jeudi 25 février 2010
“ Porque yendo en tu compaña
Ay ! Llevo la gloria contigo.”
Certains musiciens considèrent leur instrument comme une fin en soi. D’autres, le considèrent comme un moyen grâce auquel ils accèdent à la musique. Trop souvent le moyen se substitue à la fin et le sens, la saveur, l’émotion se perdent. Antonio Moya possède une technique qui lui permet de prendre toute la distance nécessaire par rapport à l’instrument et d’être absorbé dans la recherche de musicalité. Or, pour le flamenco, cette recherche se mêle intimement, se confond même avec la recherche du duende.
Espoir constant, point visé sans certitude de réussite, la présence du duende illumine, pour un instant ou pour une nuit entière. Il n’existe pas de carte pour l’atteindre, pas de méthode, et rares sont les chanteurs qui peuvent prétendre le connaître vraiment. Plus rares encore les guitaristes. Antonio Moya fait partie de ceux-là.
Accompagnateur hors du commun, amoureux inlassable du chant, Antonio Moya accorde plus de valeur aux intentions du chanteur qu’à la perfection technique de son propre jeu. Il met sa guitare au service du cante. Ainsi, face à la complexité de sa musique, et malgré une parfaite maîtrise de l’instrument, il arrive que son jeu soit émaillé de quelques erreurs. Cela ne le gêne en rien. Car Antonio Moya est ailleurs, au-delà de la technique, il est à la recherche du duende. Comme la Niña de los Peines dépeinte par Lorca, il sait « appauvrir son savoir-faire et son assurance ; (…) éloigner sa muse et demeurer sans défense, pour que son duende vienne et qu’il daigne se battre à mains nues. ».
Si Antonio Moya est à l’affût, il ne se cantonne pas à rester à distance, en retrait, parmi nous en définitive. Il accompagne concrètement le chanteur jusqu’à la source du chant où il arrive parfois que se tienne le duende. En compagnie du chanteur, il s’évade réellement et poétiquement de ce monde. Là, comme nous l’avons dit, l’accompagnement de la guitare passe au second plan alors que le combat avec le duende apparaît sur la scène. En fait, il aide le chanteur à le réveiller. Ses jaleos encouragent bien sûr. Mais ils indiquent aussi la direction, ils la confirment comme dans ce jeu où les enfants disent : « tu brûles ».
Finalement, Antonio Moya est beau sur scène. Pas d’une beauté lisse, mais d’une beauté déchirée fruit de la lutte avec le duende. Son visage, l’un des plus expressifs qu’il m’ait été donné de voir, se couvre de larmes tant son sang le brûle. Ou bien il disparaît, comme happé par sa bouche béante qui laisse s’échapper un son inarticulé, comme un râle, expression archaïque d’une jouissance absolue. En cela il ne faut voir aucune tromperie, aucune tentative de donner l’impression de duende alors qu’il n’y en a pas. Antonio Moya ne nous raconte pas d’histoire. Ou bien si, une seule, toujours la même que les amateurs de tragédies grecques savent reconnaitre : la lutte de l’homme avec lui-même, avec ce qui se devine à l’intérieur de lui et qui n’est pas lui. Et c’est le flamenco toujours recommencé, toujours le même et toujours différent, se jouant tout entier dans l’instant de nos vies.
Je ne saurai trop conseiller d’aller voir Antonio Moya en concert. Lorsqu’il accompagne Inés Bacán, il livre son plus grand flamenco, car la chanteuse a le pouvoir de convoquer le duende presque à chaque fois. Il est néanmoins difficile de les voir ailleurs que dans des grandes salles, où la distance avec la scène empêche de percevoir le rôle essentiel de l’accompagnateur. J’ai eu la chance de le voir à deux reprises à Flamenco en France pour des concerts dont le caractère intimiste permettait de jouir pleinement de la présence de l’artiste. Le premier, mémorable, mettait à l’honneur Tomás de Perrate et María Peña, deux chanteurs du clan Pinini. Le concert commença par une Soleá. Dès le quejío, Tomás su faire surgir le duende et le public qui n’était pas uniquement constitué d’initiés resta stupéfié, désarmé devant l’étrange beauté du moment. Antonio Moya accompagna Tomás jusqu’à la dernière demeure de sa solitude.
Plus récemment, il accompagnait le jeune chanteur Rubio de Pruna pour un concert acoustique. Le concert fut inspiré et nous montra l’étendu du talent d’El Rubio. Il nous rappela également que le guitariste est le premier auditeur du cante. Son rôle est essentiel dans la réception du chant par le public, car la qualité de son écoute cristallise celle de l’auditoire. Plus un guitariste est tendu vers la perception de chacune des nuances que le chanteur peut vouloir réaliser, plus le public va y porter son attention à son insu. Antonio Moya nous conduit au plus près du chant, il donne un accès élargi même à l’auditeur néophyte.
Julien Feytit
Photos : Christian Bamale pour Flamenco en France
Galerie sonore
Tomás de Perrate et Antonio Moya : Soleares (extrait) - enregistré à la Sala Victoria de La Puebla de Cazalla, le 26 janvier 2003
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