mercredi 19 juin 2019 par Claude Worms
Pepe Pinto et Niño Ricardo : "Homenaje de Pepe Pinto a Niña de los Peines y Tomás Pavón" - Discophon S.C. 2.040, 1969
Trois ans avant Gabriel Moreno ("Cantes de Pastora y Tomás Pavón"), José Torres Garzón "Pepe Pinto" avait lui aussi rendu hommage aux deux artistes. La même année, Antonio Mairena enregistra avec Melchor de Marchena un LP dédié à la seule Pastora ("Honores a la Niña de los Peines" - RCA Victor, 1969). Epoux de Pastora Pavón "Niña de los Peines", et donc beau-frère de Tomás Pavón depuis janvier 1933, Pepe Pinto connaissait leur répertoire comme personne. Témoin de leur mariage, Manuel Serrapi "Niño Ricardo" était lui aussi de la famille : si Tomás était peu enclin à partir en tournée, et moins encore avec des troupes d’"Ópera flamenca", les trois autres musiciens travaillèrent régulièrement ensemble dans de nombreux spectacles, de 1926 (sans Pepe Pinto) à 1949 ("España y su cantaora", cette fois sans Niño Ricardo). L’année 1950 marque à la fois la fin de la production discographique de Pastora (séances pour La Voz de su Amo avec Melchor de Marchena) et celle de ses apparitions sur scène, même si elle continuera jusqu’au début des années 1960 à suivre son mari en tournée. Le couple se conformait ainsi à la morale de l’époque : après avoir restreint la carrière de son épouse aux spectacles auxquels il participait lui-même, Pepe Pinto finit par interdire à Pastora de se produire en public, ce qu’elle semble avoir accepté de bonne grâce.
Considéré trop souvent comme "Monsieur Pastora Pavón", Pepe Pinto vaut beaucoup mieux que cette réputation, ou que celle de "petit maître" limité au fandango, genre qu’il cultiva effectivement abondamment, et avec talent et originalité, comme la plupart de ses collègues de l’époque. Né en 1903 à Séville, au cœur du quartier de la Macarena, il avait baigné dès son enfance dans l’ambiance flamenca de l’Alameda. Son père, José Torres Sánchez, était un aficionado acharné ; sa mère, Carmen Garzón Pinto "la Pinta", une cantaora non professionnelle estimée. Pepe Pinto commença très tôt à se produire sur scène au "Novedades" de la ville, partageant la scène avec deux autres jeunes prodiges, Niño de Marchena et El Carbonerillo (Manuel Vega "el Carbonerillo". Obra completa). Mais il avait aussi la passion du jeu, qui devint son premier métier. Il a souvent raconté qu’il commença comme croupier à Madrid à quatorze ans - c’est d’ailleurs dans un casino qu’il fit la connaissance de Pastora. La profession était rémunératrice, et Pepe Pinto fut rapidement connu non seulement comme cantaor, mais plus encore comme mécène : il finança nombre de "juergas" pour lesquelles il engageait sans compter ses artistes de prédilection, dont Antonio Chacón, Manuel Torres et Tomás Pavón. Quand les établissements de jeu furent interdits en Espagne, au milieu des années 1920, il opta définitivement pour le cante professionnel, et enregistra en 1928 et 1930 deux séries de 78 tours - respectivement avec avec Niño Ricardo et Manolo de Badajoz (si vous avez la chance de trouver leur réédition CD éditée par Pasarela dans quelque brocante, n’hésitez pas - "Pepito el Pinto", Pasarela CDP2/629, 1995). Leur succès lança définitivement sa carrière. Pepe Pinto était donc déjà un cantaor chevronné quand il épousa La Niña de los Peines - nul doute cependant que Pastora et Tomás contribuèrent à enrichir son répertoire.
Le répertoire choisi pour l’hommage convient particulièrement au style de Pepe Pinto, remarquable surtout pour la musicalité de la conduite vocale et la longueur de souffle - écoutez la malagueña n°1, les soleares, les siguiriyas et les bulerías por soleá n°2. Par contre, la "rapidez de voz", nécessaire à l’interprétation des cantes festeros ou aux peteneras de Pastora, lui fait défaut. Aussi se limite-t-il intelligemment à deux malagueñas, deux séries de tientos et de soleares por bulería, et une série de siguiriyas et de soleares. Les quatre séries de fandangos sont plutôt représentatives de son répertoire personnel que de celui de Pastora et de Tomás. A de rares exceptions près (la soleá del Mellizo "A la mare de mi alma..." et la bulería por soleá "Que te he querido no lo niego..."), les letras n’ont jamais été enregistrées par son épouse ou son beau-frère. C’est particulièrement surprenant pour les tientos, quand on sait que Pastora en enregistra pas moins de 84 letras (avec des doublons, il est vrai). Mais, sauf pour les fandangos naturellement, Pepe Pinto s’en tient scrupuleusement aux modèles mélodiques de leur répertoire, même quand il chante un texte de circonstance - par exemple, "Pastora, Pastora mía" sur une soleá d’Antonio Frijones Frijones.
Niño Ricardo a enregistré à trois reprises avec Pastora Pavón : en 1927 et en 1932 pour Regal (respectivement 18 cantes et 12 cantes)), puis en 1935 pour Odeón (7 cantes).Les deux dernières séances marquent une nette inflexion du répertoire de La Niña de los Peines vers les "cantes festeros", en particulier les bulerías. Les enregistrements du duo et ceux, contemporains, de Manuel Vallejo et Manolo de Huelva, ont configuré durablement les canons de la bulería "moderne". Avec Tomás Pavón, Niño Ricardo a gravé quinze cantes pour Regal en 1927, lors des mêmes séances que celles de sa sœur.
C’est dire si l’hommage de Pepe Pinto a dû lui rappeler des souvenirs. Sans doute particulièrement motivé et ému par le projet, le guitariste est en grande forme. Il nous livre non seulement un florilège de ses falsetas, dont une anthologie "por fandango", mais aussi une leçon d’accompagnement (l’art de "répondre" au cante). Ce disque, comme celui qu’il enregistrera en 1972 (l’année de sa mort) avec son autre "compadre", Manolo Caracol, est une sorte de testament d’un âge d’or du "toque sevillano" - ce qui ne l’empêche pas de jouer, à 65 ans, pour de jeunes cantaores promis à un brillant avenir (Curro Malena et Enrique Morente en 1969, et auparavant El Lebrijano en 1965, 66 et 66) - cf. "Les fondateurs de la guitare flamenca soliste. Niño Ricardo".
Pepe Pinto pêche par excès de modestie quand il présente la première malagueña de l’album en ces termes : "Yo no soy malagueñero, pero sí que voy a recordar un cante por malagueña de Don Antonio Chacón y mi cuñado Tomás". La qualité de tous les cantes du disque, cette malagueña comprise, excède de loin celle de simples évocations.
Pepe Pinto mourut l’année même de l’enregistrement de l’album, le 6 octobre 1969. Pastora ne lui survécut que quelques semaines, jusqu’au 26 novembre. Tomás les avait précédés, le 2 juillet 1952.
Claude Worms
Remastérisation et report digital réalisés par Patrice Champarou - merci ! Le son et l’équilibre chant/guitare sont nettement meilleurs que ceux du LP original.
Programme du disque
"La banderita" - tientos n°1
"Me dio un consejo mi madre un día" - fandangos n° 1
"El Limonar y la Caleta" - malagueña n°1
"Pastora, Pastora mía" - soleares
"La enfermedad del dinero" - fandangos n°2
"Motivos no te he dado" - soleá por bulería n°1
"La mía compañera" - siguiriyas
“Santa Rita, Santa Rita" - fandangos n°3
"Si te publico me pierdo" - tientos n°2
"Al pié de una cruz bendita" - malagueña n°2
"Tú pá mí habías acabado" - bulerías por soleá
"Discuten acalorá" - fandangos n°4
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