mardi 15 décembre 2015 par Nicolas Villodre
Casino de Paris, du 2 au 13 décembre 2015
Photo : Wan Xiaojing
Que le spectacle commence
D’emblée, le ton est donné. Le programme Antonio Gades proposé par Valéry Colin au Casino de Paris, destiné, au départ, à célébrer joyeusement cette fin d’année, démarre à cent à l’heure, sur les Bulerías de l’apéritive Suite flamenca (1989) interprétées par une troupe chauffée à blanc. Après l’entracte, nous avons eu droit à une version théâtrale du ballet conçu et chorégraphié à l’origine pour le 7e Art par le maestro alicantin et le cinéaste, tout comme Buñuel, aragonais, Carlos Saura, le standard des standards, Carmen (1983).
Photo : Luca Di Bartolo
Le style tout en géométrie de Gades, hérité de la grande figure de la danse espagnole Pilar López, la sœur de la danseuse, chanteuse, amie de Lorca, La Argentinita, dose finement l’aplomb et le port de bras majestueux d’un Vicente Escudero, frôle l’ornement, sans s’abandonner au maniérisme d’un Antonio et exige des danseurs un hiératisme gestuel avant, pendant et après la danse proprement dite. La mise en scène de Gades, sous influence saurienne, donc un tant soit peu brechtienne, coupe dans le lard opératique – exeunt Micaëla et les contrebandiers ! – et substitue à la musique symphonique et au bel canto, dont les tubes sont cependant cités par bribes (notamment “L’Amour est enfant de bohème” version Callas) un collage de flamenco traditionnel interprété live. Par ailleurs Gades et Saura transposent, dédoublent, mettent en abyme ou, littéralement en miroir la nouvelle de Prosper “Yop la Boum” Mérimée – le Casino cher à la Miss et à Momo nous autorisera bien cette outrecuidance. Il convient de rappeler qu’une deuxième intrigue, calquée et légèrement décalée, se déroule en coulisses, dans le milieu des artistes se préparant à entrer en scène.
Photo : Luca Di Bartolo
Ce petit théâtre néo-réaliste, néo-renoirien, pas vraiment surréaliste, peut faire songer au film d’un autre cinéaste- chorégraphe, Bob Fosse, All That Jazz (1979), qui traite des affres de la création en en analysant le processus. Le spectacle n’est pas du tout remis en cause par cette option distanciée mais, au contraire, valorisé par sa distorsion même. Le principe de réalité nourrit ici celui de plaisir. Ce paradoxe n’est qu’apparent puisque la critique situationniste du spectacle ne visait aucunement l’art mais sa marchandisation. Si quelque longueur vient, vers la fin du ballet, peser sur le propos (on pense au passage étiré sur le toréador, traité façon marxiste, une première fois sur le mode tragique, une deuxième, farcesquement, satiriquement, sur le mode carnavalesque), la réappropriation ou le détournement de l’opéra universel qu’est Carmen par l’art vernaculaire andalou est une parfaite réussite.
Photo : Luca Di Bartolo
Plus de trente ans après sa création, la Carmen de Gades et Saura n’a pas pris une ride. L’ancienne danseuse de la compagnie historique, Stella Arauzo, qui danse magnifiquement en première partie de soirée sur une Soleá por Bulería en nous gratifiant d’un braceo magistral et d’un jeu de poignets d’une délicatesse inégalable, que nous avions naguère vue à Chaillot dans le rôle titre, désormais directrice artistique de la compagnie, a su maintenir le legs du chorégraphe (non seulement les œuvres mais leur valeur compositionnelle) en réunissant des artistes techniquement au top et expressivement convaincants. Les chanteurs – la truculente María Carmona, le véritable falsetto Piculabe, l’intense Antonio Tejada –, les guitaristes – l’ardent Camarón de Pitita, l’émérite Antonio Solera – et, naturellement les danseurs – la troupe dans son ensemble, l’élégant Miguel Lara, le macho de service, ambivalent comme il se doit, Jairo Rodríguez, l’inquiétant Miguel Ángel Rojas, le soliste virtuose de la Suite flamenca, Jacob Guerrero, la féline María José López à la gestique moelleuse, en particulier – emportent l’enthousiasme d’une salle ayant ce soir-là fait le plein.
Nicolas Villodre
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