Israel Galván : "Lo real"

mercredi 20 février 2013 par Claude Worms , Nicolas Villodre

Paris, Théâtre de la Ville, du 12 au 20 février 2013

Galvan 2013 : principes de réalité et de plaisir

Partant du thème, pas évident à illustrer, de la déportation des tsiganes par les nazis, dont avait traité Tony Gatlif dans un court métrage réalisé en 1982 intitulé "Canta gitano" (projeté un peu flou et en muet en deuxième partie du spectacle), où figurait le génial bailaor Mario Maya, Israel Galván et son équipe rapprochée (Pedro G. Romero comme directeur artistique et / ou de conscience et la minimaliste mais néanmoins talentueuse metteuse en scène Txiki Berraondo) ont donné une série de représentations à guichets fermés au Théâtre de la Ville. Ils ont remporté, de ce côté-ci des Pyrénées (l’ accueil madrilène, au Teatro Real où les avait invités Gérard Mortier était, semble-t-il, plus frileux), un succès mérité. Le danseur, que nous avons eu le plaisir de revoir au Manège de Reims il y a un mois dans la reprise de "La Curva", a encore progressé, techniquement parlant, depuis l’ an dernier, tandis que le chorégraphe a su choisir, selon nous, la meilleure voie possible lui permettant de continuer à innover dans un domaine d’expression que, faute de mieux, l’ on qualifiera de danse flamenca masculine.

Tout d’ abord, le mur du son qui occupe la plupart du temps l’ arrière-scène mais qui fait des incursions au premier plan : Tomás de Perrate et David Lagos (chant), Juan Gómez "Chicuelo" (guitare), Juan Jiménez Alba (saxophone), Alejandro Rojas Marcos (piano), Antonio Moreno (percussions), Eloisa Cantón (violon, thérémine), "Caracafé", "Bobote", "Uchi" (guitare, chant, jaleo), Pablo Pujol, Pepe Barea (acteurs)… Ensuite, last but not least, la danse proprement dite, celle (ou plutôt celles) de Galván, bien entendu, mais aussi, les deux magnifiques variations de Belén Maya, en pleine possession de son art et les espagnolades stylisées à la perfection par l’ élégantissime Isabel Bayón.

Galván, très présent, dès le départ, dans un show qui frôle les deux heures, ne se borne pas à faire le numéro auquel on avait fini par s’ habituer. Il se met ici à nu ou presque (= torse nu), joue au clown triste tirant au maximum la corde des bretelles fixées à sa culotte de peau. Sa silhouette est plus affinée que jamais. Sa danse est on ne peut plus tranchante. Nette. Précise. Le prologue, sur fond de loupiotes d’ un Sacromonte nocturne (les lumières de Rubén Camacho), donne le la ou le signal avec un salut romain (devenu "heil Hitler"), exécuté sans ambiguïté par le bailaor (geste auguste qu’ il enchaînera plus tard à sa désormais fameuse chute de feuilles d’ automne digne d’ une pantomime de Marceau) se détache de la pénombre ambiante. Antonio Moreno accompagne cette gesticulation d’ un efficace solo de bâtons coupant l’ air et rompant le silence. Galván se mesure au percussionniste en frappant toutes les parties de son corps, parfois au cours de sauts, et en produisant une belle routine de claquettes exécutée les pieds nus. Après un rappel à l’ ordre traditionnel (l’ ample et toujours juste rasgueado de Juan Gómez), la danse avant-gardiste contrebalance et cohabite pacifiquement avec le style d’ où elle est issue, tandis qu’ un élément de déco (= un piano déstructuré pour ne pas dire déglingué) fait la synthèse d’ épisodes ou de spectacles précédents (le sommier à gueule d’ alligator de L’ "Apocalypse", le piano préparé de "La Curva", etc.).

Le danseur ne se contente pas de citer ses pièces anciennes, d’ enfiler ses propres perles, aussi brillantes soient-elles, d’ agencer différemment des syntagmes amortis : il parvient toujours à surprendre. Par exemple, il danse un long passage allongé sur le dos, soutenu par la rythmique mathématique de Bobote et de mini-castagnettes au son amplifié du plus bel effet. Le chant profond (où il n’ est question que de mort) est suspendu ou coupé par les breaks de danse du bailaor sevillan. Ceux-ci n’ ont rien d’ arbitraire. En retardant l’ échéance morbide, en titillant ou se frottant au cante jondo, ils ne le nient pas mais le magnifient, ou mettent à jour la part obscure de cet art. L’ avant-garde ne cherche pas à tout avaler sur son passage, mais porte sur des points bien précis. Par exemple, la danse féminine, ce qui est nouveau chez Galván. En l’ occurrence, le premier solo de la fille de Mario Maya (maestro qui influença Galván et auquel il rend hommage de deux façons très différentes), Belén, déguisée en tsigane, en babouchka ou en élue exécutant, façon poupée russe, une variation du Sacre du Printemps. Belén, avec sa rondeur, enrichit le langage de Galván et lui offre un nouveau territoire à explorer (celui de la chorégraphie pour des danseurs en dehors du cercle familial). La jeune femme, avec la grâce attachée à chacun de ses gestes (cf. la deuxième variation, où elle joue avec les liens, comme la néo-classique Janine Charrat ou le moderne Nikolais), arrive à nous faire oublier les audaces remarquées jusqu’ ici uniquement chez sa cadette Rocío Molina.

Belén Maya

L’ élégante Isabel Bayon joue avec le V-Effekt (Verfremdungseffekt ou effet de distanciation brechtien) qui consiste à tenir cassée l’ illusion du spectacle flamenco à l’ ancienne (celui du bon vieux temps du franquisme, avec les collaborations cinématographiques pendant la guerre entre des vedettes espagnoles de la chanson et de la danse et les producteurs allemands de l’ Ufa ou de la Tobis ou, inversement, des espagnolades intégrées dans les danses allemandes de Gret Palucca, Leni Riefenstahl, etc.). Ce second degré est non seulement incarné par la gracieuse danseuse, subtilement accompagnée par l’ orchestre et de bons arrangements de coplas mais sert de "comic relief" à un sujet grave s’ il en est (cf. le poème de Paul Celan, "Fugue de mort", joué en espagnol en deuxième partie de programme), un peu comme dans le "To Be or Not To Be" de Lubitsch.

Israel Galván poursuit dans sa nouvelle création les dialogues conflictuels avec les objets ("lo real" ?)
de ses précédentes chorégraphies, qui évoquent souvent le cinéma burlesque et notamment le Buster
Keaton du "Mécano de la General" (1926), en nettement plus grinçant ici (les poutrelles traînées au sol sont d’ ailleurs elles aussi "grinçantes", avec insistance).
Il utilise d’ une part une plaque d’ acier ajourée lui permettant de jouer les passe-muraille, passe-frontière, passe-partout, un muret écorné, qu’ il met à plat en lui martelant des coups de patte si nécessaire, comme il fait tabula rasa de la danse, renversant écrans et faux planchers qui servent de transitions aux différentes séquences de son show, les faisant chuter bruyamment. D autre part, une série de barres d’ acier profilé pouvant faire office, érigés, de pylônes, de lampadaires, voire de miradors, mis au sol par l’ artiste aidé de machinots officiant à vue, d’ obstacles, de barrières ou de haies à franchir, de voies ferrées à chevaucher fantastiquement.

Le taconeo de Galván devient danse du métal, un "métal du ciel" comme celui exalté par Walter Ruttmann dans son film de propagande éponyme "Metall des Himmels" (1934). La danse des électriciens et des poseurs de câbles de télégraphe, montés sur leurs ergots, photographiés en contre-plongée par les opérateurs de la Nouvelle Objectivité. Le danseur, littéralement, écartelé, se mue en centaure, en Bartabas, en bête humaine, en un homme que l’ on nomme cheval. Un cheval qui peut aussi avoir ses vapeurs et entrer en fusion avec l’ élément tellurique le plus incandescent. Mais qui ne claudique plus, n’ hésite plus, suit l’ ornière romaine qui lui a été tracée. À l’ aller, comme au retour.

Deux magnifiques passages chantés et dansés méritent enfin d’ être soulignés : la version espagnole (le flamenco récupérant la part de latinité ayant inspiré Antony and the Johnsons) de la chanson "Hitler in my Heart", et le poème sonore purement Dada d’ Hugo Ball Karawane (1917) parfaitement lu sur scène :

"jolifanto bambla ô falli bambla

grossiga m’pfa habla horem

égiga goranem

higo bloiko russula huju

hollaka hollala

anlogo bung

blago bung

blago bung

bosso fataka

ü üü ü

schampa wulla wussa olobo

hej tatta gôrem

eschige zunbada

wulubu ssubudu uluw ssubudu

tumba ba – umf

kusagauma

ba – umf"

Nicolas Villodre

Logo : photo Javier del Real

Photo : Nicolas Villodre


Israel Galván a toujours choisi ses musiciens avec un soin extrême, et sait en utiliser non seulement le talent singulier, mais aussi la personnalité - nous avons ainsi eu la surprise de constater que l’ excellent cantaor Tomás de Perrate est aussi un comédien d’ une grande présence, parfaitement à l’ aise sur scène. On aura cependant rarement entendu une musique servir aussi efficacement un spectacle de danse "flamenca" (faute d’ un adjectif plus adéquat, pour paraphraser notre ami Nicolas Villodre).

Au fil des tableaux, les musiciens rendent d’ abord hommage au patrimoine culturel flamenco authentique, le dénaturent ensuite en objet folklorique touristique, avant de le désintégrer finalement : la culture vivante gitane ou andalouse (c’ est tout un) ; sa momification et son travestissement en passe-temps anodin mais délicieusement dépaysant ; sa destruction – en parallèle métaphorique du destin des tsiganes déportés. Israel Galván y trouve l’ occasion de revenir sur ses oeuvres antérieures, du flamenco intime et minimaliste de "La Edad de Oro" (Fernando Terremoto et Alfredo
Lagos) aux déchaînements sonores de "El final de este estado de cosa. Redux" (la Saeta d’ Inés Bacán accompagnée par un groupe rock métal).

Israel Galván / Isabel Bayón

D’ abord, donc, le flamenco dans son authentique nudité, représenté par deux "cantes libres" issus du fond populaire des Fandangos, et non comme on pouvait s’ y attendre par des Tonás ou des Siguiriyas. Après une belle introduction de Chicuelo, David Lagos enchaîne deux cantes d’ Antonio Chacón (Granaína et Malagueña), avec une sobriété et une originalité que n’ aurait pas reniées Enrique Morente. Danser sur une musique ad lib, et donc intégrer au répertoire de la danse flamenca
des "palos" jusqu’ à présent strictement réservés au chant et à la guitare, est une voie qu’ empruntent de plus en plus d’ artistes contemporains. La réussite est ici totale, car l’ arrangement est véritablement conçu en trio : l’ accompagnement du guitariste, et ses réponses à la fin de chaque "tercio" (période du chant) sont étroitement associés à la danse. On assiste ainsi, non à une plate illustration gestuelle du texte, mais à un véritable dialogue, diversifié par l’ ample palette de textures déployée par le guitariste, puis les autres musiciens, telles les harmoniques des arrêts sur image et des fulgurances du danseur : vocalise finale de la Granaína ponctuée par des rasgueados ("abanico" ) binaires soutenant de brefs taconeos / extinction de la danse sur le lent glissé Fa# - Si (6ème corde) qui clôt traditionnellement la Granaína / reprise du cante par le saxophone solo pour une danse au sol / ébauche d’ un cante "abandolao" (Fandango de Frasquito Yerbabuena) avec palmas de Bobote et accompagnement de guitare alternant accords plaqués, rasgueados et trémolo, stoppé net sur les mots "la mort m’ est apparue" / Malagueña commencée dans les règles de l’ art, mais poursuivie avec un accompagnement "carte postale", façon Lecuona, par le trio saxophone-violon-guitare (le chanteur est au diapason, son timbre abandonnant la vocalité flamenca pour quelque chose entre Luis Mariano et Julio Iglesias) / coda en déferlante free jazz de tous les instruments, y compris les percussions corporelles de Galván - nous ne sommes pas loin de la coda terrifiante du "Guern-Irak" d’ Enrique Morente ("Des cadavres poussent les fleurs / J’ ai trouvé Hitler en mon cœur" / transition vers la chanson d’ Antony and the Johnsons).

La même imagination rigoureuse assure l’ homogénéité du patchwork musical de la deuxième partie, à laquelle participent brillamment la totalité des musiciens.
La superbe Soleá de Tomás de Perrate (il en est l’ un des plus grands interprètes actuels) sera le dernier cante exempt de toute parodie – même si les textes traditionnels ont une forte charge d’ ironie
désespérée (cf : ci-dessous). Après une transition "por Bulería" bluesy (le très précieux et original Caracafé et Bobote), suivent une Rumba (belles harmonies jazzy du même Caracafé), des slogans publicitaires pour un détergent qui… "lave plus blanc" ou une poudre exécutant sans faiblir les cafards, scandés sur divers compases (Bulería, Tanguillos…), une Toná (Tomás de Perrate) sur un poème sonore Dada, un pot pourri des poncifs de l’ espagnolade (Pasodoble, Jota, Tango argentin)… L’ espagnolade s’ achève sur une "fin de fiesta" parodique : Israel Galván ne se sera pas fait que des amis parmi les aficionados qui tiennent ce bis rituel de tout spectacle flamenco qui se respecte pour le nec plus ultra de la "spontanéité gitane" (il faut dire qu’ il s’ en était déjà pris au sacro saint Rocío...)
Les deux chanteurs revêtent avec virtuosité le costume vocal de l’ emploi : crooner argentin pour Tomás de Perrate et imitation des pires excès falsetistes de Pepe Marchena ou Juan Valderrama pour David Lagos (d’ ailleurs techniquement pas si faciles).

Nous pourrions continuer ainsi longtemps la description d’ une partition dans laquelle pas une mesure n’ est indifférente. Nous préférons conclure sur un autre point fort du spectacle, l’ usage à double sens des textes traditionnels, jamais anodins. Parmi beaucoup d’ autres, trois exemples suffiront : la Soleá marque l’ entrée en scène des convois ferroviaires de la déportation (les poutrelles deviennent alors des rails). Les letras choisies se passent de commentaires, par exemple :

_ Une Soleá de Francisco Amaya (grand père de Diego del Gastor), transmise par Joselero :

"Yo te estoy queriendo a tí

Con la misma violencia

Que lleva el ferrocaril."

_ Une Soleá de cambio popularisée par Antonio Mairena :

"Yo no me subo en el tren

Ni en segunda ni en tercera ;

Que una vez que yo me monte,

Tiene que ser en primera."

Ou encore, à la fin du spectacle, cet extrait du texte du Tango "La Catalina" de Manel Vallejo :

"A Alemania me voy,

Y no a divertirme ;

A tomar un veneno,

Yo quiero morirme."

"Lo real" est aussi indispensable à la danse flamenca contemporaine que "Pablo de Málaga" à la musique flamenca contemporaine. Admirable !

Claude Worms





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