XVII Biennale de Flamenco de Séville

Du 3 au 30 septembre 2012

dimanche 16 septembre 2012 par Claude Worms

Présentation de la programmation.

14 septembre : La Sallago et María Mezcle

19 septembre : Tomás de Perrate

19 septembre : Segundo Falcón et Paco Jarana

21 septembre : Fernando Romero "Sortilegio de sangre"

21 septembre : Antonio Rey

22 septembre : Compañía Anabel Veloso - "Sinfonía fantasmal"

22 septembre : Antonio Reyes / Eli Parrilla / Manuela Cordero / El Junco

23 septembre : Carmen Linares

La dix-septième édition de la Biennale de Flamenco de Séville offre, du 3 au 30 septembre, un panorama à peu près exhaustif de la diversité du flamenco contemporain, et chacun aura pu y trouver matière à satisfaire ses appétences (et ses partis-pris) personnelles. La programmation pléthorique (71 spectacles, plus de 50000 places proposées…) a entraîné une multiplication des lieux de spectacle : les habituels Teatro de la Maestranza, Teatro Central, Teatro Lope de Vega et Hotel Triana, auxquels s’ ajoutent cette année les Reales Alcazares, le Teatro Alameda, le couvent Santa Clara, l’ auditorium FIBES et le Centre d’ Art Contemporain du monastère de la Cartuja – sans compter le Teatro Quintero qui programme des concerts dans le cadre des « activités parallèles ». Le démesure du projet risquait fort de dériver vers l’ incohérence, mais l’ écueil a été fort habilement évité, comme le symbolise bien le diptyque des galas d’ ouverture et de clôture : Manuela Carrasco (« Raíces de ébano », avec pour le cante rien moins que Pansequito, El Pele, Juan Villar et Enrique el Extremeño) / Rafaela Carrasco (« La punta y le raíz. Un paseo por el baile de Sevilla »).

Présentation de la Biennale de Flamenco / Séville 2012

C’ est qu’ une bonne part des concerts et spectacles se trouvent insérés dans des cycles qui en assurent l’ homogénéité, même si, comme de coutume, les grosses machines chorégraphiques destinées à l’ exportation (ce qui n’ exclut pas la qualité – n’ y voyez aucune connotation péjorative) tiennent le haut de l’ affiche, avec leur lot rituel de créations mondiales (20) ou nationales (2) : Ballet Flamenco de Andalucía (dirigé par Rubén Olmo) ; María Pagés (« Utopía ») ; Olga Pericet (« Rosa metal cenizo ») ; Israel Galván (« Solo » - en fait de « grosse machine », on ne fait pas plus minimaliste) ; Andrés Marín (« Tuétano ») ; Úrsula López (« La otra piel ») ; Marco Flores (« DeFlAmencAs ») ; Sara Baras (« La Pepa ») ; Mercedes Ruiz (« Perspectivas ») ; Joaquín Grilo (« La mar de flamenco ») ; Manuel Liñan et Daniel Doña (« REW ») ; La Moneta (« Paso a Paso ») ; Pepa Montes et Ricardo Miño (« …Una mirada hacia dentro… ») ; Javier Barón et Esperanza Fernández (« Arrabales »)…

Les grandes salles ne sont cependant pas exclusivement réservées au baile, et l’ on pourra également y applaudir quelques récitals de cante :José de La Tomasa et Julián Estrada (avec Adela Campallo) ; Marina Heredia ; Segundo Falcón (avec son fidèle complice, Paco Jarana) ; Carmen Linares ; Aurora Vargas ; Pansequito ; et un hommage à Camarón (Duquende, Montse Cortés, La Susi, Pepe de Lucía, Big Band Flamenca…). Deux guitaristes offriront même un récital au Teatro Central (Antonio Rey), et, suprême consécration, au Lope de Vega (Gerardo Nuñez).

Pour sa part, l’ Hotel Triana accueillera dans son patio des programmes « roots » toujours aussi réjouissants (et souvent surprenants) : « Triana toca, canta y baila » (Paco Taranto, Carmelilla Montoya…) ; « De Triana a las Tres Mil. Boboterías » (avec, outre Bobote, El Varela, Torombo, El Eléctrico…) ; « Málaga » (Cancanilla, La Cañeta, Carrete, La Lupi…) ;
« Jerez » (luis El Zambo, La Macanita, El Torta…).

Puente de la Barqueta

Mais ce sont donc les « cycles », plus ou moins copieux, qui constituent la part la plus innovante de la programmation :

_ Cycle «  Dialogos en el Alcázar », avec des projets de rencontre entre différentes cultures musicales. Nous en retiendrons « Las idas y las Vueltas » de l’ Accademia del Piacere de Fahmi Alqhai (ensemble de musique baroque) et d’ Arcángel et Miguel Ángel Cortes ; et « Las huellas », de la compagnie flamenca de La Farruca et de l’ Anuj Arjun Mishra Kathak Company (danse traditionnelle de l’ Inde du sud). Cette dernière troupe présente aussi un spectacle dans le cadre du cycle « Ecos del Oriente », qui programme également le Teatro Tascabile di Bergamo, avec « Storie del giardino dei Peri » (une excellente idée).

Cycle «  El flamenco que viene » : coup de chapeau aux jeunes artistes, avec les lauréats des deuxième et troisième Certamenes Andaluces de Jóvenes Flamencos, Jesús Carmona, Sara Calero, Paloma Fantova, Macarena Ramírez…

Les projets les plus expérimentaux sont regroupés dans les cycles « Flamenco y otras artes » (pour vous situer l’ affaire : « Vaconbacon. Cantar las fuerzas », une confrontation de Niño de Elche avec l’ œuvre picturale de Bacon) et «  Literatura bailada », des spectacles de théâtre flamenco sur La Celestina, des Romances, des textes de García Lorca (« Aleluya erótica »)…

Les plus jeunes ont le droit, comme de coutume, à un cycle « Flamenco para niños », réduit à deux spectacles : « Sinfonia fantasmal » (Cie Anabel Veloso) et « Carmelo, cantes por caramelos » (Dsdcero Producciones Escénicas).

Flamenco et handicap est le thème du cycle «  Flamenco integrado » : « Sorda » (La Niña de los Cupones, dont Muriel Mairet vous a entretenus récemment à propos de Festival de Mont-de-Marsan), et « En mis cabales (Cie José Galán).

Convento Santa Clara / Patio

Mais la nouveauté la plus délectable à notre avis est la série des concerts programmés au couvent Santa Clara, soit dans le patio, soit dans le dortoir supérieur du couvent, une belle salle dont la remarquable acoustique convient parfaitement à des récitals intimistes :

Le cycle «  De viva voz », comme son nom l’ indique, présente des concerts acoustiques, essentiellement de cante : Rocío Márquez, El Chozas, Toñi Fernández, Rafael de Utrera, Pedro el Granaíno, José Valencia… Paradoxalement, mais pour notre plus grand plaisir, quelques guitaristes ont aussi été conviés à participer au cycle « De viva voz » (la voix des cordes, sans doute) : les frères Iglesias (belle idée), Santiago Lara et Manolo Franco.

D’ autres récitals programmés dans les mêmes lieux nous semblent pouvoir être rattachés à ce cycle « spécial aficionados » : Jesús Méndez, Miguel Lavi avec Manuel Parrilla, Tomás de Perrate, La Tobala avec Pedro Sierra, la rencontre entre La Tremendita et le chanteur iranien Mohammad Motamedi, et enfin « Son de peñas » (Antonio Reyes, Manuela Cordero, El Junco, Eli Parrilla…)

Toujours au couvent Santa Clara, le cycle «  Cien años de cante » présente des « mano a mano » entre des maîtres cantaores vétérans et leurs jeunes disciples : Antonia la Negra et Angelita Montoya ; Márquez el Zapatero et Juan Murube ; Diego Amaya Nuñez « El Cabrillero » et Tamara Aguilera ; Encarnación Marín « La Sallago » et María Mezcle. Cette initiative suffirait à elle seule à honorer cette dix-septième édition de la Biennale, et singulièrement l’ hommage rendu à La Sallago (lire ci-dessous).

Carmen Linares

Ajoutons que la Biennale investit cette année la totalité de la ville, avec des spectacles de rue («  Una ciudad para el Flamenco ») et une multitude d’ « activités parallèles » : expositions (dont l’ une très originale, consacrée à Miguel de Molina sous le titre on ne peut plus approprié de « Arte y provocación) ; projections ("El amor brujo", "El fabuloso Sabicas", "El cante bueno duele", "Huelva flamenca"…) ; cycles de cours, colloques, conférences…

Nous regrettons d’ autant plus d’ avoir du limiter notre séjour, et donc nos comptes rendus, aux 14, 19, 21, 22 et 23 septembre. Flamencoweb n’ a toujours pas de généreux mécènes, et nous devons donc financer de nos propres deniers l’ ensemble de nos équipées…

Maguy Naïmi et moi-même tenons à remercier Olga et Miguel Ángel pour leur accueil chaleureux, leur disponibilité et leur efficacité à aplanir les menus problèmes inévitables dans ce type de manifestations tentaculaires.

Claude Worms

3 dernières photos : Maguy Naïmi / Flamencoweb


Vendredi 14 septembre, 19h

Espacio Santa Clara, Dormitorio alto

Cycle « Cien años de cante »

Cante : La Sallago et María Mezcle

Guitare : Adriano Lozano

Conscient de l’ importance de l’ hommage auquel il allait assister, un public averti se pressait à l’ entrée du dortoir supérieur du couvent Santa Clara (une salle de capacité modeste, il est vrai) bien avant l’ heure du concert.. Les premiers rangs sont cependant restés clairsemés, beaucoup de sommités de la presse spécialisée et / ou locale n’ ayant pas jugé utile d’ honorer l’ événement de leur présence. Ils auront ainsi manqué une excellente occasion de manifester leur gratitude à l’ une des grandes dames qui, tout au long du XX siècle, ont conservé, transmis et enrichi un patrimoine musical qui se trouve être aussi, par ailleurs, leur gagne-pain… Ce qui ne regarderait qu’ eux et leur conscience professionnelle, s’ ils n’ avaient du même coup privé d’ un concert annoncé complet les aficionados anonymes qui n’ auraient pas demandé mieux que d’ occuper les places qui leurs étaient réservées et qui sont demeurées désespérément vacantes.

« Para cantar flamenco hace falta voz, voz y voz ». L’ adage bien connu se vérifie la plupart du temps, mais le cante est assez grand seigneur pour octroyer quelques exemptions, au bénéfice de l’ âge, des services rendus et de la science musicale accumulée au cours d’ une longue carrière. Ce fut le privilège de Rafael Romero, Chano Lobato ou Juan Varea, comme actuellement de Flores el Gaditano et de Encarnación Marín « La Sallago », qui, à 93 ans, est la doyenne des artistes flamencos en activité (pour plus d’ informations biographiques, nous renvoyons nos lecteurs aux articles des rubriques « Archives sonores » et « Nouveautés CD »).

La Sallago n’ a naturellement plus la puissance et la souplesse vocales, ni la longueur de souffle, d’ antan, mais elle a conservé son timbre voilé immédiatement captivant, et un phrasé d’ une redoutable efficacité. Il lui aura suffi d’ une premier cante « por Tiento » (la suite était au-dessus de ses forces, mais quelle entrée en matière !), de trois Fandanguillos (le dernier d’ une finesse mélodique remarquable) et de quelques letras « por Bulería » pour nous faire comprendre, ou plutôt ressentir l’ un des grands mystères des musiques populaires restées authentiquement vivantes : la beauté du chant peut se passer de voix. Il y faut une intentionnalité musicale d’ une épaisseur hors du commun, apanage des musiciens qui ont pénétré tous les arcanes de leur art au cours d’ une longue vie de travail humble et acharné.
Rude quête, surtout à l’ époque de La Sallago (rappelons qu’ elle chante depuis les années 1930 et qu’ elle a partagé l’ affiche avec la Niña de los Peines), où il était encore plus difficile qu’ actuellement de « gagner sa vie avec les Siguiriyas », et surtout pour une femme. Quelques notes suggérées, par l’ infaillibilité de leur inflexion et de leur placement, suffisent alors à dessiner une courbe mélodique que nous n’ entendons pas vraiment, mais qui se grave dans le silence imposé par l’ épuisement des facultés vocales. Jamais le silence n’ est alors autant musique, surtout quand elle est prolongée par la musique du corps, des épaules, du visage, des mains… Grande leçon !

La présence scénique
de La Sallago est aussi intense et impressionnante que ses silences, et a imprimé au récital de sa jeune collègue un supplément d’ âme. Partenaire attentive au moindre détail de ses cantes (et des falsetas du guitariste), elle les a ponctué de palmas aussi sobres qu’ efficaces, de hochements de tête approbateurs, de sourires complices et même de quelques pas de danse, en maître exigeante mais bienveillante.

Il peut paraître incongru de parler musique et technique pour un tel moment d’ émotion. Mais ne pas en parler serait injuste pour María Angeles Rodríguez Cuevas « María Mezcle », à laquelle échut le redoutable honneur de présenter La Sallago, et d’ assurer l’ essentiel du concert. Agée de vint cinq ans, et née comme elle à Sanlúcar de Barrameda, María Mezcle pourrait être l’ arrière petite fille de La Sallago, dont elle assume l’ héritage avec un respect rigoureux, ce dont témoigne l’ exigence du programme qu’ elle a interprété : Toná et Debla ; Soleares por Bulería ; Siguiriyas de Jerez et Cabal ; Mirabrás ; Bulerías. Grande saetera, détentrice de nombreux prix, pédagogue, et habituée des Circuitos Flamencos de la Fédération des Peñas Flamencas Andalouses, María Mezcle est une digne représentante des cantaoras de la jeune génération, dotées d’ une remarquable technique vocale et d’ une ample connaissance du répertoire traditionnel.

Nous avons particulièrement apprécié dans ses interprétations la vigueur rythmique de ses remates, pour lesquels elle sait garder en toute circonstance les réserves de souffle et de puissance nécessaires, quelque soit la longueur des « tercios » qui les précèdent. Les Siguiriyas ont sans doute été le meilleur moment de son récital, avec un chant très intériorisé mais d’ une grande intensité, une mise en place originale et musicalement très intelligente, et des contrastes savamment organisés entre de longues périodes mélodiques et d’ abrupts « recortes » (césures). Le tout sur un tempo très lent, qui donnait aux trois cantes une belle solennité (encore faut-il pouvoir se le permettre : question de souffle…).

Le jeu traditionnel d’ Adriano Lozano, et son accompagnement très attentif et respectueux, convenaient parfaitement aux deux cantaoras. Il a par exemple parfaitement su relancer le chant de María Mezcle, qui peinait à entrer dans les premiers cantes des Soleares por Bulería (sans doute la cantaora était-elle émue et déconcentrée par l’ imminence de l’ entrée en scène de La Sallago, qu’ elle devait accueillir – on le serait à moins). Et quels trésors de délicatesse dans le toucher, pour La Sallago…

Le public a salué et pris congé de La Sallago debout, non par une ovation démonstrative, mais par des applaudissements à la fois affectueux et respectueux… et quelques larmes. Comme il convenait.

Un grand merci à la Biennale pour ces instants inoubliables. Et, si nous pouvons formuler un souhait, ce sera de revoir La Sallago en concert pour la XVIII édition en 2014.

Claude Worms.

Photos : Antonio Acedo / Bienal de Flamenco

PS : notre ami Rouben Haroutunian a fait l’ aller-retour depuis Paris spécialement pour l’ occasion :

La première fois que j’ ai entendu la voix de La Sallago, c’ était dans un 33 tours intitulé « Inspiracion », et Isidro Muñoz l’ accompagnait à la guitare.
La Sallago... Le timbre de sa voix, sa manière de « dire » ses phrasés, incroyablement ensorceleuse, m’ont pris par la main pour me faire traverser un
monde émotionnel hors norme.

En juin dernier, un article de Claude Worms dans flamenco web annonçait un concert de La Sallago dans le cadre de la Biennale de
Séville. Mon sang n’ a fait qu’ un tour, et le 14 septembre j’ étais présent à Séville dans la salle de concert pour l’ écouter.

Même si le passage des ans (93) a diminué la puissance vocale de cette grande dame du chant flamenco, sa délicatesse et son intelligence à
aborder ses phrasées, afin de compenser le manque de souffle, était une grande leçon de chant, la quintessence de l’ art du chant.
Un grand moment qui restera indélébile dans mon coeur.

Rouben Haroutunian


Mercredi 19 septembre, 23 heures

Espacio Santa Clara, patio

"Infundio"

Chant : Tomás de Perrate

Danse : Carmen Ledesma

Guitare flamenca : Antonio Moya

Guitare acoustique : Ricardo Moreno Montiel

Claviers : Emilio Ricart "Chambe"

Percussions : Rafael Hermoso Trujillo "Poti"

Il existe deux Tomás de Perrate : le premier, cantaor traditionnel, et le second, disons, showman.
Ce dernier était déjà en gestation dans l’ album « Perraterías » (des cantes del Piyayo arrangés en rock compact, sauce Pata Negra première époque ; la Bulería « Compay Diego », une fusion parfaitement réussie entre la Bulería de Morón et la musique de Compay Segundo, peut-être également inspirée par le « Blues de la Frontera » de Pata Negra). Il occupe une bonne moitié du programme d’ « Infundio », dernier enregistrement de Tomás de Perrate, dont le spectacle présenté à Santa Clara est la mise en œuvre scénique.

«  Utrera es una forma de ser y estar en el cante », déclara l’ artiste pour présenter le concert. Et, en effet, sa musique coule de source, plus précisément de deux sources. Tomás a commencé sa carrière en tant que batteur de rock, et ne s’ est découvert cantaor que tardivement, incidemment, et sans doute d’ abord sans objectif professionnel conscient. Il a hérité le cante de son père, El Perrate, et s’ est donc trouvé en possession d’ un répertoire traditionnel vécu au quotidien (en fait de transmission orale, on peut difficilement rêver processus plus transparent). Ce répertoire (essentiellement : Tonás, Soleares, Siguiriyas, Tientos, Tangos, Cantiñas et Bulerías) est constitué des variantes apportées par les cantaores de Lebrija et Utrera aux traditions de Triana et Alcalá (par exemple, La Andonda et Joaquin el de la Paula pour les Soleares), de Juaniqui et La Serneta à Gaspar de Utrera et Inés Bacán, en passant par Pinini, Manuel de Angustias, El Perrate, La Perrata, Bastían Bacán, La Fernanda, La Bernarda, El Lebrijano… Une histoire bien connue de nos lecteurs, et que nous ne retracerons donc pas plus en détail.

La seconde source est peut-être moins évidente, mais tout aussi importante pour le côté showman (traduire : festero) que nous évoquions. Il s’ agit de la tradition de la Rumba « à l’ andalouse », et surtout de celle du « cuplé por Bulería ». On sait que ce dernier remonte aux créations de Manuel Vallejo, Pastora Pavón ou Canalejas de Puerto Real, et qu’ il est resté longtemps l’ apanage contesté de stars, qui, bien que grands cantaores à leurs heures, ont construit leur succès sur la variété « flamenquisée » : Niño de Marchena, Juan Valderrama…

Mais le « cuplé por Bulería » s’ est aussi enraciné dans la musique populaire de deux terres flamencas : Cádiz et Los Puertos, par Antonio el Chaqueta, La Perla de Cádiz et Chano Lobato ; Utrera, par Miguel Vargas Jiménez « Bambino » (1940 – 1996). Issu d’ une grande dynastie flamenca (sa mère, Francisca Jiménez Ramírez était bailaora et cantaora ; Manuel de Angustias était son oncle…), Bambino doit son nom de scène à son interprétation « por Bulería », lors d’ un Potaje Flamenco à Utrera, d’ une chanson italienne popularisée par Renato Carosone (« Bambino piccolino »). Sa discographie, de 1964 à 1996, compte environ 500 titres, dont une majorité d’ adaptations « por Rumba » et surtout « por Bulería » de coplas, tangos argentins, boleros, et autres rancheras (avec une nette prédilection pour Carlos Gardel et Antonio Machin). Certaines de ses créations ont d’ ailleurs été reprises par ses contemporaines, Fernanda et Bernarda. Ajoutons que Bambino était déjà accompagné par des « groupes », avec percussions et deux guitaristes – et non des moindres : Paco Cepero, Paco de Antequera, Juan Maya « Marote », Juan Habichuela, Paco del Gastor, Manolo Domínguez, Paco de Lucía (et oui…). Moins connus, mais sans doute mieux en connivence avec la musique de Bambino, n’ oublions pas les frères Pepe et Ramón Priego, d’ Utrera précisément.

Le programme d’ « Infundio » assume les deux traditions : tour à tour Dr Jekyll et Mr Hyde, Tomás de Perrate les a défendues sur scène pendant plus de deux heures, sans interruption et avec une énergie apparemment inépuisable.

Cante traditionnel donc, pour la première partie, avec la guitare indispensable de son alter ego, Antonio Moya. Après un cante plutôt indéfini, sorte d’ évocation personnelle ad. lib. de la Toná et de la Debla, accompagnée « por Taranta », vinrent de longues Soleares, qui suffiraient à démontrer que Tomás de Perrate est l’ un des plus grands cantaores traditionnels contemporains. Le « temple » et surtout le premier cante de Álcala (le classique « Los pasitos que yo doy… ») justifiaient à eux seuls d’ assister au récital : un naturel confondant, la savante simplicité du soutien vocal et de la conduite mélodique, sont à la hauteur des grands maîtres de genre, comme Tomás Pavón, Juan Mojama… Nous avons aussi admiré la manière très personnelle du cantaor de lier les cantes par paires, faisant d’ une Soleá larga suivie d’ une corta un seul bloc d’ une logique musicale imparable. Le reste fut de la même qualité : Cantiñas et Romeras (avec des inflexions « à la Pinini » jusque dans le « A donde van los colegiales » de Pastora Pavón) ; Bulerías dans le style de Gaspar de Utrera ; et Tientos et Tangos, avec Carmen Ledesma. Fidèle à elle-même, la bailaora a « marqué » les Tientos quasiment immobile, avec de superbes et majestueuses ponctuations des mains et des bras, avant de répondre à la verve de Tomás par des improvisations pleines d’ humour, pour les Tangos de Triana suivis des cantes del Piyayo, chantés sur tempo rapide et à l’ ancienne, pesamment appuyés sur les temps forts, façon Manolillo el Herraor. Antonio Moya les a d’ ailleurs accompagnés « rumbeando ».

Le guitariste a poussé le perfectionnisme jusqu’ à changer de guitare pour accompagner la danse. Pour le cante, son accompagnement nous semble de plus en plus traditionnel, avec par exemple des lignes de basses de passage entre les accords qui évoquent le style de Diego del Gastor pour les Soleares, et un usage systématique du « medio compás » pour les Bulerías. Ses falsetas sont émaillées, naturellement, de références à Pedro Bacán, ce dont nous ne nous plaindrons certes pas (dans les Soleares surtout). Mais son style est de plus en plus personnel, avec un art inimitable de faire monter la tension sur de longues séquences, commencées par de légers arpèges allusifs, et conclues par des déluges d’ « alzapúa » rageuse (Alegrías et surtout Bulerías).

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La métamorphose de Dr Jekyll en Mr Hyde fut signifiée par un changement de posture du protagoniste, alors que les musiciens du groupe entraient en scène ( à l’ exception du percussionniste, Rafael Hermoso Trujillo « Poti », déjà présent pour accompagner les cantes traditionnels, aussi discrètement qu’ efficacement), et qu’ Antonio Moya s’ éclipsait : Tomás de Perrate ne chante plus assis mais debout, devant un micro sur pied, comme tout rocker ou soulman qui se respecte, et non muni de l’ un de ces misérables micros cravates…

Les deux morceaux les plus intéressants, à notre avis, furent un nouvel arrangement des cantes del Piyayo, cette fois en rumba afro-cubaine, avec, comme il se doit, des décalages millimétrés entre le chant et l’ accompagnement, et des Siguiriyas particulièrement originales. Sur un tempo ultra rapide, le cante reposait sur des sortes de riffs instrumentaux (guitare acoustique, clavier et basse – respectivement Ricardo Moreno Montiel, Emilio Ricart « Chambe » et… - le nom du bassiste est omis sur la fiche technique. Qu’ il veuille bien nous excuser…) construits sur les temps 3 et 4 du compás, c’ est à dire les deux noires pointées, alors que les temps 5, 1 et 2 (les trois noires) restaient en silence. Il nous a semblé y voir une transposition de la manière d’ accompagner les Siguiriyas par des « nudillos » à Utrera, quand elles sont chantées a capella (voir, par exemple, les documentaires de la série « Rito y geografía del cante flamenco »). En tout cas, le contraste entre l’ ampleur des arcs mélodiques du chant et l’ accompagnement pointilliste est du plus bel effet…, même s’ il semble avoir quelque peu désorienté une partie du public.

Les trois autres pièces au programme étaient des « cuplés por Bulería ». Mais le temps a passé depuis Bambino, et si l’ esprit est resté le même, le traitement musical a considérablement évolué. D’ abord dans l’ expression vocale : Tomás de Perrate procède souvent, au début de chaque letra, à un malaxage en règle du texte qui évoque plus Tom Waits que la vocalité flamenca (pour qui, comme nous, apprécie Tom Waits, mais point trop le « cuplé por Bulería », cette innovation est plutôt bienvenue). Ensuite, et surtout, dans la structure des morceaux, qui évoque celle du jazz : chorus (remarquables et jazzy d’ ailleurs, aussi bien du guitariste que du pianiste) entre les parties vocales. Lors du dernier morceau, Tomás présenta d’ ailleurs ses musiciens en lançant chaque chorus par quelques mesures de scat…

Ajoutons enfin que Carmen Ledesma revint sur scène pour l’ avant dernière Bulería : une danse pantomime qui illustrait le texte, avant que l’ irruption, inattendue dans ce contexte, de l’ emblématique et traditionnel « Yo vengo de Utrera » en guise de « remate » du cante, ne déclenche instantanément une tornade de taconeo.

La soirée se termina en beauté avec l’ invitation, pour le bis, de Marí Peña, pour naturellement, une nouvelle longue série de Bulerías, à laquelle répondirent de non moins longs applaudissements, rythmés en palmas « por Bulería » (nous sommes à Séville…).

Claude Worms

Photos : Antonio Acedo / Bienal de Flamenco

NB : La Biennale ne nous a proposé que des photographies de Tomás de Perrate et Antonio Moya. Nous prions la bailaora et les autres musiciens du spectacle de bien vouloir nous en excuser.

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19 septembre, 20h30

Théâtre Lope de Vega

"Entre el labio y el beso"

Création et direction : Paco Jarana et Segundo Falcón

Direction musicale : Paco Jarana

Adaptation des textes originaux : Segundo Falcón

Chorégraphies : Eva Yerbabuena

Arrangements et orchestrations : Jesús Cayuela

Orquesta Bética de Sevilla / Direction : Michael Thomas

Chant : Segundo Falcón

Guitare : Paco Jarana

Percussions : Antonio Coronel

Choeurs et palmas : Los Mellis

Danse : Úrsula López y Moisés Navarro

La Biennale de Séville présentait le mercredi 19 septembre à 20h 30,au théâtre Lope de Vega une création de Paco Jarana et Segundo Falcón, avec la collaboration en tant que chorégraphe de Eva la Yerbabuena (en congé de maternité actuellement). Son titre « Entre el labio y el beso » (Entre lèvre et baiser) est une allusion probable à l’ univers des chansons d’ amour écrites par le compositeur mexicain Agustín Lara.

Avant même que le rideau ne se lève résonnaient les accents latino-américains d’ un tango, et l’ Orquesta Bética de Sevilla, sous la direction de Michael Thomas, joua en ouverture quelques thèmes fameux (comme « Piensa en mí » - remis au goût du jour notamment par Pedro Amodóvar) de ce compositeur mexicain connu dans le monde entier, et dont on a annoncé la mort à plusieurs reprises, en 1929, en 1932 et en 1970. Ces trois dates « fatidiques » ont servi de point de départ au sinopsis de « Entre el labio y el beso ». Ses auteurs (tous deux de la province de Séville), le chanteur Segundo Falcón (né à El Viso del Alcor) et le guitariste Paco Jarana (né à Dos Hermanas), ont voulu « créer une harmonie entre deux formes d’ expression musicale, la musique classique et le flamenco, en faisant en sorte que chacune d’ entre elles conserve son identité tout en tissant des liens avec l’ autre. ».

Nous pouvons affirmer que le but a parfois été atteint, puisque par instants une fusion totale entre les artistes flamencos et l’ Orquesta Bética de Séville a réellement eu lieu : par exemple, dans la dernière partie de la Milonga, ou dans les Alegrías construites sur un va et vient constant entre le chant de Segundo Falcón, la guitare de Paco Jarana, les percussions de Antonio Coronel, les palmas et les chœurs des « Mellis » et l’ orchestre.

Ce qui en revanche nous est apparu moins réussi, ce sont les interprétations de « Solamente una vez » accompagné au piano, et de « Noche de Ronda » adaptée en Bulería. Sans doute suis-je allergique aux boléros interprétés par une voix flamenca : mis à part l’ enregistrement qu’ en a fait Mayte Martín accompagnée au piano par Pepe Motoliú, je ne vois pas l’ intérêt d’ interpréter avec moins de talent ce que les chanteurs de boléros savent faire si bien.

J’ ai apprécié tout particulièrement le jeu de Paco Jarana, surtout sur la Jabera, les Fandangos de Frasquito Yerbabuena et les Malagueñas. Il joue avec beaucoup d’ aisance et d’ élégance, en faisant ressortir les voix intermédiaires sur les séquences harmoniques de ses falsetas, conférant ainsi à sa musique une couleur particulière, avant de revenir au jeu traditionnel dans ses llamadas.

J’ ai beaucoup aimé également la voix de Segundo Falcón ; il connaît bien le répertoire et chante avec finesse. Sa Soleá apolá m’ a rappelé Enrique Morente dont il est un admirateur, et il est dommage qu’ il ne se soit pas davantage inspiré de sa démarche. Enrique Morente, lorsqu’ il se lançait dans un projet , le menait jusqu’ au bout, en prenant le risque de se tromper, et de voir les choses lui échapper, mais … quelle originalité, quel talent déployé à chaque nouvelle expérience ! Ici, nous avons l’ impression qu’ on est resté en demi teinte, qu’ on n’ a pas voulu prendre le risque d’ aller jusqu’ au bout de la démarche. C’ est dommage, car ces artistes ont du talent, et les arrangements et les orchestrations de Jesús Cayuela ne manquent pas d’ intérêt.

Les deux chorégraphies de La Yerbabuena ont montré deux facettes de la danse. D’ une part la féminine, avec la danseuse Úrsula López, dont la prestation dépouillée rappelait plutôt celle des danseurs contemporains : dramatique, torturée, toute de noir vêtue, elle s’ est située aux antipodes de la danseuse traditionnelle à la belle robe à volants. D’ autre part la masculine, avec la danse de Moisés Navarro : un véritable concentré d’ énergie, et une prestation qui fleure bon les danses d’ antan, lorsque ces messieurs utilisaient encore les castagnettes. La dernière danse, exécutée en duo avec un usage habile du mantón, fut un véritable moment de grâce.

Maguy Naïmi

Photos : Antonio Acedo / Bienal de Flamenco


21 septembre, 20h 30

Théâtre Lope de Vega

« Sortilegio de sangre »

Chorégraphie : Fernando Romero

Danse : Elena Algado / Ana María Bueno / Fernando Romero / Miguel Ángel Corbacho / Jesús Carmona / Primitivo Daza

Chant : Miguel Ortega

Musique originale : Pepe Nieto

Mise en scène : José Antonio

Scénario : Pepe Nieto / Fernando Romero

Costumes : José Antonio

Lumières : Florencio Ortiz

Scénographie : Gonzalo Narbona

Un décor où domine la couleur froide (vert un peu trouble) des chiffons torsadés, simulant les branches tordues et tendues de toiles d’ araignées des arbres. Un arbre au tronc torturé à droite de la scène semble sorti tout droit d’ un épisode du « Seigneur des anneaux » et des bandes de tissu froissées descendent verticales telles les lianes des toiles insolites du peintre cubain Wilfredo Lam. Peu d’ éléments en somme, mais suffisamment suggestifs pour que nous nous sentions transportés dans une forêt enchantée, où se meut tel un serpent rampant sur le sol, se fondant dans le paysage, une sorcière, la danseuse Elena Salgado, conçue comme un personnage mouvant qui « se modifie et se réinvente » (selon les propres termes du chorégraphe Fernando Romero). Elena Salgado sait tirer parti de l’ espace, le corps incliné, elle ondule telle une liane, à ras de terre comme si elle cherchait à se fondre en elle.

L’ apparition des deux hommes, Urcebas (Fernando Romero) et Caikombé (Miguel Ángel Corbacho), tous deux amis et guerriers au service du roi Situbolaï, introduit un autre univers moins sinueux, plus dur. Leur danse est magistrale, elle combine avec talent les frappements de pied du flamenco et la danse classique contemporaine. Ces danseurs semblent avoir tout intégré afin de nous proposer une chorégraphie « totale », où l’ élasticité des corps n’ empêche pas les tenus (cette fermeté du corps si indispensable dans toute danse) où les pirouettes aériennes alternent avec la force rectiligne de la danse flamenca ancrée dans le sol.

Que nous raconte « Sortilegio de sangre » ? Ni plus ni moins que la tragédie de Shakespeare « Macbeth », concentrée et chorégraphiée, dans le décor de l’ Andalousie du Guadalquivir du IV siècle av. J-C. Il s’ agit en fait, d’ un concentré de tragédie, en trois actes : la rencontre avec la sorcière et la prédiction, dans le premier ; le dîner et le crime, dans le deuxième ; le châtiment des assassins (meurtre de Ucebas et suicide d’Albura) dans le dernier.

Le premier acte atteint toute son intensité dramatique et chorégraphique avec l’ apparition de Situbolaï, l’ impressionnant danseur Primitivo Daza, et l’ intervention du chanteur Miguel Ortega qui apporte la force et la véhémence de sa voix flamenca à cette chorégraphie à trois sur une musique créée par Pepe Nieto. Le compositeur a choisi des couleurs sonores froides en harmonie avec celles du décor et des costumes. Il écrit fréquemment de la musique de film, et suggère ici des ambiances sonores angoissantes par de vastes plages électro-acoustiques, arythmiques, qui jouent sur des contrastes entre registres extrêmes. Les percussions y font irruption de tems en temps pour assurer les transitions avec les séquences rythmiques interprétées par les danseurs. Ces motifs rythmiques (souvent des leitmotivs) servent aussi à accompagner les boucles (« loops ») des claviers, traitées dans le style des musiques minimalistes répétitives anglo-saxonnes : entrées décalées, canons… atonaux. Le chant marque les changements de tableau, ou annonce et commente l’ action à la manière des chœurs des tragédies grecques. Il s’ agit là encore de compositions originales, le plus souvent des récitatifs ou des ariosos, qui n’ évoquent le cante que par la technique vocale. D’ un point de vue techniques, elles sont d’ une grande difficulté, par leurs sauts d’ intervalles peu fréquents dans le chant flamenco.

Bien plus que d’ une succession de scènes dansées, il s’ agit là d’ une œuvre de théâtre avec un fil conducteur (une histoire d’ ambition, de crime et de vengeance) et la volonté d’ analyser et de comprendre l’ attitude des personnages, en particulier celle de Lady Macbeth / Albura, incarnée par la danseuse flamenca Ana María Bueno. Fernando Romero a été davantage fasciné par ce personnage que par l’ œuvre elle-même. Selon lui, plus que l’ ambition, c’ est le désir de survie dans un monde impitoyable fait pour les hommes qui la pousse à agir (« me fascinó le estrategia de supervivencia de esa mujer » ).

Ana María Bueno est une des héritières de la « Escuela sevillana », cette école de danse qui nous enchante par sa grâce et son élégance. Vêtue d’ un long manteau d’ intérieur blanc immaculé, elle adapte toute sa technique de « bailaora » à ce personnage. Elle nous offre une danse épurée, silencieuse, toute en séduction, dans laquelle les bras, le corps, sont mis en valeur (pas de taconeo ou si peu…). Elle danse avec grâce, accompagnée de sa bata de cola invisible, et joue son rôle à la perfection.

Le deuxième acte s’ ouvre sur un banquet où, comme dans les toiles représentant la Cène, tous les personnages sont réunis, face au public. Les mouvements exécutés en ralenti, la lumière rouge, annoncent la tragédie (trahison et mort comme dans le dernier repas du Christ). Le vin servi par lady Macbeth / Albura contient un narcotique, ce qui permet à Fernando Romero tel un homme ivre, de montrer toute l’ étendue de son talent en exécutant une danse tout en ralentis et en déséquilibres contrôlés, où le taconeo se trouve incorporé dans le mouvement. Il trahira, par amour pour Albura, son ami Caikombé à qui il essaiera de faire endosser le meurtre du Roi Situbolai. La lutte qui oppose les deux hommes, exécutée sous la lumière blanchâtre intermittente d’ un orage, nous a rappelé l’ un des tableaux les plus violents de la peinture espagnole, « Riña a garrotazos » de Francisco de Goya.
Dans le dernier acte, Albura essaye de laver ses mains tachées de sang. Mais elle a beau frotter, celui-ci ne partira pas. Les fantômes des deux morts (Caikombé et Situbolaï) sortent du miroir, et tout change. Albura dépouillée de son long manteau, en chemise, en cheveux, désemparée, a perdu toute sa force. Sa danse désarticulée a perdu son élasticité et sa grâce. Poursuivie par les deux spectres, elle se suicide. Dans le dernier combat opposant Urcebas et le fils de Caikombé, Isceradin (incarné par Jesús Carmona), décidé à venger son père, Fernando Romero a incorporé habilement des fragments de hip hop pour évoquer la violence de la lutte entre les deux personnages et les soubresauts de l’agonie d’ Ucebas.

« Sortilegio de sangre » n’ est pas à proprement parler un spectacle de flamenco, et ceux qui s’ attendaient à des chorégraphies traditionnelles ont sans doute été déçus. Mais pour notre part, nous avons apprécié un projet « risqué mais cohérent » (selon le musicien Pepe Nieto ), car la musique, comme la mise en scène, le décor (de bois, de roseau et de chiffon) et les costumes créés par José Antonio ont contribué à faire de cette œuvre, une création singulière.

Maguy Naïmi

Photos : Antonio Acedo / Biennale de Flamenco

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21 septembre, 23h

Teatro Central

« Colores del fuego »

Compositions et guitare : Antonio Rey

Chant : Mara Rey et Pedro el Granaíno

Violon : Thomas

Guitare basse : Popo

Claviers : Alex Romero

Percussions : Ane Carrasco / Luis de Periquín

Palmas et choeurs : Gema / Carmen Jurado

Artistes invités : Estrella Morente / Arcángel

Guitares d’ accompagnement : ?

Nous avions salué « A través de tí » comme l’ un des meilleurs premiers disques de guitare flamenca de ces dernières années, ce qu’ a ensuite confirmé «  Colores de fuego », présenté en concert au Teatro Central. Il nous en coûte d’ autant plus d’ admettre que nous sommes ce soir restés sur notre faim, et que nous sommes beaucoup plus ennuyés à ce récital qu’ au ballet « Sortilegio de sangre » auquel nous venions d’ assister. Un comble pour un chroniqueur guitariste à ses heures, et dont nos lecteurs ont sans doute compris depuis longtemps qu’ il était assez hermétique à la danse…

Tout avait pourtant fort bien commencé, avec, pour la mise en bouche, un joli trémolo en solo rôdant autour des harmonies de la Taranta – une sorte de version contemporaine de la Nana de Mario Escudero. Il nous a plus tard été resservi en bis pour le dessert, légèrement réchauffé et assaisonné en trio guitare / violon / clavier.

Pour le divertissement de l’ assistance, et aussi un peu pour l’ esbroufe (mais il en faut toujours une certaine dose sur scène), Antonio Rey a ensuite convoqué le groupe au grand complet (sans le clavier) pour un Tango qu’ on aurait pu croire tout droit sorti du sextet de Paco de Lucía, façon « Yo sólo quiero caminar ». Rien n’ y manquait : ni l’ estribillo « pegadizo », ni les picados vertigineux, ni même l’ inévitable clone de Pepe de Lucía, sur lequel nous passerons pudiquement, bien qu’ il ait sévi ultérieurement sur les deux Rumbas.

L’ Alegría (deux guitares et percussions - en La Majeur, ce qui nous situerait plutôt du côté de "Siroco") et surtout la longue Granaína en solo ont été les deux moments fort du concert. Pour la première, une débauche d’ idées mélodiques et d’ humour (nous étions à Cádiz), et des remates vertigineux, en forme de joutes rythmiques entre la guitare et les percussions, auxquelles les musiciens prenaient visiblement grand plaisir – nous aussi d’ ailleurs. La Granaína est une superbe composition, construite autour d’ un leitmotiv en arpèges qui n’ est développé que pour la transition vers la coda, avec là encore des lignes mélodiques de toute beauté et des harmonisations qui ne leur cèdent en rien. Antonio Rey en a donné une interprétation très sobre et sereine, ponctuée de silences évocateurs. Une leçon de bon goût qui nous a donné un aperçu de ce qu’ aurait pu être ce récital, mais… Ce fut à peu près tout, si l’ on excepte une Bulería fort réussie, avec la complicité impromptue d’ Arcángel, qui passait par là. Le cantaor nous gratifia d’ une « salida » et d’ une première letra époustouflantes, mais éprouva ensuite quelques difficultés vocales, sans doute parce qu’ il avait choisi des cantes dont les tessitures étaient difficilement compatibles, même pour lui, avec le mode flamenco sur Mi bémol (identique à « por medio », capo 6) de la composition.

Soyons juste : au total, de quoi se réjouir tout de même pendant une moitié du concert… Le reste dériva en une joyeuse réunion de famille et d’ amis, certes fort sympathique, mais pas forcément adéquate à un spectacle donné au Teatro Central dans le cadre de la Biennale (lors de la précédente édition, les concerts de Niño de Pura et Juan Carlos Romero étaient d’ une toute autre tenue).

Antonio Rey y déploya une énergie et un abatage scénique incontestables. Difficile d’ imaginer guitariste plus virtuose, chaleureux et décontracté. Mais la musique dans tout ça ?
Deux Rumbas, donc – à nouveau sur le modèle du sextet de Paco de Lucía. Une Nana en forme de chanson de variété andalouse modèle courant - joliment chantée par Estrella Morente, autre invitée surprise. Deux ballades instrumentales, l’ une ternaire et l’ autre binaire, mais de même modèle : exposition d’ un thème habilement troussé mais pas inoubliable, suivi d’ une série d’ « improvisations » (les guillemets parce qu’ il s’ agissait le plus souvent de simples exercices de gammes), le tout sur l’ accompagnement des deux autres guitaristes tricotant la grille harmonique en arpèges.

Rumba, chanson, ou ballade, Antonio Rey s’ est évertué à nous démontrer sa vitesse d’ exécution du picado, ou éventuellement de l’ alzapúa, sans trop se soucier de l’ utiliser à des fins proprement musicales. Une obstination bien inutile (nous avions bien compris le message dès les Tangos) et d’ autant plus lassante que les gammes qu’ il escaladait et dévalait à vive allure étaient des plus convenues, sans l’ imagination harmonique dont il sait pourtant faire preuve dans ses compositions plus élaborées. Un régal sans doute pour les fanatiques de la performance sportive, mais un véritable pensum pour les amateurs de musique.

Notre déception est d’ autant plus vive que les deux enregistrements d’ Antonio Rey contiennent plus de compositions de grande qualité qu’ il n’ est nécessaire pour constituer un programme de haut niveau. Le guitariste est encore très jeune, et a donc tout le temps d’ évoluer et de mûrir. Mais force est de constater que, pour le moment, mieux vaut l’ écouter en disque qu’ en concert (une impression que nous avions déjà eue au Festival de Nîmes, bien qu’ avec moins d’ évidence). Quoi qu’ il en soit, le public du Teatro Central ne semble pas avoir partagé notre avis : ovation debout (qui semble être devenue une coutume quasiment obligatoire…).

Claude Worms

Photos : Antonio Acedo / Bienal de Flamenco


22 septembre, 19h

Théâtre Alameda

« Sinfonía fantasmal »

Idée originale, direction y chorégraphie : Anabel Veloso

Argument et dramaturgie : Anabel Veloso

Adaptation des textes : Josema Diez-Pérez

Danseurs : Anabel Veloso / Alberto Ruiz

Acteurs : María Gallardo / Francisco Caparrós

Compositions : Johannes Brahms, Tchaikovski, Virus String Quartet, John Williams, Javier Patino, Carlos Gardel, Diego Villegas, José Vélez, Ruiz y Veloso et populaire.

Musiciens invités : membres de l’ "Orquesta Joven de Ciudad de Almería" et de l’ "Orquesta Joven Provincial de Cádiz".

Scénographie : Anabel Veloso

Réalisation de la scénographie : Teatro Auditorio Roquetas de Mar

Lumières : Gloria Montesinos

« Sinfonía fantasmal », presenté au Théâtre Alameda, est un spectacle qui s’ adresse aux enfants. Il s’ agit de la version pour jeune public (de 6 à 12 ans) du « Poema sinfónico n°2 » de la Compagnie Anabel Veloso. L’ histoire est à la fois simple et poétique. Deux jeunes amis, Tono et Mimi (rôles tenus par les deux acteurs Francisco Caparrós et María Gallardo) se glissent dans les coulisses d’ un théâtre où gisent, abandonnés, les instruments d’ un orchestre. Ceux-ci rêvent que quelqu’un vienne les jouer, car, d’ après une légende, ils seraient ainsi tirés de leur sommeil léthargique et reviendraient à la vie.

Le spectacle commence sur la musique de Casse Noisettes de Tchaikovski, car Mimi, dès le début, apprend à Tono que la musique classique et le flamenco sont toujours allés de concert. Les deux enfants vont d’ abord réveiller un piano, et les deux danseurs (Anabel Veloso et Alberto Ruíz) font mine de s’ éveiller de s’ étirer. Revenant à la vie, ils exécutent sur des Tangos une chorégraphie incorporant le flamenco (celui de la Escuela Sevillana qui nous touche tant par sa grâce et son élégance), la danse classique et l’ expression corporelle, les mêlant avec talent. Les costumes noirs et blancs d’ Anabel et d’ Alberto rappellent les touches du piano.

Peu à peu Mimi et Tono vont découvrir les instruments de l’ orchestre : l’ accordéon , la harpe… Anabel Veloso alterne dans son spectacle les moments d’ humour (le personnage masculin, un peu benêt, se trompe en nommant les instruments, les affublant de noms farfelus) et les moments plus didactiques. Ils nomment pour leur jeune public tous les instruments qu’ ils découvrent ; expliquent ce qu’ est une portée lorsqu’ ils tirent d’ une vieille valise des partitions oubliées ; font sonner sur un vieux gramophone le « Tirititrán » d’ une Alegría ou un enregistrement ancien de la Niña de los Peines interprétant une Siguiriya ; expliquent aux enfants ce qu’ est un poème symphonique, "une histoire contée en musique" qui, comme les musiques de film, fait ressentir les textes d’ une façon différente. Tono récite le même texte sur des musiques de fond différentes (romantique, de terreur, d’ aventure…), et le texte semble, en effet, changer de signification.

Tono et Mimi veulent absolument découvrir la baguette et la jaquette du chef d’ orchestre et continuent à ramener à la vie les instruments qu’ ils rencontrent : violon, alto, violoncelle…, toujours incarnés par les deux danseurs qui montrent toute l’ étendue de leur talent (flamenco, danse classique) sur des compositions du guitariste Javier Patino (Fandango, Rondeña), un Poème Symphonique original, ou la Danse Hongroise n°5 de Brahms.

La scène la plus drôle est celle où les deux danseurs évoluent dans une lumière noire. Ce procédé, qui permet d’ éclairer certains éléments en laissant le reste dans une totale obscurité, a fait la joie de tous,petits et grands. Nous avons eu l’impression de voir le chapeau du danseur et ses chaussures se déplacer tous seuls dans le noir, et le minuscule peigne de la danseuse sautiller, tandis que son éventail décrivait des cercles lumineux. Cette danse des fantômes a soulevé l’ enthousiasme du public.

Tono et Mimi trouvent enfin la jaquette et la baguette du chef d’ orchestre, et font résonner la IX Symphonie de Beethoven. Tout finit sur un Tango argentin / Garrotín, avec sur scène la présence des tout jeunes musiciens des Orchestres Juvéniles de la ville d’ Almería et de la province de Cádiz.

Un vent de fraîcheur et de joie de vivre a soufflé sur une Séville encore sous l’ effet léthargique de la chaleur de l’ été. Avis aux programmateurs à la recherche d’ idées originales…

Maguy Naïmi

Photos : Antonio Acedo / Biennale de Flamenco


22 septembre, 23h

Santa Clara, patio

« Son de Peñas »

1)

Chant : Antonio Reyes

Guitare : Diego Amaya

2)

Danse : Eli Parrilla

Chant et guitare : ?

3)

Chant : Manuela Cordero

Guitare : Antonio Carrión

4)

Danse : El Junco

Chant : Juan José Amador et David el Galli

Guitare : Rafael Rodríguez

NB : nous prions les artistes de bien vouloir nous excuser de ne pas pouvoir tous les nommer. La fiche technique ne mentionnait que les « têtes d’ affiche », et les présentations à la fin de chaque partie étaient soit sibyllines (El Junco), soit inexistantes (Eli Parrilla). Nous avons donc été contraints de reconstituer le casting par nos propres moyens…

Les Peñas jouent un rôle fondamental dans la formation du public et des artistes flamencos, et assurent bon an mal an les fins de mois de bon nombre de ces derniers (concerts, concours, festivals…). Inviter la Federación Andaluza de Peñas Flamencas à participer à la programmation de la Biennale n’ était donc que justice. Une première pourtant, selon les propos du vice-président de la Confédération lors de la conférence de presse. Selon lui, le projet était d’ organiser une sorte de festival à l’ intérieur de la Biennale.

En effet, le programme proposait une sélection de quatre artistes (deux chanteurs et deux danseurs) chargés chacun, avec leurs musiciens, d’ une partie de la soirée. La guitare n’ a pas été oubliée : les deux guitaristes accompagnateurs du cante ont eu droit à un solo. La parité non plus - dans l’ ordre : un cantaor, une bailaora, une cantaora et un bailaor. On pouvait craindre un spectacle interminable, comme cela reste trop souvent le cas pour les festivals. La durée resta cependant raisonnable (environ 2h30), grâce à une limitation drastique et équitable des interventions : trois cantes (plus le solo de guitare), ou un baile.

La sélection des artistes aurait cependant pu être plus variée : centrée sur le flamenco gaditan (Manuela Cordero, Antonio Reyes et El Junco - Eli Parrilla est sévillanne, mais elle choisit de danser des Tanguillos et des Alegrías), elle engendra une certaine monotonie dans la succession des « palos » (pas le moindre « cante libre » au programme). Mais la qualité était globalement au rendez-vous.

L’ une des fonctions majeures des Peñas étant d’ assurer la transmission du répertoire traditionnel, on ne s’ étonnera pas que les protagonistes aient multiplié les références aux grands anciens, chacun(e) naturellement avec son interprétation personnelle. Bien que certains artistes ne goûtent guère ce type de commentaires, qu’ ils prennent à tort pour des comparaisons qui tourneraient, selon eux, à leur désavantage, et nieraient leur originalité, nous nous livrerons donc à ce jeu des références, qui participe d’ ailleurs au plaisir que l’ on peut prendre à ce type de concert.

Diego Amaya ouvrit les débats, avec une Bulería de tempo modéré : un condensé de swing
de Jerez, ce qui n’ étonnera pas ceux de nos lecteurs qui connaissent son disque en compagnie de El Capullo. Si les falsetas lui sont personnelles, elle évoquent par instants la patte de Moraíto, et la plupart du temps le style de Paco Cepero, sur des harmonies évidemment plus contemporaines : des montages à géométrie variable de motifs mélodiques, en général « en los bordones », et l’ art de maintenir le suspens par de fausses codas qui amorcent en fait un nouveau développement. Le guitariste accompagna ensuite parfaitement, avec une grande économie de moyens et un sens aiguisé de la réplique, les Soleares, les Tangos (avec une intro qui fleurait bon la Zambra) et les Bulerías d’ Antonio Reyes.

Nous vous avons déjà chaudement recommandé le premier, et à ce jour unique album d’ Antonio Reyes, « Viento Sur » (cf : notre rubrique « Nouveautés CD »). Le cantaor a encore progressé depuis : son court récital aura été de loin le meilleur de ce « Son de Peñas », et il aurait amplement mérité les honneurs du concert solo, par exemple dans le cadre du cycle « De viva voz ». S’ il orne tous les cantes qu’ il interprète d’ inflexions indéniablement gaditanes (une naissance à Chiclana implique quelques devoirs), il possède une ample connaissance du répertoire, et le démontra dans une longue série de Soleares, sur un tempo très lent, comme l’ affectionnaient Santiago Donday ou Rancapino (otro Chiclanero…). Ses escapades vers les cantes de Jerez, et notamment de Frijones, et ses évocations du cante de La Fernanda, sont de purs chefs d’ œuvre de délicatesse et de « temple », au sens tauromachique du terme : une interprétation personnelle comme nous les aimons, fluide, sans effet artificiel et sans « cri » intempestif ; une parfaite maîtrise du legato et une mise en place des letras à l’ intérieur du compás d’ une variété et d’ une légèreté funambulesques. Les deux autres cantes étaient de même qualité : des Tangos eux aussi dans le tempo retenu de la tradition de Cádiz, avec en prime un Fandango de Manuel Vallejo (« por Tango », donc) et une coda en « nonainos » façon Camarón. Antonio Reyes s’ inspire d’ ailleurs à l’ évidence de Camarón (pour une fois, celui de la bonne période, celle des albums des années 1970 – 1980) pour ses Bulerías, et par delà, de Manolo Caracol (le superbe Fandango « por Bulería » qui concluait la série) : un hommage digne et authentique, c’ est à dire sans servilité ni mimétisme (encore faut – il en être capable…).

Le montage chorégraphique méticuleusement calculé d’ Eli Parrilla semblait destiné à nous présenter toutes les facettes de son art, au risque, pas toujours évité, de prendre l’ allure d’ un catalogue un peu artificiel : chapeau et mantón ; bata de cola et braceos de l’ école sévillane ; taconeos et remates… La bailaora a bien appris son métier, et l’ exerce fort dignement, mais sans excès d’ originalité… Le support musical était taillé sur mesure pour la démonstration : une intro ad lib. du guitariste (dont nous ignorons le nom – mille excuses) sur des séquences harmoniques très « mode » (façon Vicente Amigo – en contraste saisissant avec la suite du toque, très traditionnel) donnant naissance à une sorte d’ Habanera, virant sans crier gare au Tanguillo (nous ignorons aussi le nom du chanteur…) ; sans transition, une escobilla d’ Alegría ; marquage de trois Alegrías classiques ; passage à la Bulería plutôt original, exécuté en duo avec le guitariste, sans cante (une falseta paraphrasant le « Eres negra y cataplausia » de La Perla, suivie du hit en La Majeur de Diego del Gastor – celui là même qui servait de thème au « Blues de la Frontera » de Pata Negra) ; un silencio, sur fond d’ adaptation du thème du mouvement lent du Concerto d’ Aranjuez ( ?) puis de « Romance anónimo », alias « Jeux interdits » ( ??) – pas du meilleur goût ; enfin, le final attendu sur des Bulerías de Cádiz (« Los quintos »).

Manuela Cordero ne manque ni de souffle, ni de puissance, ni de respect pour les formes traditionnelles, mais ses interprétations ne brillent guère par leur musicalité. Pour tout dire, la « gracia » lui fait cruellement défaut. Une carence qui pouvait passer pour la Siguiriya et la Cabal, mais certes pas pour les Cantiñas dans le style de Chano Lobato (Cantiñas de Pastora Pavón, Romeras et Cantiña de Las Mirris), et moins encore pour les Bulerías de La Perla de Cádiz (tout le catalogue y passa, ou presque). Avant de l’ accompagner, Antonio Carrión nous avait gratifiés de belles Bulerías en solo, aux antipodes de celles de Diego Amaya : gros son et tempo d’ enfer, comme il convenait à des falsetas inspirées de Quique Paredes, El Poeta et Diego del Gastor. Nous avons aussi apprécié, pour les Siguiriyas, son introduction tout en silences et esquisses évocatrices, façon Melchor de Marchena, suivie de citations de Niño Ricardo.

La soirée se termina aussi bien qu’ elle avait commencé, avec El Junco. Lors de la conférence de presse, il nous avait expliqué que le « flamenco de peñas » se différenciait du « flamenco de escena » par la place qu’ il laissait à l’ improvisation, à la recherche de l’ instant magique. Parmi ses références, il citait Mario Maya, El Güito, et surtout El Mimbre, sur lequel il insista longuement. Sa prestation fut digne de ces maîtres, et ne manqua effectivement ni d’ improvisation (ou alors, c’ était très bien imité) ni d’ instants magiques : pas de montage chorégraphique ici (un paradoxe pour un bailaor qui fut longtemps premier danseur de la compagnie Cristina Hoyos), mais une succession de fulgurances dans le plus pur style du tablao de qualité – il est vrai qu’ il fit aussi partie du cuadro de la Peña Enrique el Mellizo.
« Por Soleá y Bulería », un déluge de desplantes et de cierres aussi éblouissants qu’ originaux, et des séquences de taconeos vertigineuses, jamais trop longues, et n’ oubliant pas un seul instant l’ élégance des bras.

Il faut dire qu’ il ne pouvait qu’ être inspiré par le chant de Juan José Amador - quelles Soleares de Alcalá ! (David el Galli lui donna dignement la réplique), et par l’ accompagnement de Rafael Rodríguez, au jeu de « pulgar » toujours aussi inimitable (pizzicati, évocation du laúd… - à ce niveau, le pouce suffit largement à jouer flamenco…, mais les autres doigts de Rafael Rodríguez ne se portent pas trop mal non plus).

Claude Worms

Photos : Antonio Acedo / Bienal de Flamenco


23 septembre, 20h30

Théâtre de la Maestranza

« Oasis abierto. Miguel Hernández Flamenco »

Chant : Carmen Linares

Guitares : Salvador Gutiérrez et Eduardo Pacheco

Piano : Pablo Suárez

Percussions : Tino di Geraldo

Chœurs et palmas : Ana María González, Rosario Amador et Carmen Amaya

Artiste invité : Tomasito

Direction musicale : Carmen Linares

Scénographie : Emilio Hernández

Musiques originales : Carmen Linares et Luis Pastor

Lumières : Antonio Valiente

Son : Rafael Pipió

Vidéo : Miguel Espín Pacheco

Dans l’ « espace presse » du site de la Biennale, on trouve un agenda des médias qui annonce les dates et les horaires des conférences de presse. Certaines sont annulées par les artistes sans autres explications, d’ autres sont indigentes ou bâclées, mais il arrive aussi qu’ elles soient réellement intéressantes, en général quand il s’ agit de présenter et de défendre un véritable projet (lors de notre séjour, « Sortilegio de sangre » de Fernando Romero et « Sinfonía fantasmal » d’ Anabel Veloso). Non seulement, Carmen Linares s’ est livrée à l’ exercice avec le sérieux et l’ aménité qui la caractérisent, mais elle a eu aussi la courtoisie de se mettre à la disposition des journalistes qui souhaitaient obtenir une interview (nous n’ avons pas profité de l’ occasion, car nous avions déjà eu un long entretien avec elle à Paris - cf : rubriques « Portraits et interviews » et « Todo en español »). La plus grande cantaora du dernier demi - siècle est la seule artiste programmée par la Biennale qui ait eu cette attention. Bel exemple d’ humilité et de professionnalisme, à méditer par… (chacun pourra remplir les points de suspension comme il l’ entend).

Le même professionnalisme est l’ une des qualités évidentes de cet « Oasis abierto », mise en musiques (flamenco et compositions de Luis Pastor) des vers de Miguel Hernández, auquel certains d’ entre vous ont sans doute eu l’ occasion d’ assister l’ année dernière à la Cité de la Musique de Paris – si le spectacle revient dans nos contrées, ne manquez surtout pas de le voir ou le revoir (en attendant, vous pouvez en écouter quelques extraits dans le dernier album de Carmen Linares, « Remembranzas », enregistré live précisément au théâtre de la Maestranza) : lumières sobres et en harmonie avec la tonalité affective des différents cantes , son impeccable (et, pour une fois, pas agressif), usage parcimonieux et toujours pertinent de la vidéo (quelques vers ou mots clé des poésies, une image fugitive du poète, quelques photos de la Guerre Civile pour le final, avec un « No pasaran » à nouveau dangereusement d’ actualité), changements de plateau millimétrés…

Mais le propos d’ « Oasis abierto » va bien au - delà du simple spectacle bien léché , et son introduction en deux volets l’ annonce parfaitement : un merveilleux solo de Tino di Geraldo, dont on ne répétera jamais assez qu’ il est l’ un des rares et fins mélodistes de la percussion flamenca, suivi d’ une première rasade de Bulerías dévergondées servie par Tomasito et tout le groupe, à l’ exception du pianiste (« Solo del dale »). Soit l’ évocation du tragique dans l’ œuvre de Miguel Hernández, sur laquelle on insiste généralement, mais aussi un hommage à ses hymnes à la vie (le poète n’ a malheureusement pas eu le temps de devenir vieux). Intériorité de la souffrance et exubérance de la jeunesse : la première chantée par Carmen Linares, et la seconde « rappée », dansée, et parfois chantée par Tomasito. Carmen Linares s’ en était longuement expliquée lors de la conférence de presse : «  Miguel Hernández es flamenco. Nosotros hemos escogido su poesía et nos hemos puesto al servicio de su poesía. Miguel Hernández era un poeta muy vital, muy joven, muy profundo. Era llamado poeta del pueblo ».

La prosodie de Miguel Hernández s’ adapte parfaitement aux cantes traditionnels des formes retenues pour ce récital, contrairement à celles de Federico García Lorca et de Juan Ramón Jiménez (les albums « Locura de brisa y trino » et « Raíces y alas »), pour lesquelles il était nécessaire de composer des musiques originales – respectivement de Manolo Sanlúcar et Isidro Muñoz, et de Juan Carlos Romero. En somme, pour la cantaora, chanter Miguel Hernández n’ est pas très différent de chanter les letras traditionnelles, qu’ elle a d’ ailleurs toujours choisies avec un soin extrême. C’ est ce qu’ elle a démontré dans la première partie du programme, superbement accompagnée par Tino di Geraldo, et Salvador Gutiérrez et Eduardo Pacheco, deux guitaristes qu’ on ne saurait dissocier tant leur entente est parfaite :
Peteneras et « abandolao » (« Andaluces de Jaen ») ; Soleares por Bulería, avec quelques mélodies personnelles («  Primavera celosa ») ; Bamberas er coda évoquant les Soleares de Triana (« Todas las casas son ojos ») ; Siguiriya del Nitri et Cabal, l’ un des sommets du récital («  Cada vez que paso »).

Si l’ on a pu déceler ça et là quelques fragilités dans sa voix, Carmen Linares y a finalement gagné en expressivité, renforcée par des fêlures passagères, celles là même auxquelles nous devons le supplément d’ âme des derniers

enregistrements de Billie Holiday. Les inconditionnels de la performance vocale le déploreront peut-être, mais les mélomanes s’ en féliciteront certainement. Surtout, elle est l’ une des rares cantaoras disposant d’ une véritable palette de couleurs vocales, si importante pour l’ expression du chant, flamenco ou autre. La plupart des cantaores travaillent le souffle et la puissance, certains (pas tous…) l’ ornementation et la justesse de l’ intonation, mais rares sont ceux qui se préoccupent de leur timbre, à l’ exception notable d’ Enrique Morente. La plupart s’ en tiennent à leur grain vocal naturel. Il nous semble que Carmen Linares n’ a jamais cessé, dès ses premiers enregistrements avec les frères Habichuela (avec plus ou moins de succès à l’ époque), de travailler cet aspect de son art.

Elle nous en a donné une remarquable démonstration dans ses duos avec le pianiste Pablo Suárez, qui constituaient la deuxième partie du

programme, après une seconde Bulería dansée, mimée et chantée par Tomasito, transformé en « entertainer » de grande classe – jusqu’ aux chaussures bicolores chères aux danseurs de claquettes (« Tu casa no tiene puerta »). D’ abord , deux chansons de Luis Pastor. Le dialogue piano / voix de la première, « Casida del sediento », évoquait plus le lied que la simple chanson de variété. L’ interprétation de la cantatrice (et non de la cantaora, tant son timbre et sa technique vocale avait changé), et jusqu’ à sa posture (debout, une main posée sur le piano) étaient à l’ unisson du superbe arrangement de Pablo Suárez. Les deux artistes en furent remerciés par les premiers « oles », bien mérités, du public. Changement d’ ambiance, mais non de qualité dans l’ arrangement, pour la deuxième chanson de Luis Pastor, « Mis ojos sin tus ojos », traitée à la manière d’ un tango argentin. Le pianiste fit preuve d’ autant de versatilité et de musicalité dans ses accompagnements des deux cantes traditionnels qui suivirent : Malagueña de la Trini et Rondeña, autre sommet de la soirée («  El niño yuntero ». Enrique Morente avait choisi les mêmes formes pour ce poème – Malagueña personnelle et Fandango de Frasquito Yerbabuena) ; Martinetes et Debla (« El sol, la rosa y el niño ») – accompagnement en ostinato d’ accords dans les graves pour le premier Martinete, scansion d’ une note détimbrée dans l’ extrême grave pour le second, ruissellement d’ arpèges parcourant tout le clavier pour la Debla.

La troisième partie du spectacle reprend et développe le diptyque de son introduction : deux épisodes tragiques encadrant deux démonstrations d’ exubérance vitale de Tomasito, secondé à nouveau par toute la troupe. « No puedo olvidar », chanté « a palo seco » en une sorte d’ évocation de la Liviana, précède sans transition des Tanguillos («  Canción de los vendimiadores ») et une « Bulesalsa », en réplique au « Solo del dale » initial (rebaptisé «  Silbo del dale », Tomasito y faisant la démonstration de ses talents de siffleur – quel homme – orchestre !).

Pour le final, une reprise de « No puedo olvidar », chanté cette fois en polyphonie a capella, avec les trois choristes (Ana María González, Rosario Amador et Carmen Amaya), dans une atmosphère qui nous a rappelé le « Pablo de Málaga » d’ Enrique Morente, et sur fond d’ images de la Guerre Civile. Les musiciens se lèvent et se regroupent silencieusement dans une lumière atone, alors que Carmen Linares répète seule, une dernière fois, « No puedo olvidar ». Rideau, sur un grand moment de musique et d’ émotion…, et en cadeau, pour le bis, un duo avec Luis Pastor, invité à venir sur scène partager l’ ovation du public.

Claude Worms

Photos : Antonio Acedo / Biennale de Flamenco

NB : La Biennale ne nous a proposé aucune photographie des autres musiciens du spectacle. Nous les prions de bien vouloir nous en excuser


Mur peint / quais du Guadalquivir

Ainsi s’ achève, en beauté, notre trop bref séjour à Séville, pour la Biennale de Flamenco 2012. Nous avons nous aussi notre souci de cohérence : nous l’ avions commencé par une grande dame, La Sallago ; nous l’ achevons par une autre grande dame, Carmen Linares. Entre temps, nous nous sommes efforcés d’ offrir à nos lecteurs un fidèle reflet du flamenco contemporain dans tous ses états, et nous devons à la vérité d’ écrire que nous n’ avons assisté à aucun spectacle médiocre. Saluons une fois de plus la programmation, qui permet au visiteur de passage de voir et d’ entendre le flamenco de toujours comme celui de l’ avenir : du baile traditionnel aux créations chorégraphiques d’ avant garde, du cante spontané des peñas au concert très élaboré, en passant par le récitals de guitare ou les spectacles pour enfants.

Nous laisserons le dernier mot à l’ humour de l’ excellent guitariste Eduardo Rebollar :

_ à propos de son concert avec le cantaor octogénaire Márquez el Zapatero, et d’ un projet avec Curro de Utrera, autre octogénaire : Je ferais mieux de prendre un défibrillateur plutôt qu’ un capodastre.

_ à propos du lieu du concert avec Márquez el Zapatero, le dortoir du couvent Santa Clara (en espagnol, "dormitorio" peut désigner un dortoir ou une chambre à coucher) : C’ est du flamenco Ikea. Tu n’ arrives pas à te garer, et on t’ emmène directement dans une chambre à coucher.

Maguy Naïmi et Claude Worms





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