José Quevedo "Bolita" : "Fluye" / David Carpio : "Mi verdad"

vendredi 2 mai 2014 par Claude Worms

"Fluye" : un CD LP Flamenco, 2013

"Mi verdad" : un CD Nuba Records / Karonte KAR 7737, 2014

Un album de guitare flamenca soliste, un autre de cante ; le premier nettement avant-gardiste, le second plutôt traditionnel... Si "Fluye", du compositeur guitariste José Quevedo "Bolita", et "Mi verdad", du cantaor David Carpio, nous semblent cependant pouvoir être rapprochés dans un même article, ce n’est pas tant parce que les deux artistes sont natifs de Jerez, mais parce qu’ils incarnent, de manière certes différente, un renouveau de l’art flamenco jérézan.

Nous étions nombreux à attendre avec impatience le premier enregistrement soliste de José Quevedo - comme d’ailleurs celui de Manuel Parrilla, annoncé depuis des lustres, mais dont la parution semble cette fois imminente. C’est que nous lui devons déjà partiellement quelques fleurons de la discographie flamenca contemporaine, auxquels il a collaboré en tant que producteur et accompagnateur : "ArteSano" (Miguel Poveda), le meilleur de la production de Marina Heredia (notamment "Marina" et "A mi tempo"), et les trois albums d’Argentina, dont "Un viaje por el cante", que nous persistons à tenir pour l’un des enregistrements de cante musicalement les plus aboutis et complets de ces dernières années (qu’elle "transmette" ou non... jugement on ne peut plus subjectif et personnel, plus propre à alimenter d’interminables tertulias plus ou moins alcoolisées qu’une saine critique musicale ). Le terme d’arrangeur conviendrait d’ailleurs mieux au travail de José Quevedo que celui d’accompagnateur, tant ses harmonisations et ses inventions rythmiques parviennent à reformuler les cantes les plus traditionnels, tout en respectant leur forme comme la personnalité de leurs interprètes. Avec Alexis Lefèvre (violon), Pablo Martín-Caminero (contrebasse) et Paquito González (percussions), il s’est également affirmé comme compositeur au sein du quartet "Ultra High Flamenco" ("UHF", 2007 et 2010 ; "Bipolar", 2011), l’une des deux formations instrumentales les plus intéressantes du flamenco contemporain (l’autre étant le "Camerata Flamenco Project").

Si l’on excepte la Rumba "Bar Boquete", qui ne nous semble d’ailleurs pas la composition la plus aboutie de l’album, malgré la savoir-faire de Jorge Pardo (flûte) et d’Antonio Ramos "Maca" (basse), "Fluye" s’inscrit dans la tendance actuelle au retour au strict solo de guitare (cf : les derniers enregistrements de Pedro Sierra et José Luis Montón). Avec, dans le cas de José Quevedo, un support rythmique (polyrythmique devrait-on écrire) conséquent et parfaitement cohérent avec son style : Paquito González (percussions), Antonio Coronel (batterie) et Cara Urta et Sfera (palmas).

Contrairement à Luis Miguel Baeza Romero, auteur du texte de présentation, nous n’avons pas décelé de nettes références au toque jerezano dans les compositions de "Fluye", même si, comme tous ses collègues jérézans, José Quevedo a été l’élève, entre autres, de José Luis Balao et de Manuel Lozano "El Carbonero" - son cas n’est d’ailleurs pas sans rappeler, dans la démarche comme dans le style, celui de Gerardo Nuñez. Par contre, et plus profondément, son esthétique nous semble s’inscrire dans la vénérable tradition du "toque a cuerda pelá". C’est là la grande originalité, et l’apport essentiel, de José Quevedo : rendre contemporaine une conception du toque plus que centenaire.

Photo : Remedios Malvarez

Le jeu comme les compositions du guitariste sont essentiellement fondés sur les rasgueados, et les deux techniques monodiques fondamentales : le "picado" et le "pulgar", avec ou sans "alzapúa". On ne trouvera dans le disque pratiquement aucunes séquences d’arpèges développées. Quand cette technique est brièvement sollicitée, elle n’est jamais utilisée pour harmoniser une mélodie, mais pour établir une couleur harmonique en introduction (la Bulería "Pá Mohá" ; la Soleá "Gallardo & Morao"), comme élément de texture rythmique (le Fandango de Huelva "Fluye" ; la Bulería qui conclut la Taranta), ou pour amener de vertigineux contrastes de registres (la fin de la Taranta "Calle Campana" - titre hommage à Parrilla ? - avant le passage en Bulería). On trouvera aussi dans cette Taranta le seul, et très bref, trémolo. Il est révélateur que sa fonction dans la composition soit harmonique, et non mélodique : ce sont les basses modulantes qui font sens, et non les aiguës portées par le mécanisme du trémolo proprement dit.

C’est que la pensée musicale de José Quevedo est fondamentalement rythmique et harmonique, ou plutôt rythmico-harmonique, tant ces deux éléments sont indissociables. Ses compositions ne sont donc pas disséquables en falsetas distinctes. Elles sont construites sur un ou plusieurs blocs d’énergie rythmique et de tension harmonique, qui irradient ensuite plus ou moins longuement en répliques (au sens de la sismologie), jusqu’à une déflagration qui souvent en marque la fin (d’où des codas souvent abruptes), ou encore le passage à la section suivante. Ces blocs initiaux sont souvent exposés en rasgueados (dernière section de "Pa Mohá"), ou figurés en affleurements mélodiques sous forme de brefs motifs, articulés sur le compás de manière toujours originale (premier motif de "Pa Mohá" ; début de "Fluye") et quelquefois paradoxale (l’intrusion parfaitement naturelle de la Guajira dans le Tanguillo "Cala de aceite"). Leurs prolongements éruptifs, en "pulgar", "alzapuá" ou "picado", sont d’une grande diversité rythmique, avec des phrasés qui varient constamment la division du temps. C’est dire que ce type d’esthétique implique une extrême précision technique, tant pour l’articulation que pour la dynamique. Sur ce point, les rasgueados de José Quevedo sont d’une limpidité diabolique, non seulement quant à leur définition rythmique, mais aussi pour leur profilage dynamique et la sélection du registre, sur deux ou trois cordes.

Moins foncièrement rythmique, la Soleá s’accommode parfaitement de ce type de construction, avec notamment un superbe thème harmonique initial dont les transpositions sont ensuite développées en différentes sections jusqu’à une délicate coda aussi originale qu’elliptique. On retrouvera logiquement la même construction globale pour la Bulería por Soleá "Seis hermanos", mais sans esprit de système, avec cette fois un thème mélodique répétitif dont les reprises variées encadrent des séquences plus traditionnelles. La même hauteur d’inspiration conclut l’enregistrement avec la Fantasía "Eva", une composition que nous recommandons aussi aux guitaristes classiques soucieux d’étoffer leur répertoire de pièces contemporaines. José Quevedo y inverse les processus antérieurs, chaque proposition harmonique étant prolongée en échos de plus en plus apaisés jusqu’à se fondre dans le silence.

Après Sabicas, Paco de Lucía et... (vous n’aurez que l’embarras du choix pour compléter la liste), inventer une nouvelle manière de phraser la Bulería n’est pas à la portée de n’importe qui. C’est ce qu’a fait José Quevedo avec "Pa Mohá" (cf : "Galerie sonore"), et le reste du programme de "Fluye" se situe au même niveau d’inspiration et d’originalité. Son auteur rejoint le club restreint des guitaristes flamencos qu’on reconnaît dès leurs premières notes.

Classer un héritier de l’une des dynasties cantaoras les plus illustres de La Plazuela, les Carpios ("Chalao el Viejo", Manuel "Garbanzo"...) parmi les artistes du renouveau de l’art flamenco jérézan peut sembler légèrement paradoxal. C’est que David Carpio partage avec quelques autres cantaores de sa génération, tels Jesús Mendez ou David Lagos, la volonté de ne pas se laisser enfermer dans une tradition par trop réductrice, telle qu’elle a pu être diffusée par une trilogie d’albums (remarquables au demeurant) : "Canta Jerez" (1967), "Nueva Frontera del Cante de Jerez (1974 - el Garbanzo y participe aux Bulerías du second LP : "Fiesta en la Plazuela") et "Nueva Frontera del Cante de Jerez (2008 - David Carpio y chante "por Taranto"). Or, aussi fascinants soient-ils, un répertoire limité à quelques modèles mélodiques de Martinetes, Tonás, Siguiriyas, Soleares, Bulerías por Soleá, Bulerías, Fandangos, Tientos, Tangos et Bulerías, et un certain type de grain vocal réputé "gitan", ne sauraient à eux seuls représenter l’ensemble des multiples traditions musicales locales fondée par des artistes aussi différents que Manuel Torres, Antonio Chacón, El Gloria, La Pompi, José Cepero, Juan Mojama, Manolita et Isabelita de Jerez, Luisa Requejo..., pour nous en tenir aux cantaore(a)s ayant enregistré dans les trois premières décennies du XX siècle.

David Carpio répète à longueur d’interviews, envers et contre tous les clichés sur "la sangre", qu’il ne suffit pas de "naître". Conscient de la valeur d’une transmission familiale dont il assure la pérennité avec un grand respect, il n’en affirme pas moins qu’il faut aussi travailler la technique vocale, et étudier l’ensemble du répertoire flamenco. C’est là sans doute la conséquence inévitable, et à notre sens heureuse, au moins musicalement parlant, de l’ouverture des "frontières artistiques" provoquée par les longues années de tournées internationales de jeunes artistes habitués à travailler pour de grandes compagnies de danse flamenca, dont les chorégraphies peuvent en outre exiger de chanter avec une égale compétence une Siguiriya de Manuel Molina, une Guajira de Pepe Marchena, une Murciana del Cojo de Málaga ou des Mirabrás. Si le "cante pa’trás" ne garantit pas le génie singulier qui caractérise les grands cantaores, il est par contre devenu une excellente filière de formation professionnelle, d’ où sont issus la plupart des jeunes valeurs actuelles, parfois après un passage par quelque Conservatoire ou la Fondation Cristina Heeren, qui peut remplacer la transmission familiale pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de naître au bon endroit.

David Carpio a donc la tête bien faite, et ne manque en outre ni d’intégrité, ni de personnalité, ni de technique vocale. Son premier album, "Mi verdad", en témoigne éloquemment. Le titre fait sans doute allusion au fait que le cantaor y affronte vaillamment la redoutable épreuve de l’enregistrement en direct, sans la moindre correction - en l’occurrence lors d’un des précieux récitals programmés en 2013 au Palacio de Villaviciencio par le Festival de Jerez.

Photo : Ana Palma

Un programme dense et difficile, interprété sans faux fuyants et avec un juste dosage de respect des modèles mélodiques traditionnels et de traits personnels, dans les liaisons entre les tercios et / ou entre les cantes (cf : la fin des Soleares), dans le cadrage des letras dans le compás, et dans les inflexions mélodiques (nous pourrions multiplier les exemples, il vous suffira d’écouter le dernier tercio de la première Siguiriya, de Francisco La Perla via Manuel Torres - Cf : "Galerie sonore").

Outre cette Siguiriya, suivie d’une deuxième de Tío José de Paula et d’un "cante de cierre" de Paco la Luz, la partie la plus prévisible du programme comporte deux Tarantos et des Bulerías, où l’on remarquera cependant quelques détours par le répertoire de Lebrija et Utrera, dans les versions d’Antonio Mairena. Le même Antonio Mairena semble être la principale référence de la remarquable série de Soleares, là encore entre Jerez (modèle mélodique d’Antonio Frijones et une variante proche attribuée à José Iyanda) et Utrera (Juaniquí et La Serneta). Le cantaor s’offre le luxe d’ enchaîner sans faiblir une Cantiña del Pinini avec des Alegrías classiques en trois parties, sans problème apparent d’ambitus. Les Pregones de Macandé (ad lib. et a capella) et "del frutero" ("por Bulería", dans une version sensiblement différente de celle de Manuel Vallejo, la référence habituelle), et surtout deux Malagueñas (modèles mélodiques de La Peñaranda, et, plus rare, de Diego el Perote) illustrent magnifiquement la diversité du répertoire de David Carpio.

"Mi verdad" est un très bel album de cante traditionnel, impeccablement accompagné par Manuel Valencia, dans un style pour le coup très idiomatique, à la manière de Parrilla de Jerez (écoutez les Siguiriyas). Avec une pointe de "soniquete jerezano" (Chicharo et Carlos Grilo aux palmas) en prime, pour le second Pregón, les Cantiñas et alegrías et les Bulerías.

Claude Worms

Galerie sonore

José Quevedo "Bolita" : "Pá Mohá" (Bulería)

David Carpio : "Ausencias" (Siguiriyas) - guitare : Manuel Valencia


"Ausencias" (Siguiriyas)
"Pá Mohá" (Bulería)




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