Entretien avec José de la Vega

mercredi 2 septembre 2015 par Nicolas Villodre

Interview réalisée par courriel par Nicolas Villodre, entre le 28 janvier (envoi des questions) et le 16 août (retour des réponses) 2015. Nous tenons à remercier Daniel G. Cabrero, qui a traduit les questions et les a transmises à José de la Vega.

Nicolas Villodre

Quand avez-vous commencé à danser ?

José de la Vega

Je suis né à Utrera (province de Séville) de 6 décembre 1931. J’ai été bercé au rythme des "compases" des Soleares et des Bulerías de la "familia cantaora" des Perrate, elle-même apparentée à celle des Pinini. J’ai donné mon premier "desplante" en défiant les rumeurs du patio. C’était le milieu dans lequel nous étions élevés. Mais vouloir monter sur les planches était mal vu à l’époque, surtout dans une famille "respectable".

N V

Venez-vous d’une famille d’artistes ?

J V

Non. Mes tantes parlaient cependant de la grande "afición" de mon grand père paternel pour la danse. Il possédait des castagnettes avec lesquelles il marquait le rythme de la Jota.

N V

Quelle a été votre formation technique et artistique ?

J V

Encore actuellement, je continue à apprendre des artistes les plus innovants.

Quand j’ai vu en 1947 le Ballet Español de Pilar López au Théâtre San Fernando de Séville, avec ces monstres insurpassables, je me suis dit : "Pepe de la Vega, tu dois t’inscrire rapidement dans une académie de danse". A Séville, mes premiers maîtres furent Eloisa Albéniz et son fils Arturo Pavón. Je me suis ensuite perfectionné auprès de Rafael Pericet, Enrique el Cojo et le Maestro Carito.

avec Vicente Escudero - 1961

N V

Comment caractériser le style de danse flamenca d’Utrera ? Est-il différent de celui des autres écoles andalouses ?

J V

Il n’existe aucune danse ni aucun style de baile propres à Utrera. Cela dit, des Soleares ou des Bulerías dansées sur le cante de Utrera enflammeront toujours le public.

N V

Votre carrière de danseur professionnel a culminé dans les années 1950-60. Dites-nous ce que vous a apporté de travailler avec une figure de la danse comme Pilar López.

J V

En 1955-56, j’ai travaillé dans la compagnie de Pilar López, le rêve de tout danseur. J’y ai achevé ma formation, en y apprenant bien à fond les quatre styles de la danse espagnole : le ballet regional, l’escuela bolera, le baile flamenco, et la danse classique espagnole, ou "Fantasias Coreográficas", comme la nommait mon cher ami Alfonso Puig, un balletomane des plus pointus. J’ai partagé l’affiche avec les fameux danseurs Paco de Ronda, Ernesto Lapeña, Antonio Gades, Farruco, Paco Caro et Mario Maya.

N V

Vous vous êtes produit dans les plus grandes salles, en Europe et dans le monde, notamment au Théâtre de la Zarzuela à Madrid et Salle Pleyel, à Paris. Comment était le public parisien de l’époque ? Y avait-il des aficionados et de véritables connaisseurs du flamenco ?

J V

Ce sont là plusieurs questions en une seule. Avec la création de "La Saeta" en 1961 au Théâtre de la Zarzuela de Madrid, j’ai obtenu le "Premio Nacional de Teatro" dans la catégorie chorégraphie, une distinction que j’ai reçue en même temps que l’excellente Pilar López.

En 1960, le Figaro titrait : "La fièvre de la danse espagnole à Paris : le Ballet Español de Pilar López à Bobino, Lola Flores à l’Olympia, Carmen Amaya au Théâtre de l’Etoile et José de la Vega Salle Pleyel". Souvenons nous aussi de la programmation de l’Opéra de Paris, dans laquelle ne manquaient jamais tous les opéras d’ambiance espagnole. Et si après le spectacle vous vouliez dîner ou boire un verre pour continuer la nuit espagnole, vous pouviez compter sur divers établissements où le dessert était accompagné d’attractions flamencas. Les spectacles de cabaret à saveur andalouse étaient également à la mode.

avec Pastora Martos

N V

Comment percevait-on la danse flamenca en Espagne à l’époque ? On a l’impression de nos jours que le rapport au flamenco était alors assez ambigu : il ne faisait pas vraiment partie de l’art officiel mais, étant bénéfique pour le tourisme, il était relativement bien considéré. Les actualités de l’époque montrent l’épouse de Franco assistant à des spectacles ; Franco, lui-même, se rendit à Grenade lors des graves inondations de Sacromonte de 1963 ; un des plus grands films sur la danse espagnole, "Duende y misterio del flamenco", d’Edgar Neville, fut réalisé en 1952, sous la dictature...

J V

Le général Franco et son épouse n’étaient pas les seuls spectateurs assidus des spectacles flamencos. Les fêtes au Pardo étaient particulièrement renommées, et programmaient toutes les vedettes du répertoire folklorique du moment. Et si nous nous penchons sur l’histoire, nous pourrons vérifier que beaucoup de personnages important de cette époque ont "perdu les pédales" lors d’une véritable "juerga", comme le dit Rafael de León à propos de Pastora Imperio, dans une chanson créée par Rocío Jurado.

Evidemment, avec la vogue des spectacles folkloriques, les grandes compagnies de danse espagnole, que mentionne José Blas Vega dans la revue "La Caña", se sont multipliées à la fin des années 1940 : les troupes de Mariemma, Rosario, Luisillo, José Greco, Roberto Ximénez et Manolo Vargas, Roberto Iglesias, Rafael de Córdoba, José Toledano, José de la Vega, Manuela Vargas et María Rosa… C’est un genre qui a passé les frontières et qui a beaucoup contribué à l’essort du tourisme en Espagne dans les années 1960.

N V

Vous êtes un excellent joueur de castagnettes, un instrument qui était très cher à La Argentina, laquelle se montrait particulièrement exigeante dans la prise de son de ses disques pour la maison Odéon puisqu’elle fit détruire les matrices des enregistrements ne la satisfaisant pas car ils ne mettaient pas suffisamment en valeur les palillos. De grands joueurs tels que José de Udaeta ou, de nos jours, Miguel Ángel Berna, spécialiste de la Jota, ont pratiqué ou pratiquent cette discipline percussive. Ne regrettez-vous pas que cet instrument soit délaissé par les danseurs et danseuses de flamenco ?

J V

C’est exact. Je possède d’ailleurs toute la collection des disques Odéon d’Antonia Mercé "La Argentina". Dans les années 1950, la grande concertiste de castagnettes Emma Maleras a été ma partenaire. Elle a beaucoup influencé les deux grands artistes que vous mentionnez. De là vient mon goût pour les "crótalos" (les "escarabajos sónoros", comme les nommait Federico García Lorca).

Heureusement, nous découvrons chaque jour de nouveaux concertistes de castagnettes, grâce notamment au Ballet Nacional et au Ballet de Andalucía. Mais je n’aimerais pas être catalgué dans cette catégorie d’artistes. Je joue les castagnettes métalliques inventées par Vicente Escudero à la fin de mes conférences, mais jamais en concert (voir "Castañuelas metálicas. José de la Vega" - You Tube).

avec Gloria de Montijo

N V

A Barcelone où vous vivez depuis les années 50, avez-vous connu Carmen Amaya ?

J V

Je me suis installé à Barcelone en 1953. Mais j’ai vu personnellement danser Carmen Amaya à son retour d’Amérique, en 1947 au Théâtre Cervantes de Séville. Je lui consacre de longs paragraphes dans mon livre, "El Flamenco que viví". J’ai aussi écrit un article sur elle pour la revue "Cronopio".

N V

Quand avez-vous eu l’idée de créer l’école de danse qui porte votre nom ? Contrairement à certains artistes, vous pensez donc que le flamenco peut s’apprendre…

J V

Quand j’ai été définitivement reconnu en tant que danseur et chorégraphe, j’ai décidé de me lancer dans l’enseignement et j’ai créé mon académie. Le baile exige une présence scénique que j’étais en train de perdre, et j’ai préféré l’abandonner avant qu’il ne m’abandonne. Bien que l’école ait rencontré un grand succès dès le début, sans doute un peu du fait de ma renommée à Barcelone, j’ai continué à me produire de temps en temps, surtout en Italie, pays auquel je suis lié professionnellement depuis vingt cinq ans, jusqu’à ce que je fasse mes adieux définitifs à la scène en 1982. Naturellement, on peut apprendre le flamenco à tout âge, mais il requiert un long apprentissage technique. Ce qui ne s’apprend pas, c’est la grâce, "cela qui monte à l’intérieur de votre corps depuis la plante des pieds, le Duende", selon Federico García Lorca.

Bien que je sois aujourd’hui retraité, nous continuons dans mon académie à donner des cours pour tous les niveaux. Nous préparons les élèves qui souhaitent devenir professionnels pour les diplômes de l’Institut du Théâtre de Barcelone et ou du Conservatoire de Séville. Les cours de tous les niveaux sont donnés par des maîtres reconnus. Actuellement, l’académie est dirigée par Toni Muñiz et Enrique Rojo, qui y enseignent également avec Sara Barrero et Laura Gallego.

N V

Comment s’est faite votre rencontre avec Vicente Escudero, dont vous êtes devenu l’ami et le légataire ?

J V

Vicente Escudero avait pris connaissance d’une critique à mon propos de Sebastián Gasch, parue dans l’hebdomadaire "Destino". Après m’avoir vu danser au Théâtre Candilejas de Barcelone, il a souhaité me rencontrer et est venu au premier Festival de Danse de Castelldefels où mon spectacle était programmé, en 1961. Il a déclaré à ce propos : "Este muchacho de hierro sencillo y admirable es el único y auténtico bailarín de que disponemos". (vous trouverez d’autres informations qui pourraient vous intéresser en consultant "Revista Cronopio. Vicente Escudero")

N V

Aviez-vous mis en pratique son décalogue de la danse masculine avant de le connaître ?

J V

Je n’avais pas entendu parler de Vicente Escudero, ni de son décalogue, avant mon arrivée à Barcelone. Aujourd’hui, grâce à la grande amitié qui m’a uni au Maestro, je peux m’énorgueillir de posséder ce décalogue dédicacé de sa propre main. J’en ai fait don en 2004 au Centro Andaluz de Flamenco de Jerez, où vous pouvez le voir.

N V

Que pensez-vous de la danse flamenca actuelle ?

J V

Le flamenco est actuellement en plein processus de fusion – je n’aime d’ailleurs pas beaucoup cette expression, qui me fait penser à quelque processus nucléaire ou chimique. Je préférerais un terme plus intime. Je dirais plutôt que le flamenco s’est uni fraternellement à d’autres idiomes musicaux dès qu’il a commencé à se structurer dans les Cafés Cantantes, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Aujourd’hui, on danse mieux que jamais, avec une technique fabuleuse, mais souvent sans références ni information historiques. On ne peut pas innover si l’on ignore le passé.

N V

Quels sont les danseurs que vous avez admirés ? Et, parmi les danseurs de la nouvelle génération, lesquels appréciez-vous plus spécialement ?

J V

Si j’avais admiré en 1947 les artistes de la compagnie de Pilar López, j’ai été plus émerveillé encore deux ans plus tard par Antonio "El bailarín" dans ce même Théatre San Fernando de Séville (lisez à ce propos les trois parties de "Los Chavalillos Sevillanos", dans "Áticoizquierda" - vous y trouverez des éléments qui n’ont pas été inclus dans mon livre "El Flamenco que viví").

Parmi ceux que j’aime et qui conservent la pureté dans un flamenco actuel : El Guïto, los Farrucos, Antonio Márquez, Toni Muñiz, Antonio et Joaquín Mulero, Ángel Rojas, Carlos Rodríguez, Adrián Galia, Javier Latorre, Manuel Leiva, Antonio Canales, Marco Flores, Javier Barón, Rafael Campallo, Joaquín Grilo, Antonio el Pipa, Christian Lozano, Rafael Amargos... entre autres, tant il est vrai qu’en Andalousie les bailaore(a)s fleurissent comme cerisiers en mai... et Amador Rojas lorsqu’il renaît de ses cendres. Et n’oublions pas les créateurs qui remplissent les théâtres, tels Israel Galván, Andrés Marín, Shoji Kojima et Joaquín Cortés.

Propos recueillis par Nicolas Villodre.

Bibliographie

"El Flamenco que viví" : José de la Vega - Viceversa Editorial, Barcelone, 2009





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