteint son niveau maximal, l’opinion publique s’exprime de plus en plus dans la presse. D’autant que l’élite intellectuelle voit dans cette manifestation culturelle populaire, le reflet du conservatisme de la société espagnole (95). Les uns et les autres cherchent à influer sur la législation, utilisant le meurtre du Canario comme « détonateur dans la campagne de fermeture des cafés cantantes ». (96).

C’est pourquoi les attaques deviennentplus virulentes que jamais contre les cafés cantantes. Les journalistes et les hommes delettres exigent des pouvoirs locaux qu’ils exercent une répression physique et législative sur ces lieux de débauche (97). Ils dictent aux autorités leur conduite en leur demandant d’abord de se rendre dans les cafés cantantes pour veiller au respect des bonnes moeurs : il faut contrôler la consommation d’alcool, faciliter aux ouvriers l’acquisition d’aliments de première nécessité, pour éviter qu’ils ne compensent par la boisson, et réglementer l’hygiène de la prostitution, en évitant les rues du centre ville. Lorsque la surveillance n’est pas effectuée ou que la tolérance est trop grande, les journalistes en font le reproche aux gardiens de la paix et aux gouverneurs locaux, les soupçonnant de complicité avec le milieu flamenco : « ¿Cómo es, pues, que las autoridades permanecen impasibles, sin que logren conmoverlas ni los frecuentes y horribles crímenes que se cometen en los mismos cafés cantantes ? » (98).

Les journalistes parviennent dans un premier temps à entraver l’ouverture de nouveaux cafés cantantes, comme s’en réjouissent simultanément El Español, El Cronista (99) et El Baluarte, le 30 mai 1886 :

Desde hace tiempo viene trabajando un industrial para conseguir que el Ayuntamiento le permita instalar un café de cante jondo. La petición, minando algunas conciencias y conquistando a algunos concejales, llegó al cabildo el viernes último, en donde por votación fue desechada. Por fortuna ha desaparecido el peligro. (100).

Manuel Ojeda essaie également à plusieurs reprises de réinstaller son café d’été près du Pont de Triana mais la Mairie le lui interdit à plusieurs reprises, en 1886 et 1887 (101). La pression devient si forte dans les journaux que la législation est petit à petit modifiée. Deux ans après le meurtre, en 1887, le maire et le gouverneur, M. Moral, donnent l’ordre de fermer les tavernes à minuit et les cafés cantantes à deux heures du matin, en menaçant ces derniers de fermeture si le tumulte et les chants se font entendre après minuit (102).

En raison des transgressions à cette mesure, les journaux réclament ensuite la répression. Les individus retrouvés ivres sur la voie publique doivent être pénalisés, les spectacles trop lascifs interdits, et la violation aux règles sanctionnée. La pénalisation est alors graduelle : l’amende est la sanction la plus courante, avant la fermeture provisoire puis définitive de l’établissement. En 1888, le Ministère de l’Intérieur publie le premier avertissement légal contre les cafés cantantes, à travers une Ordonnance royale destinée à réglementer leur fonctionnement. Signée par le gouverneur M. Moret, elle se compose de six articles publiés dans La Gaceta de Madrid. Il y est stipulé que toute ouverture de cafés cantante doit être autorisée par le Gouverneur ou le Maire, et que l’autorisation sera prononcée après acceptation des voisins de l’immeuble dans lequel l’établissement va être installé. L’horaire de fermeture est fixé à minuit ; chansons et danses ne doivent pas être contraires à la moralité, et tout patron doit signaler les disputes aux autorités, sous peine de sanction. L’accumulation de trois amendes consécutives entraîne l’annulation du spectacle. Enfin, ces établissements doivent suivre les ordonnances municipales (103).

Autour de 1900, la presse adopte une autre stratégie : passer sous silence tout ce qui a trait au flamenco, en ne faisant aucune publicité sur les spectacles. Selon Sandra Álvarez, « elle visait l’extinction par asphyxie ». Ce silence ne concerne que l’aspect esthétique car au moindre scandale, la presse reprend sa campagne. Entre janvier et mars 1898, Las Provincias de Levante et El Diario de Madrid ne cessent de révéler les scandales des cafés de la Unión, El Llano del Beal et Porman (104).

La dernière étape dans l’entreprise d’éradication des cafés cantantes consiste à exiger leur fermeture définitive. Une deuxième ordonnance est signée en 1900 par Eduardo Dato. La précédente n’étant pas appliquée, les règles prescrites sont rappelées et deviennent plus intransigeantes. Ainsi, dans le dossier remis auprès de la Mairie pour solliciter le droit d’ouvrir un café cantante, doit figurer l’avis des voisins habitant l’édifice, les deux immeubles contigus et les trois immeubles vis-à-vis. Par ailleurs, les possibilités de fermeture d’un établissement sont élargies à trois conditions : si le voisinage formule des plaintes réitérées à son encontre, si trois amendes consécutives sont accumulées et si un crime est commis. Les autorités provinciales et locales font appliquent consciencieusement cette deuxième ordonnance. À partir de l’été 1900, les fermetures de cafés se succèdent dans la vallée minière de la Unión et de Carthagène, au nom de la lutte contre la prostitution. À Murcie, ils ont déjà disparu. C’est le fruit de la politique de socialisation conservatrice menée par Juan de la Cierva, Ministre de l’Intérieur sous le gouvernement Maura (1904 – 1905 et 1907 – 1909) (105).

Ayer se comunicó a todos los cafés cantantes que existen en Madrid, la orden gubernativa de que cesara de actuar el espectáculo. Suman aquéllos el número de nueve. El cante y el baile cesó anoche, y en algunos cafés solo hubo piano. Se regulan esos establecimientos por una Real orden de Gobernación, firmada por el señor Dato, y en ella se determina que el espectáculo cesará a las doce de la noche, y que para poder funcionar se necesita la conformidad de la mayoría de los vecinos de las casas colindantes y de enfrente al local mencionado. A la tercera denuncia por faltas, la autoridad gubernativa está facultada para decretar la clausura. (106).

Malgré la difficulté à faire respecter cet ordre donné en octobre 1908 par le gouverneur de la Cierva (107), la persévérance des journalistes et des conservateurs porte peu à peu ses fruits. La presse provoque le choix de certaines mesures législatives. L’action conjointe des journalistes et des autorités conduit à la fermeture de nombreux cafés cantantes (108).

Pour conclure, l’étude de ce crime révèle un paradoxe frappant entre le peu d’intérêt manifesté à l’époque pour l’acte en tant que tel, et les profonds changements qu’il a pourtant entraînés. Finalement, un nombre restreint d’articles de journaux ont été écrits pour expliquer les faits. Les documents officiels sont lacunaires, un siècle après. Personne ne semble avoir cherché à connaître précisément les mobiles du meurtre, ni la manière dont s’est déroulée l’agression, à moins que ces informations n’aient été délibérément occultées.

En revanche, ces données, du fait même de leur quantité limitée, ont laissé le champ libre aux interprétations les plus variées et les plus fantaisistes présentées dans les témoignages, les coplas populaires et même dans certains journaux. La première caractéristique de ce crime tient donc à sa capacité à éveiller l’imaginaire collectif, en raison, sans doute, de l’éventualité du mobile passionnel qui a fait couler beaucoup d’encre et nourri les élucubrations romanesques.

La seconde spécificité de ce crime tient aux répercussions sociales qu’il a eues sur les cafés cantantes. Il semblerait que s’il a déclenché la campagne d’éradication de ces
établissements, c’est en raison du contexte dans lequel il a été commis puisqu’il s’agit du meurtre d’un cantaor, par le père d’une autre artiste de flamenco, près du café cantante où le spectacle avait lieu cette nuit-là.

L’affaire a enfin été le fer de lance de cette campagne destructrice à cause du moment où elle a eu lieu : les scandales s’étaient intensifiés dans les cafés cantantes et ils étaient de plus en plus relayés par une presse toujours plus puissante. Il semble qu’il y ait eu une émulation entre les journaux, chacun cherchant à offrir une dénonciation plus convaincante de ce qui se tramait dans les cafés cantantes. Par effet de ricochet, ce meurtre permet de constater le formidable impact que le quatrième pouvoir exerce, à partir de 1885, sur le législateur qui se voit dicter sa conduite, et obtempère.

Vinciane Garmy

Université de Paris III – La Sorbonne-Nouvelle

NB : pour des raisons d’ espace, nous ne pouvons malheureusement reproduire les nombreuses notes de l’ auteur, qui témoignent du vaste appareil documentaire mobilisé pour cet article passionnant. Nous renvoyons donc nos lecteurs à sa publication prochaine par le CREC (cf : ci-dessus)

Bibliographie

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TRIANA, Fernando el de, Arte y artistas flamencos, Madrid, Editoriales Andaluzas Unidas, edición facsímil, 1935.

Galerie sonore

La Rubia de Málaga : Malagueñas personnelles - guitare : Joaquín "Hijo del Ciego" (1910)

El Canario chico : Granaínas - guitare : Manuel López (1901)


Malagueñas
Granaínas




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