mardi 29 juillet 2014 par Claude Worms
La 14 novembre 1981, la Peña La Platería de Grenade rendait hommage à Antonio Mairena : quelques extraits de son concert avec Juan Habichuela à l’ Auditorium Manuel de Falla.
Antonio Cruz García "Antonio Mairena" (Mairena del Alcor, 7 septembre 1909 - Sevilla, 5 septembre 1983) n’est devenu un cantaor légendaire que tardivement, au début des années 1960. Il s’impose alors, avec son cadet Fosforito (et en concurrence avec les artisans de l’anthologie Hispavox de 1956 - Pepe de la Matrona, Rafael Romero...) comme l’un des maîtres de référence de la restauration du répertoire flamenco traditionnel, notamment pour les Tonás, les Siguiriyas, les Soleares et les Tientos et Tangos, qu’il tient pour les formes majeures d’un "chant gitan" qu’il oppose volontiers au "chant flamenco" (essentiellement, pour lui, les Fandangos et leurs dérivés).
Il avait pourtant commencé sa carrière discographique en 1941 par une série de 78 tours consacrés quasi exclusivement à des Fandangos et des cuplés por Bulería, accompagnés par le guitariste Estebán de Sanlúcar. C’était peut-être là une concession aux exigences du label "La Voz de su Amo", si l’on considère que dès qu’il en aura l’occasion, il gravera les prémices de son répertoire de prédilection, en 1950 - 51 pour Columbia avec Paco Aguilera, en 1952 à Madrid avec Melchor de Marchena, puis en 1954 à Londres avec Manuel Morao (les séances de 1952 et 1954 n’ont pas été commercialisées à l’époque). Son véritable manifeste sortira en 1958 sous le titre "Cantes de Antonio Mairena" (LP Columbia CCLP 31.010 - guitare : Paco Aguilera et Moraíto Chico).
La suite est plus connue :
1962 : Antonio Mairena reçoit la troisième "Llave de Oro del Cante" lors du troisième concours de Cordoue, succédant ainsi à Tomás el Nitri et à Manuel Vallejo. La même année, Mairena del Alcor inaugure son premier festival de cante flamenco.
1963 : parution de l’ "Antología del Cante Gitano y Flamenco" (Columbia), qu’il dirige, et du livre "Mundo y formas del cante flamenco", qu’il cosigne avec Ricardo Molina.
Si les positions dogmatiques du cantaor (le cante "pur" gitan opposé au cante flamenco maniéré des "gachos", l’existence souterraine d’une tradition gitane ancestrale préservée de toute "contamination" extérieure et révélée brusquement dans la deuxième moitié du XIX...) ont toutes été démenties par la recherche contemporaine, et auraient pu conduire à une momification du répertoire par des artistes moins talentueux et plus intégristes que leur mentor, il n’en demeure pas moins que nous devons à Antonio Mairena l’exhumation et la transmission d’un grand nombre de cantes, sans qu’il soit toujours possible de faire la part entre les simples interprétations personnelles et les recréations de tout ou partie d’un modèle mélodique (voire les compositions originales de Mairena, attribuées opportunément à quelque ancêtre mythique en gage d’authenticité).
Le legs est en tout cas impressionnant, et son étude indispensable à la formation de tout aspirant cantaor. Selon les calculs d’Antonio Reina, pour les seuls enregistrements officiels : 142 Soleares, 109 Siguiriyas, 92 Tientos et Tangos et 42 Tonás, pour nous en tenir aux seuls "cantes básicos", ou tenus comme tels par Antonio Mairena. Parmi les sources revendiquées par le cantaor, les trois principales sont Manuel Torres (répertoire de Jerez, de El Marrurro et de Paco la Luz notamment), Joaquín el de la Paula (Álcala de Guadaira - Soleares) et Pastora et Tomás Pavón (Séville - répertoire de Triana, de Los Puertos et de Jerez : El Viejo de la Isla, Tomás el Nitri et El Loco Mateo notamment), tous artistes qu’Antonio Mairena a eu l’occasion d’écouter directement à de nombreuses reprises. Mais il a aussi pratiqué un collectage intensif auprès de cantaores non professionnels ou semi-professionnels, qu’il a d’ailleurs largement contribué à faire connaître et enregistrer : à Triana (Tonás, Soleares, Siguiriyas et Tangos), à Jerez (cantes de Juanelo, Manuel Molina, Joaquín La Cherna, Juan Junquera, Frijones...), à Utrera (Cantiñas et cantes de Juaniquí et La Serneta), sans oublier des informateurs très spécialisés pour tel ou tel cante particulier (Tía francisaca la Morena pour les Romances de Gerinaldo et de Bernardo el Carpio, El Pirri de Chiclana pour la Liviana...).
Le programme
Antonio Mairena a donc soixante-douze ans lors de son récital-hommage à l’auditorium de Grenade. Nous avons choisi pour vous les cantes les plus emblématiques de son répertoire, avec en prime la guitare de Juan Carmona "Habichuela" (et, malheureusement, les bruits de micro, saturations... inséparables en Andalousie de tout concert de chant flamenco qui se respecte).
_ Tientos et Tangos : des classiques du genre sans grande originalité pour les Tientos, sauf le moins fréquent modèle mélodique attribué à Rafael Pareja de Triana ("Las lágrimas que yo derramaba..."). Tangos sevillanos classiques, eux aussi, en remate.
_ Bulerías : Jerez et Sevilla, sans oublier un grand nombre de "cuplés", par lesquels Antonio Mairena avait commencé sa carrière discographique en 1941
_ Bulerías por Soleá : répertoire de Jerez - Bulerías cortas et cantes de María la Moreno ("De quererte tanto y tanto..." / "Era tan duro mi vivir..."). Remate par un cante personnel de Mairena, qu’il interprétait plus fréquemment sur la letra "Yo no me subo en el tren...".
_ Romance : a compás de Soleá por Bulería. Il s’agit d’extraits du "Romance de la pérdida de Alhama", qu’Antonio Mairena a pu apprendre à Álcala de Guadaira, vraisemblablement de Joaquín el de la Paula ou de l’une de ses disciples, Carmela Pérez Gutiérrez, selon Luis Suárez Ávila. Autre piste "alcareña" possible, l’une n’excluant d’ailleurs pas l’autre : selon Suárez Ávila, le texte serait un montage d’extraits de la très savante transcription du "La conquista de Granada" par Ginés Pérez de Hita, et de la version de La Roezna (créatrice aussi de quelques Soleares souvent chantées par Mairena) des romances "La perdida de Antequera" et "Moro Alcaíde", transmis à Mairena par le fils de La Roezna, Juan Barcelona (Luis Suárez Ávila : "El Lebrijano : un caso de fragmentismo y contaminación romancística" - Algeciras, 2000. Cité par Luis Soler Guevara et Ramón Soler Díaz - cf : bibliographie).
La mystérieuse Giliana de remate ("A la Giliana / moros y cristianos / lloran por Granada") appartient à la tradition de "Los Puertos". Jeroma la del Planchero, de Puerto Santa María, concluait ses "romances corridos" par la Giliana, chantée aussi par El Chaquetón. Chano Lobato conclut ses Soleares apolás" par cette même letra, accompagné par Pedro Bacán (album "La nuez moscá - CD Auvidis B 6840, 1996).
_ Toná : après le temple caractéristique de la tradition gitane de Puerto Santa María ("Trin, trin, a la puerta llaman..."), répertoire de Triana, "Toná de los pajaritos" incluída. Magistral...
_ Siguiriyas : série de quatre cantes de Jerez, parmi les favoris d’Antonio Mairena : respectivement de Manuel Torres ("Manuela de mi alma…") ; Paco la Luz ("Madre de mi alma…") ; El Viejo de la isla, remanié par Joaquín La Cherna et Manuel Torres ("Por tu causita me veo - c’est la première Siguiriya enregistrée par Mairena, en 1951, avec Paco Aguilera, pour Columbia) ; cante de cierre de Paco la Luz ("Dolores..."). La série pourrait s’arrêter là, comme l’a bien compris le public, qui applaudit. Mais Antonio Mairena se sent en voix, et l’on imagine sans peine les signaux qu’il envoit à Juan Habichula pour lui demander de poursuivre : Cabal de Manuel Molina ("Que remedio habrá...") / autres applaudissements, autre fausse fin, autres signaux... et cante de cierre de Curro Dulce ("Salí de la Breña"). Magistral encore...
Photo : Paco Sánchez
Bibliographie
Luis Soler Guevara et Ramón Soler Díaz : "Los cantes de Antonio Mairena", Ediciones Tartessos, Séville, 2004
Galerie sonore
Antonio Mairena (chant) / Juan Habichuela (guitare) : Tientos y Tangos / Bulerías / Bulerías por Soleá /Romance / Tonás / Siguiriyas
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