Entretien avec la bailaora Eva " La Yerbabuena"

"Il y a deux personnes sur scène:l’une est Eva, l’autre La Yerbabuena"

samedi 5 avril 2008 par Nadia Messaoudi

Eva La Yerbabuna est sans doute une des plus grandes danseuses de l’histoire du flamenco. Originaire de Grenade, la bailaora (danseuse de flamenco) et chorégraphe vit et travaille à Séville. Mais depuis qu’elle a créé sa compagnie, voilà dix ans, elle multiplie les tournées à l’étranger et jusqu’en Australie, où en janvier 2007, elle fut la première présence de danse flamenco à l’opéra de Sydney. Avant son passage de plusieurs jours à Paris, où elle participe au Festival de flamenco du Théâtre de Chaillot, elle était de passage éclair sur la scène nationale du théâtre de Sète pour y présenter son dernier spectacle vu à Jerez de la Frontera « Santo y Seña » (Mot de passe) (1). Dans le port méditerranéen, la danseuse s’est prêtée au jeu de l’entretien. Cette petite femme, au regard inquiet et à la beauté discrète nous livre quelques clés de lecture sur son dernier spectacle. Elle nous parle de son amour pour le cante et pour Grenade ; et évoque la Soleá, cette danse qu’elle interprète avec profondeur

Tu es aujourd’hui à Sète et dans quelques jours à Paris, au festival de flamenco du théâtre de Chaillot dans ton nouveau spectacle « Santo y Seña » (Mot de passe). Peux-tu nous dire pourquoi avoir choisi ce titre et quel est son sens dans cette création ?

Pour commencer je dois te dire que le nom du spectacle n’est pas une idée à moi. Car je suis très mauvaise pour donner des noms aux spectacles. C’est une collaboratrice qui travaille avec nous au bureau, qui nous a donné cette idée de l’appeler « Santo y seña ». Parce que c’est vraiment une identification. Une manière de sentir le flamenco qui m’identifie personnellement. Et j’ai tout de suite beaucoup aimé ce titre. « Santo y seña ». Ce « mot de passe », comme tu le sais c’était notre laissez-passer à une époque triste et difficile que nous avons vécu en Espagne. Quand on voulait aller dans un local plutôt alternatif, on tapait à la porte et quelqu’un nous demandait le mot de passe pour rentrer. On donnait alors un mot d’identification.

Ce spectacle c’est ta carte d’identité, en quelque sorte ?

Oui, c’est cela. Ce spectacle c’est mon identité et mon regard sur le flamenco tant au niveau musical qu’au niveau chorégraphique.

Dans cette œuvres tu présentes une rétrospective de dix ans de danse, peut-on dire que tu as choisi les meilleures chorégraphies des six spectacles que tu as conçues depuis la création de ta compagnie ?

Non, je dirai plutôt que c’est une rétrospective de quelques unes d’entre elles. Parce qu’en une heure et vingt minutes, c’est peu de temps pour montrer toutes les danses que tu veux. Mais je pense qu’il n’y a jamais un chant, une danse ou un morceau de guitare mieux que d’autres. Ils sont différents, ce sont comme mes enfants. Tu ne dis jamais que tu préfères un tes enfants à un autre. C’est la même chose avec mes danses. On a dû choisir quelques unes d’entre elles et c’est celles qui sont dans le spectacle. Il y a une SIguiriya, une Farruca, une Soleá, un Tiento-Tango, un Mirabrás et une Bulería.

Alors dans ce choix difficile comment tu as choisi les danses pour “Santo y Seña” ?

Et bien, si tu observes bien, il y quatre danseurs qui interprètent une Farruca et une Bulería. Et la seule femme c’est moi. Inconsciemment je voulais montrer ce qu’était la danse masculine et la danse féminine.
C’est ce qui ressort du spectacle. Et même parmi les musiciens je suis la seule femme. Et c’est ça qui donne un côté un peu mystérieux et intime à la pièce. C’est un contraste qui plaît beaucoup au public.

D’où vient l’idée de créer ce “Santo y seña” ? Est-ce une nécessité que tu as ressentie après le spectacle “El Huso de la Memoria” (le fuseau de la mémoire) ?

C’est surtout une nécessité du Théâtre de la Maestranza de Séville. Et plus précisément, une commande. C’est eux qui m’ont demandé de créer quelque chose de spécial pour l’occasion. Ils voulaient rassembler dans une même œuvre quelques unes de mes chorégraphies qui reflètent mon travail au long de plusieurs années au niveau musical et visuel.

Depuis cette création, tu enchaînes les tournées en France, en Angleterre aux Etats-Unis ou en Allemagne. Dirais-tu que les programmateurs apprécient plus « Santo y Seña » que « El huso de la Memoria » ?

Ce n’est pas que ça fonctionne mieux ou moins bien, ou qu’une œuvre soit meilleure que l’autre, mais c’est que dans “El Huso de la Memoria”, nous sommes 23 sur scène et dans « Santo y seña », beaucoup moins.
Et je comprends que pour un programmateur la différence est assez grande. Beaucoup d’entre eux demandent « El huso de la memoria », mais quand j’envois la liste des personnes qui composent la pièce, ils s’exclament : « Madre Mía » (Mon Dieu). Car ce sont, neuf danseurs, dix avec moi, deux interprètes de danse contemporaine, huit musiciens, et il faut compter aussi les techniciens. C’est énorme.

Parmi les danses que tu interprètes sur scène, il y a un Mirabrás où tu es vêtue d’une bata de cola (une robe à longue traîne) et d’un mantón (châle). Voir Eva avec une « bata de cola » c’est plutôt inédit car auparavant tu ne dansais jamais ces « bailes », pourquoi ?

Oui cette danse est issue de « El Huso de la Memoria ». Et je crois que le moment de danser avec la « bata de cola » est arrivé. Et auparavant je n’en ressentais pas le besoin. La première fois que je l’ai enfilée c’était en 1998 pour danser une Granaína et un fandango abandolao mais sans « mantón ». Et ça m’avait plus, car il y avait plus de rythme.
C’est ce que j’aime faire. C’est à dire, faire les choses quand j’en ai vraiment envie. Je le reconnais, sur cet aspect je suis particulière, quand je n’aimais pas quelque chose à l’époque de mon apprentissage du flamenco, j’essayais de m’échapper. Toutefois, j’observais. Mais ça ne m’attirait pas beaucoup et je crois que ce n’était pas le moment car danser avec une « bata de cola » nécessite de la maturité et de grandes connaissances.
Aujourd’hui j’ai acquis ces connaissances et il y a beaucoup de choses que je comprends et qu’à l’époque je n’aurais pas comprises. Une « bata de cola » ce n’est pas de la force, au contraire, tout est dans la subtilité, la sensualité, la féminité. Chaque fois que tu la portes, tu découvres une nouveauté. En plus tout dépend de la « bata de cola » que tu utilises. C’est très curieux car chacune d’elle a une forme et un poids différent. Chacune te fait sentir de manière différente. Pour moi, ce sont vraiment des sensations nouvelles.

Le fil conducteur de toutes tes œuvres depuis dix ans avec ta compagnie, c’est toujours le chant à qui tu laisses une place privilégiée. D’où te vient cette tendresse pour le chant ?

Pour moi c’est tout simplement indispensable. J’ai toujours dit que le chant est la mère du flamenco. C’est ce qui m’interpelle. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que je suis une chanteuse frustrée. Peut-être que j’aurais préféré chanter plutôt que danser. Mais le chant c’est ce qui me fait sentir les choses.

Tu as écouté beaucoup de « cante » (chant) dans ta jeunesse ?

Non. Ce qui s’est passé c’est qu’inconsciemment quand j’allais voir des spectacles de danse, je finissais toujours par regarder et me concentrer sur les chanteurs plutôt que sur la danseuse. Et c’est à partir de là que j’ai commencé à écouter beaucoup de chants : Tomás [Pavón], Rosalia de Triana, Marchena et bien d’autres. Et c’est quand tu écoutes le plus que tu découvres. Et surtout tu te rends compte que tout a été fait dans le chant.

Cet amour pour le chant te traverse le corps sur scène et le public aussi le ressent. Est-ce qu’il t’arrive de choisir les paroles des textes que les cantaores (chanteurs de flamenco) interprètent ?

Parfois, oui. Mais souvent je les laisse et quand ils chantent quelque chose qui me plaît je le leur dis. Jamais je ne vais les obliger, simplement je leur dis : « j’aime ce cante ». Ils sont totalement libres de choisir. Et j’adore aussi quand ils changent les paroles d’une représentation à l’autre.

Eva, ta renommée internationale que le veuilles ou non, tu la dois à cette danse que tu interprètes si admirablement, la Soleá. Mais il y a peu, tu disais que tu étais fatiguée de te l’entendre dire. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Quand les gens sortent d’un spectacle en disant « Quelle Soleá a dansé Eva ce soir ! ». Ça me fait très mal. Un spectacle ce n’est pas seulement la Soleá d’Eva. C’est toute une œuvre avec un début et une fin, avec des lumières, des costumes, du son, de la musique, des chorégraphies.
Il n’y a pas une seule personne sur scène, on travaille en équipe. Et nous sommes une compagnie où toi tu n’es pas seulement une interprète, mais tu

es aussi metteur en scène et chorégraphe et tu aimes que l’on mette en valeur tout ce travail.
Mais je n’en ai pas marre. Je reconnais que c’est la Soleá qui m’a donné ma place dans le flamenco. Et c’est curieux, car quand j’étais jeune, je disais toujours : qu’est ce que c’est difficile de danser une Soleá ! C’est une des chorégraphies, un des chants et une des musiques les plus compliqués qui existent.
Il faut beaucoup de force, beaucoup d’équilibre pour commencer et finir de danser por Soleá. Mais c’est « Como Dios manda » (comme il faut).
Enfant je disais aussi : Mon Dieu, quel contrôle de soit il faut avoir et quelle maturité !
C’est donc un honneur pour moi de me l’entendre dire. Mais parfois tu t’énerves un peu parce que : ok d’accord, la Soleá c’est bien. Mais le spectacle ?

Que ce soit au Japon, en Australie ou en France cette danse provoque toujours le même émoi dans le public. As-tu explication à cette réaction ?

Je ne sais pas, il y a quelque chose de magique dans ce numéro. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je ne suis pas obsédée par cette question. C’est comme ça, c’est tout.
Vraiment je ne sais pas. La seule chose que je sais et que j’ai toujours dit, c’est qu’il y a deux personnes sur scène quand je danse. L’une est Eva et l’autre est la Yerbabuena. Et il y a un jeu entre elles. Peut-être dans la Soleá c’est là que les deux savent exactement ce qu’elles veulent. Les deux sont d’accord sur tout et se sentent très à l’aise sur tout. C’est peut-être dans cette chorégraphie que l’une s’identifie à l’autre.

Dans ta danse il émerge souvent des influences d’autres danses du monde comme la danse orientale ou la danse indienne. As-tu étudié ces danses ?

Je n’ai jamais pris de cours de danse orientale, ni de danse indienne. Je vais voir beaucoup de spectacles de danse classique, de tango et de la danse contemporaine. Et tout ça doit bien sortir quelque part ensuite dans ma danse.
Moi, tout ce que je danse vient du travail et de l’œuvre du destin. J’ai passé de longues heures de travail, seule, face à un miroir, à tenter de me contrôler et de connaître mon corps par cœur. Simplement.

Dans ta dernière création, tu évoques le thème de l’obscurité et c’est un thème qui se reflète sur scène car dans ta première danse, une Siguiriya, tu es vêtue de noir et tu danses à la lumière d’une ampoule. Quelle est cette réflexion que tu développes ?

Je crois que tout le monde craint l’obscurité. Je ne sais pas pourquoi. Mais il y a des moments dans ta vie où tu découvres que, ce dont tu as réellement besoin, c’est de l’obscurité et ce qui t’effraie le plus est, en fait, la lumière.
A mon avis, il y a beaucoup de choses qu’on s’interdit de faire par le simple fait de connaître le mot « PEUR ». Alors, parfois, on se sent beaucoup plus à l’aise dans l’obscurité et on ressent mieux les choses que dans la lumière. Voilà l’argument de ma réflexion.
Alors normalement quand tu montes sur scène, celui qui a de l’intimité c’est le public. Et toi, non. Tu es face à eux et eux t’observent dans l’obscurité. Mais moi, en mon fort intérieur, là où j’ai le plus d’intimité c’est sur scène parce que personne ne sait ce que je ressens, ni ce que je pense. Personne, seulement moi.
En réalité, on est, le public et moi, cachés dans l’obscurité. Et j’ai essayé de concrétiser cette idée et de voir comment je pouvais la partager avec le public. Je veux leur faire comprendre que l’obscurité c’est important pour moi aussi.
Et c’est curieux parque j’ai senti que le public était réceptif à cette scène qui consiste simplement à allumer une ampoule et à danser une Siguiriya. Je crois qu’au fond tout le monde fait ça dans sa vie. Chacun d’entre nous, préfère à la lumière du plafond, allumer la petite lampe sur la table de nuit. On cherche tous cette intimité.

Aujourd’hui tu vis et travaille à Séville. Quel lien as-tu gardé avec Grenade ?

Mon lien avec Grenade est toujours très fort. J’y suis toujours allée en train ou en bus. Et maintenant que j’ai le permis de conduire, j’y vais parfois toute seule avec ma petite voiture. Grenade c’est ma force, c’est là que j’ai passé une grande partie de mon enfance. Et mes débuts artistiques je les ai vécus à Grenade. Je viens d’un petit village charmant où les murs des maisons sont peints à la chaux et où on entend seulement le bruit des oiseaux. J’y ai vécu de belles histoires. J’aimerai que ma fille puisse y vivre son enfance.
Quant à Grenade, j’ai toujours pensé que cette ville avait quelque chose de magique. C’est une ville très mélancolique et moi quelque part je suis aussi mélancolique qu’elle. Souvent les gens me disent : « Mais pourquoi tu t’habilles toujours en noir ? Pourquoi as-tu l’air si tragique ? »
Mais c’est ce que j’aime. J’aime cette mélancolie, cette tragédie, ce romantisme. (Elle rit). Moi je crois que c’est ce qui caractérise Grenade.
Parfois je rentre dans la ville et j’ai l’impression de m’isoler du monde, de vivre dans une autre époque, dans d’autres lieux. Et il y a des endroits où l’émotion m’étrangle. Quand, par exemple, je me promène sur les bords du Darro et j’arrive au à la promenade de « los tristes », c’est impressionnant.

(1) Lire le compte rendu du spectacle « Santo y Seña » présenté au Festival de Flamenco de Jerez en mars 2008, sur notre site.

Propos recueillis par Nadia Messaoudi

Photos : Nadia Messaoudi et Festival Flamenco de Jerez


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