mardi 1er août 2023 par Claude Worms
Soirée d’ouverture du festival Jazz au Phare — Saint-Clément des Baleines, La Java des Baleines, 30 juillet 2023.
Antonio Lizana Quintet
Antonio Lizana : composition, saxophone et chant (lead vocals)
El Mawi de Cádiz : taconeo, palmas et chant (backing vocals)
Daniel García : piano et claviers
Arin Keshishi : basse
Shayan Fathi : batterie et percussions
Photo : Rainer Ortag / JazzReportagen.com
Imaginez la soirée inaugurale d’un festival de jazz, sur l’Île de Ré, qui commencerait par un cante por siguiriya a cappella et s’achèverait par une leçon de "temple" por bulería, expérimenté unanimement, et non sans un certain talent, par un public qui ne se ferait pas prier — ni "flamenco-jazz", ni "jazz-flamenco", tant la voix et le saxophone alto d’Antonio Lizana habitent ces deux idiomes comme s’il s’agissait d’une seule langue maternelle. Le lieu, La Java des Baleine, s’y prêtait parfaitement : vu de l’extérieur, un chapiteau ; vu de l’intérieur, un club de jazz (bar, fauteuils club) dont la disposition en arc de cercle est propice à la connivence entre les musiciens et leur public, et un café cantante (décoration, plancher de danse au centre).
Le programme du concert, l’une des dates d’une longue tournée estivale en France, est une rétrospective anthologique, en cinq compositions (cf. ci-dessous, galerie sonore) de trois des quatre premiers albums d’Antonio Lizana, avant la parution le 13 octobre prochain du cinquième, "Vishudda" : "Quimeras del mar" (2015), "Oriente“ (2017) et "Una realidad diferente" (2020) — seul manquait à l’appel "De viento" (2012). Comme il se doit, les versions live de "Me cambiaron los tiempos", "Mi estrella", "Déjate sentir", "Nos quisimos así" et "Mora" (dans l’ordre d’entrée en scène) sont très différentes des versions studio, et beaucoup plus longues, de telle sorte qu’elles suffisent amplement à nous offrir une heure et demie de musique somptueuse, en incluant le bis très généreux qui précède la leçon de "temple" en guise de "fin de fiesta" — comme nous somme insatiable, nous aimerions d’ailleurs que cette tournée soit pérennisée par un disque live. Et donc...
... intéressons-nous d’abord à ce bis, qui nous semble constituer un excellent résumé du concert. Antonio Lizana commence par l’interprétation d’un standard de jazz, en solo a cappella, telle qu’aurait pu la livrer un musicien de la grande période hard-bop des années 1950-1960 (cf. aussi, son apparition dans "Trance", le beau film d’Emilio Belmonte consacré à Jorge Pardo). Sur la réexposition du thème, le tempo s’accélère (El Mawi de Cádiz, palmas, puis Shayan Fathi, percussions), ce dont le saxophoniste profite pour se lancer, dans la même tonalité, dans quelques succulentes paraphrases de bulerías de Cádiz, qu’il chante ensuite pour le baile d’El Mawi avec le même groove communicatif ("Con el caray y caray..." compris). Pendant les cantes, Antonio Lizana répond à ses propres "tercios" comme le ferait un cantaor... qui aurait fréquenté Charlie Parker : d’abord par une citation d’un court trait diatonique que Paco Cepero utilisait souvent pour la Perla de Cádiz, puis par une résolution estampillée be-bop, puis, etc. — le tout hors micro, au centre de la salle. Il regagne ensuite la scène et le quintet enchaîne sur un extrait de "Los motivos" (du futur album Visudda) : chorus de piano (Daniel García), breaks basse/batterie (Arin Keshishi et Shayan Fathi) et final crescendo à la manière d’une "subida de baile", d’ailleurs ainsi dansée par El Mawi.
Tout au long de la soirée, les "idas y vueltas" entre flamenco et jazz avaient ondoyé en ressacs tout aussi indiscernables, comme si le swing était le fils naturel de tel ou tel compás, dont les musiciens extraient souvent un groupe métrique qui sert de tremplin aux chorus : pyromanie rythmique qui, certes, coule de source pour la rumba ("Mi estrella") et le tanguillo (“Mora"), mais s’avère déjà plus complexe pour les bulerías. Il faut alors mettre en boucle le medio-compás ternaire et le convertir en 4/4 ternaire jazzy ("Déjate sentir"), ou le medio-compás binaire et y injecter des couples syncopes/contretemps salseros ( "Los motivos") — ces deux pistes avaient déjà été expérimentées, respectivement, par Jorge Pardo (version mémorable du "Donna Lee" de Charlie Parker, album Las cigarras son quizá sordas, 1991) et par Ketama ("Shivarita", album ... y es ke me han kambiao los tiempos, 1990). Le quintet se livre aux mêmes déphasages, nettement plus épineux, à partir de la siguiriya ("Me cambiaron los tiempos") et de la soleá por bulería ("Nos quisimos así"). Surtout, le groupe se joue de ces tours de passe-passe avec une telle aisance que toutes les compositions semblent couler de source, de telle sorte qe chaque cante semble l’issue naturelle du chorus qui l’a précédé, et appelle lui-même un autre chorus qui aurait fonction de "cante de remate" — saluons ici la performance des trois musiciens de la section rythmique, et des deux palmeros (El Mawi et, par intermittences, Antonio Lizana).
Les textes sont conçus de manière identique. Les letras originales d’Antonio Lizana nous content des histoires ou dressent des portraits dont une letra traditionnelle présente de saisissants raccourcis, en prologue ou en épilogue — par exemple, respectivement : "Un día era yo la alegría de mi casa" (soleá de La Serneta, "Déjate sentir") ; "A la calle me salí..." (bulería corta, "Nos quisimos así"). Là encore, aucun hiatus, l’auteur Antonio Lizana s’avérant imprégné de lyrique traditionnelle, avec une tonalité souvent introspective et un sens de la formule que ne renierait pas Kiko Veneno.
Photo : Rainer Ortag / JazzReportagen.com
Même s’ils sont soigneusement insérés dans la structure globale des compositions et dans des textures qui exploitent toutes les associations instrumentales possibles au sein du quintet, les cantes sont toujours interprétés pour eux-mêmes, avec un respect, un engagement et une qualité vocale qui suffiraient à assoir la réputation de maints cantaores professionnels. Si ses musiciens de référence sont de toute évidence les maîtres du hard bop et post hard bop (Cannonball Adderley, Kenny Garrett) et de leurs résurgences hispaniques (Jorge Pardo, Perico Sambeat), le style du saxophoniste est lui-même imprégné de cante. Il entame souvent ses improvisations par une sorte de dissection anguleuse et minimaliste de la mesure, en deux ou trois notes largement disjointes dont les intervalles sont progressivement remplis, dessinant des riffs/appels ("llamadas") procédant en marches harmoniques, adressés au batteur (assise rythmique) et au bassiste (soubassement harmoniques). Après avoir bien assuré l’implication de ses partenaires, Antonio Lizana passe au chorus proprement dit, jusqu’à l’explosion libératrice finale — l’ensemble n’est pas sans rappeler la dynamique du couple "temple" /cantes (jusqu’au "macho"). Le saxophone utilise également toutes les ressources expressives de la voix flamenca : cassures ("quiebros"), bruit de souffle, portamento, etc.
La cohésion du groupe saute aux oreilles, comme aux yeux leur plaisir évident à musiquer ensemble. Les arrangements donnent à chacun un grand espace de liberté, soit pour contribuer à l’architecture des compositions, soit pour s’exprimer en soliste : "Mi estrella" pour Arin Keshishi, "Mora" pour Shayan Fathi et chorus Daniel García sur presque toutes les compositions, souvent prolongés en mano a mano avec Antonio Lizana. Le pianiste se voit également dévolue une longue introduction ("Mi estrella"), d’abord ritournelle volontairement naïve façon pièce de salon 1900 (Reynaldo Hahn...), puis déferlement d’arpèges guitaristiques, portant une mélodie alternée dans les basses et l’extrême aigu, fleurant bon l’école nationaliste espagnole (Turina, Albéniz...). Quand il ne danse pas ni n’officie aux palmas, El Mawi mime une partition imaginaire ou l’affect de telle ou telle letra et chante les secondes voix, ou parfois la première (la bulería camaronera "La vara de los chalanes" dans "Déjate sentir").
Si Manolo Caracol s’était mis au saxophone, il aurait joué comme Antonio Lizana ; si Cannonball Adderley s’était mis au cante, il aurait chanté comme Antonio Lizana. La musique de cet auteur-compositeur-cantaor-saxophoniste et de ses quatre partenaires est un OMNI (objet musical non identifié) d’une telle évidence naturelle qu’elle ne peut que ravir et rendre heureux (cf. les sourires épanouis des auditrices et auditeurs de tous âges à la sortie du concert) les amateurs de flamenco ou de jazz (ou des deux, c’est mieux) et, d’ailleurs, de musique dans tous ses états.
Claude Worms
NB : Le cinquième opus discographique d’Antonio Lizana, "Visshuda", sortira en France le 13 octobre prochain — nous vous en entretiendrons en temps opportun. Une tournée du quintet marquera l’événement et passera sans doute non loin de chez vous. Vous savez ce qu’il vous reste à faire... :
Vishudda France Tour 2023-2024 : 06/10 : Festival Family Jazz, Guise — 14/10 : Nîmes Métropole Jazz Festival — 18/10 : Festival Rhino Jazz — 19/10 : Le Bal Blomet, Paris — 08/11 : Villeneuve-sur-Lot — 09/11 : Juan-les-Pins — 17/11 : Sarlat — 18/11 : Saint-Céré — 02/02 : Scène Nationale de Bourges — 03/02 : Tournefeuille — 08/02 : Île d’Oléron — 09/02 : Pau (Antonio Lizana 5tet + Chano Dominguez) —10/02 : Eauze — 05/04 : Le Thors — 06/04 Digne-les-Bains — 17/04 : Théâtre des franciscains, Béziers.
Galerie sonore :
Les pièces du programme dans l’ordre du concert, dans leurs versions studio... fort différentes de celles que le quintet nous a offertes lors du concert :
"Me cambiaron los tiempos" — de l’album Una realidad diferente (Warner Music Spain, 2020).
"Mi estrella" — de l’album Oriente (Sony Music, 2017).
"Déjate sentir" — de l’album Quimeras del mar (Legacy/Sony Music, 2015).
"Nos quisimos así" — de l’album Oriente.
"Mora" — de l’album Una realidad diferente.
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