jeudi 18 novembre 2010 par Claude Worms
Avec une quarantaine de modèles mélodiques distincts, la forme Malagueña est l’ une des plus riche du répertoire flamenco, à l’ égal de la Soleá ou de la Siguiriya. Il faut sans doute attribuer à l’ obsession du compás (qui d’ ailleurs est trop souvent confondu avec la rigidité de la pulsation, encore aggravée actuellement par l’ accélération du tempo. Le risque est évidemment une uniformisation rythmique des palos - Soleá, Siguiriya, Bulería et Alegría tendent ainsi à se confondre) la relative négligence dans laquelle la tiennent les spécialistes ès flamenco : les cantes por Malagueña sont "libres" (l’ adjectif ne vaut que pour le rythme), c’ est à dire récitatifs, non soumis à un compás, un rythme, ou même une pulsation régulière.
Pourtant, la Malagueña est l’ une des formes les plus anciennes du répertoire actuel, bien antérieure à la Soleá ou à la Siguiriya, et contemporaine du Polo ou de la Petenera (mais ces dernières n’ ont pas engendré une gamme de modèles mélodiques aussi diversifiée). Dès 1846, Serafín Estébanez Calderón "El Solitario" note, à propos d’ une jeune danseuse et chanteuse, Dolorés le processus de création individuelle qui marque le passage des airs à danser folkloriques aux cantes proprement dits : "Parmi les choses qu’ elle chanta, deux surtout furent louées. L’ une était une Malagueña dans le style de La Jabera, et l’ autre, certains petits couplets que les amateurs nomment Perteneras (sic). Tous ceux qui avaient entendu La Jabera lui firent un triomphe. Ils disaient et assuraient que ce qu’ avait chanté la petite gitane n’ était pas la Malagueña de cette célèbre cantaora, mais quelque chose de nouveau, d’ intonation différente, avec une chute distincte, et de plus grande difficulté, que l’ on pourrait nommé La Dolora, d’ après le nom de celle qui l’ entonnait avec tant de grâce. Le début de la copla, à la "malaguègne", était rapide et de grand style, puis le tempo ralentissait, et la coda rappelait les désinences du Polo Tobalo, avec beaucoup de profondeur et une grande puissance de poitrine, concluant sur une montée qui renouait avec le début du cante..." (extrait de "Asamblea general de los Caballeros y Damas de Triana, y toma de hábito en la orden de cierta rubia bailadora" - in "Escenas andaluzas. Première édition : 1846. Pour la présente citation : "La Andalucía de Estébanez" - Taurus, collection Temas de España, 1964 - page 73).
Une bonne partie des modèles mélodiques de la Malagueña sont documentés par des enregistrements anciens, réalisés par les créateurs ou leurs proches disciples. Autant que possible, nous utiliserons donc ces disques, abondamment réédités en CD, pour illustrer cet article.
1) Des Verdiales aux Malagueñas
Les Malagueñas dérivent d’ airs à danser folkloriques de la région de Málaga, les Verdiales (pour leur description musicale, voir, dans la même rubrique, "Les Fandangos"). Dansés en groupe (par couples le plus souvent), chantés en solo, et accompagnés par des ensembles instrumentaux, nommés "pandas" ou "bandolas" (guitares, violons, tambourins, crotales et, plus rarement, bandurria - instrument proche de la mandoline, d’ où le nom de ces ensembles : mandolas, devenues bandolas), les Verdiales accompagnaient les fêtes marquant le calendrier agricole (liées aux solstices), les sérénades offertes aux jeunes filles des villages, ou encore les fêtes familiales (baptêmes, noces...).
On distingue en général trois styles régionaux, situés dans les monts qui encerclent Málaga :
_ Almogía : le plus rapide, le violon dirigeant l’ ensemble instrumental.
_ Montes : tempo intermédiaire, avec une fonction prépondérante des percussions.
_ Comares : les plus lents, et les seuls avec bandurria.
Le processus d’ évolution des Verdiales est bien décrit par Estébanez Calderón : complexification des lignes mélodiques (souvent par emprunts à d’ autres chants, ici le Polo Tobalo), qui entraîne un ralentissement, et une instabilité du tempo. Dès lors, les cantes ne peuvent plus être dansés, et nous avons donc affaire à des airs "pa’ escuchar" (pour écouter). Quand la création devient suffisamment originale pour être identifiée comme telle, on éprouve le besoin de lui donner un nom distintif (ici, Estébanez Calderon propose "La Dolora", qui n’ est pas passé à la postérité...).
Le vaste corpus des "cantes abandolaos" (de "bandola" - sur le rythme des Verdiales, avec un tempo plus lent) est la phase intermédiaire de l’ évolution des Verdiales aux Malagueñas récitatives. Pour Málaga, outre le Jabegote (dont l’ identité est parfois contestée), le cante "abandolao" le plus représentatif est la Jabera. On distingue quelques variantes, attribuées à María Tacón (c’ est la Jabera communément interprétée actuellement) et à El Negro (plusieurs versions des années 1900 par El Mochuelo, dont une corroborerait le témoignage d’ Estébanez Calderon, puisque la letra reprend l’ un des texte traditionnels du Polo : " A mí me pueden mandar / a servir a Dios y al rey / pero dejar a tu persona / no lo manda la Ley"). On notera aussi que quelques interprètes des Verdiales populaires ont fait évoluer le genre vers un cante moins directement utilitaire, notamment à Coín, dont les Verdiales sont traditionnellement de tempo relativement modéré - La Jimena par exemple).
Des Montes de Málaga, les cantes "abandolaos" ont essaimé vers le reste de la province (Rondeña, et vers Huelva (Fandangos de Pérez de Guzmán), Cordoue (Fandangos de Lucena, Zángano de Puente Genil), Grenade (Fandangos del Albaicin - Frasquito Yerbabuena, Paco el del Gas ; Fandangos de Güéjar Sierra, La Peza, La Herradura......) et Almería (Fandangos de Almería). Dans la discographie ancienne, la plupart des enregistrements de ces cantes "abandolaos" sont étiquetés "Fandanguillos" (comme, souvent, les Fandangos de Huelva), ce qui ne facilite guère leur identification...
Panda de Los montes de Málaga : Verdial de Los Montes
La Jimena de Coín : Verdial de Coín (1962)
El Mochuelo (guitare : anonyme) : Fandanguillo (1908)
Juan Villodres (guitare : Antonio Vargas) : Jabera, version María Tacón (1977)
2) Harmonisation et falsetas
Les Malagueñas, comme tous les dérivés des Fandangos, sont bimodales. Les "paseos" de guitare sont traditionnellement en mode flamenco de Mi, ou "por arriba" (attention : dans les versions anciennes, les guitaristes ont cependant tendance à choisir le mode flamenco de référence en fonction de la tessiture du chanteur : il n’ est pas rare que des Malagueñas soient accompagnées, selon notre terminologie moderne, "por Granaína" ou "por Taranta" - cf., par exemple, la discographie de Ramón Montoya avec Antonio Chacón). Le chant module directement vers la tonalité relative majeure (Do Majeur), avec, plus rarement et plus ou moins longuement, des modulations intermédiaires vers la tonalité relative mineure (La mineur - par exemple, certaines Malagueñas de La Trini et surtout les Malagueñas d’ El Mellizo). Pour une analyse plus précise, nous vous renvoyons à notre article sur les Fandangos (même rubrique).
D’ un point de vue rythmique, l’ accompagnement est longtemps resté tributaire du rythme "abandolao" (en gros, mesure à 3/4), avec un rubato plus ou moins prononcé. Il est joué en rasgueados, puis, de plus en plus fréquemment, en arpèges. On trouve d’ ailleurs un exposé du rythme "abandolao", en rasgueados, dans la plupart des introductions anciennes. Il faut attendre les générations contemporaine ou postérieures à Antonio Chacón pour que l’ accompagnement adopte réellement le caractère récitatif que nous lui connaissons aujourd’ hui. De même, pour les falsetas, les passages mesurés (en général en 3/4 ou 6/8 : trémolos et arpèges, ou arpèges + picado, essentiellement) sont plus fréquents que pour la Granaína, la Taranta, la Cartagenera, ou la Minera. C’ est là un trait distinctif de la forme, encore en vigueur actuellement, et qu’ il convient de respecter. Nous vous en proposons ci-dessous deux exemples, pourtant très contemporains de Manolo Franco).
3) Les Malagueñas de première génération : Juan Breva et El Canario
Juan Breva et Paco de Lucena
Juan Breva (1844, Vélez Málaga - 1918, Málaga) est incontestablement le premier grand créateur de Malagueñas, mais il fut aussi l’ un des cantaores les plus importants de son époque, réputé notamment pour ses Soleares, Peteneras et Guajiras, et un bon guitariste (il s’ accompagnait lui-même). Nous pouvons à coup sûr lui attribuer trois cantes, qu’ il a d’ ailleurs enregistrés lui-même en 1910, alors que ses facultés vocales étaient déjà très diminuées. Ses Malagueñas sont encore totalement cadrées sur le rythme "abandolao", et continuent d’ ailleurs à être interprétées de cette manière, souvent en conclusion d’ une série de Malagueñas plus "modernes".
Juan Breva (guitares : Juan Breva et Ramón Montoya) : Malagueñas n° 1, 2, et 3 (1910)
Pendant la même période, d’ autres créateurs plus obscurs ont enrichi le répertoire, avec des styles qui ne nous sont parvenus que par des enregistrements du début du XXème siècle, à une époque où un fort rubato s’ était déjà imposé. Il est dès lors difficile de savoir si les modèles originaux étaient ou non strictement "abandolaos", ou s’ il s’ agit déjà de Malagueñas de transition vers la Malagueña récitative. Certaines sont restées anonymes, d’ autres ont été attribuées, selon des thèses plus ou moins contestées, à Juan Trujillo García "El Perote" (ce surnom désigne les natifs d’ Álora - il existe donc plusieurs "Perotes" dans l’ histoire de la Malagueña, sans liens de parenté), au Maestro Ojana, ou encore à Baldomero Pacheco (dans les disques de Sebastián El Pena, cette Malagueña est annoncée comme Malagueña del Pena, dénomination que reprendra son fils, Pena Hijo). La même Malagueña est aussi parfois attribuée à La Trini, et c’ est seulement à partir d’ un enregistrement de 1964, par El Niño de las Moras, que son attribution à Pacheco est devenue habituelle (Antonio de Canillas, qui en a fait l’ une de ses spécialités, a suivi cette "nouvelle" tradition orale). Ce qui ne va pas sans poser quelques questions sur la nomenclature des Malagueñas. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cet article.
Niño de La Isla (guitare : Ramón Montoya) : Malagueña anonyme n° 1 (1910)
Sebastián El Pena (guitare : Joaquín Hijo del Ciego) : Malagueña anonyme n° 2 (1907)
Sebastián El Pena (guitare : Joaquín Hijo del Ciego) : Malagueña del Perote (1907)
Chaconcito (guitare : Ramón Montoya) : Malagueña del Maestro Ojana - version Manuel Vallejo (1928)
Sebastián El Pena (guitare : Joaquín Hijo del Ciego) : Malagueña de Baldomero Pacheco (1907)
El Perote / El Pena
Mais le deuxième maître de la Malagueña "abandolada" est Juan de los Reyes Osuna "El Canario" (1855, Álora - 1885, Séville). Il est resté célèbre dans les annales du flamenco pour sa mort violente : il fut poignardé par le père d’ une cantaora, blonde certainement, mais dont l’ identité reste problématique (Rubia de Málaga selon Fernando de Triana ; Rubia Valencia selon Nuñez de Prado, Rubia Colomer selon Pepe de La Matrona). Il ne nous a légué qu’ un style, mais il a servi de modèle à de nombreuses variantes : alors que les interprétations anciennes (Paca Aguilera, Sebastián El Pena) montrent des périodes relativement brèves et incisives (ce qui ferait donc penser à un cante "abandolao"), les successeurs n’ ont cessé de les allonger et de les orner, parfois excessivement. Antonio Chacón s’ en est inspiré pour créer l’ une de ses propres Malagueña, "Viva Madrid que es la Corte" (cf : deuxième partie de cet article).
De gauche à droite : El Canario / Sr Robles / El Canario chico - 1884
Paca Aguilera (guitare : Salvador Román) : Malagueña del Canario (1907)
Bibliographie
Jorge Martín Salazar : "Las Malagueñas y los cantes de su entorno" - Guadalfeo Ensayo, Motril, 1998
Discographie
Les enregisrements de Malagueñas abondent dans la discographie de la plupart des cantaoras et cantaores. Nous nous contenterons donc de deux remarquables anthologies :
Curro Lucena : "Mi amante, la Malagueña" (guitares : Manolo Franco, Antonio Centenera et Román Carmona) - Un CD Alía Discos CDF - 430 (1998)
Diego Clavel : "La Malagueña a través de los tiempos" (guitares:Manolo Franco, Fernando Rodríguez et Paco Cortés) - Deux CDs Cambayá / Karonte CD. 012.F.2 (2000)
Claude Worms
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