samedi 12 juillet 2014 par Claude Worms
C’était il y a trois mois. La programmation du Festival de Toulouse nous offrait en quatre concerts mémorables un panorama des diverses tendances esthétiques du très dynamique cante féminin contemporain. Par ordre d’entrée en scène : Montse Cortés, Rosario la Tremendita, Gema Caballero et Estrella Morente...
María Luisa Sotoca Cuesta, directrice artistique du Festival Flamenco de Toulouse
María Luisa Sotoca Cuesta et Pascal Guyon (président de l’association Alma Flamenca) ont su donner au Festival Flamenco de Toulouse, qu’ils ont créé en 2002, un supplément d’âme (nommer l’association "Alma Flamenca" n’était sans doute pas un hasard) qui lui assure un caractère unique dans le club très fermé des festivals flamencos français. L’attention toute particulière, quasi familiale, apportée à l’accueil des artistes et du public, et les programmations guidées par des coups de coeur qui n’excluent pas un goût très sûr, expliquent sans doute la qualité constante des affiches : le Festival de Toulouse a conquis ainsi la fidélité de très grands artistes, malgré des moyens financiers modestes et un soutien pour le moins parcimonieux des institutions et des médias locaux et régionaux - une situation surprenante et paradoxale, pour ne pas écrire scandaleuse, la réussite artistique et le succès public ayant toujours été au rendez-vous des treize éditions (sans compter les sessions automnales...).
Pour nous en tenir à notre sujet, c’est à dire au cante (on pourrait établir le même bilan pour la danse et la guitare), la direction et l’équipe du festival ne doivent donc qu’à leur dévouement et à leur passion du flamenco quelques coups de maître, tel, dès la deuxième édition (2003), l’un des rares récitals donnés en France par La Paquera, accompagnée qui plus est par son fidèle complice, Parrilla de Jerez, revenu l’année suivante pour accompagner cette fois Agujetas et La Macanita - nous devons donc également au Festival de Toulouse d’avoir pu écouter l’un des grands maîtres de l’accompagnement dans notre hexagone.
Miguel Poveda (2003), José Mercé (2006) ou Estrella Morente (2014), artistes consacrés et bien connus du public flamenco français (encore qu’en 2003, Poveda était encore bien loin d’être une star...) ne doivent pas occulter pour autant l’une des vertus essentielles des choix de María Luisa Sotoca Cuesta : sa curiosité et son intérêt pour les jeunes talents nous ont valu bon nombre de découvertes (pour certains) ou de confirmations délectables. Pour les cantaores, citons entre autres Antonio Campos, Miguel Lavi et José Valencia (dès 2007), Rubio de Pruna et Pedro el Granaíno (2008 et 2010), José Anillo (2012), Rafael de Utrera et Jesús Méndez (2013). Nous sommes cependant particulièrement sensibles à la programmation, chaque année ou presque, de jeunes cantaoras dont le festival suit de près la carrière, et qui ont donc souvent été invitées à plusieurs reprises, en récital ou associées à des spectacles de danse : Rosario la Tremendita (2005 et 2014), Rocío Bazán (2006 et 2012), María José Pérez (2007), Encarna Anillo et Rocío Márquez (2011). Les concerts de cante d’avril 2014 sont donc particulièrement emblématiques de la spécificité du Festival de Toulouse.
Montse Cortés / guitare : Juan Ramón Caro
Centre Culturel Henri Desbals / 3 avril 2014
On connaît la fougue et la rage de chanter de Montse Cortés, qu’elle démontra une fois de plus dans l’intense récital qu’elle donna en compagnie de Juan Ramón Caro, toujours aussi attentif et impeccable. Comme l’on pouvait s’y attendre, les références au répertoire et à la manière de Camarón ne manquèrent pas, notamment dans quelques extraits percutants de cantes festeros (Bulerías...). Mais la maturité venue, la cantaora a su élargir sa palette stylistique, ce dont témoigne son dernier enregistrement "Flamencas en la sombra" (Universal, 2013), dont elle nous offrit quelques extraits, hommages à des cantaoras dont la carrière a tourné court, pour cause de mariage, de décès prématuré... Si certains noms s’imposaient évidemment (La Repompa et La Pirula "por Tango", par exemple), d’autres étaient nettement moins attendus, tels ceux des jerezanas Luisa Requejo et Isabelita de Jerez, ou de la rondeña Paca Aguilera, dont Montse Cortés a retenu les versions personnelles des Malagueñas de la Trini. On gardera le souvenir d’une belle série de Soleares de La Serneta et La Andonda, passées par le filtre des interprétations de Fernanda de Utrera et de María Peña, conclues vaillamment par les Soleares de Triana de José Lorente et El Machango.
Fin de concert émouvante en forme de réunion familiale : Montse a invité sa soeur, Ana María Cortés (qui est aussi l’épouse de Juan Ramón Caro...) pour des Fandangos de Huelva en duo. La différence de tessiture des deux chanteuses rendait le projet périlleux, mais le guitariste a relevé le défi avec son intelligence musicale et son élégance habituelle : belle introduction "por Granaína", estribillo à deux voix emprunté à Manolo Sanlúcar ("celui de "Banderillas", extrait de "Tauromagia"), suivis de deux cantes de Camarón ("A la sombra de un laurel..." et "Vas a conseguir tres cosas...") par Ana María ; reprise de "Banderillas", puis une brillante falseta de Juan Ramón, modulant à la tierce supérieure, vers le mode flamenco sur Ré#, permet à Montse d’évoquer à son tour Camarón, avec deux Fandangos de Manolillo el Acalmao (extraits de "Calle Real") ; coda en duo, avec un nouvel estribillo emprunté cette fois à El Pele ("Que bien te suena..."), Ana María ne pouvant pas chanter celui de Sanlúcar à la tierce supérieure. Aussi simple que ça...
Rosario la Tremendita / piano : Cristian de Moret
Instituto Cervantes / 8 avril 2014
Même si leurs styles sont radicalement différents, il nous semble que La Tremendita est l’une des rares, sinon la seule, héritière de Diego Carrasco. Le rapprochement peut sembler étrange, mais si l’on veut bien passer sur la différence de ton et d’inspiration, on trouvera quelques troublantes similitudes. Commençons par la plus anecdotique : les deux artistes s’accompagnent eux-mêmes à la guitare, l’un d’abord guitariste puis devenu chanteur (Diego), l’autre d’abord chanteuse mais aussi guitariste (Rosario) et pianiste à ses heures. Surtout, les deux ont tenté - et réussi - un pari risqué : composer, textes et musiques, des créatures hybrides, mi-chansons, mi-cantes, tout en respectant scrupuleusement les formes du répertoires flamenco, telles la Bulerías, la Soleá, le Tango, la Siguiriya... La Tremendita semble donc avoir définitivement trouvé sa voi(x)e : ni cantaora, ni cantautora, mais cantaorautora.
Ce qui lui permet par ailleurs d’être la co-créatrice de spectacles de la bailaora Rocío Molina, comme du cantautor Javier Ruibal.
En ce sens, plus que le précédent album ("A tiempo", 2010), son dernier enregistrement ("Fatum", 2013), qu’elle a présenté lors de son récital à l’ Institut Cervantes, est une sorte de manifeste. Osons une autre comparaison téméraire : La Tremendita compose sur mesure pour la fragilité de sa voix comme le faisait Barbara, jusque dans les sauts d’intervalle, si rares dans le chant flamenco, à la limite de la brisure. C’est pourquoi ses créations les plus émouvantes s’accommodent fort bien d’un accompagnement de guitare minimaliste (mais non sans surprises harmoniques), voire de simples "nudillos" (les Cantiñas et les Bulerías al golpe, par exemple). C’est sans doute aussi pourquoi le duo voix - piano nous a semblé si naturel, comme allant de soi. D’autant plus que Cristian de Moret que nous ne connaissions pas, s’est révélé être à la fois un excellent accompagnateur et un soliste remarquable - nous retiendrons, entre autres, pour les Tangos personnels de La Tremendita dans le style des Tangos de Granada, sa longue introduction libre, mêlant sans hiatus séquences jazzys et citations de Chopin, et ses véritables chorus entre les cantes, en lieu et place des falsetas.
On aime ou l’on n’aime pas, mais on ne peut que saluer le courage et l’intégrité de la démarche.
Gema Caballero / guitare : Luis Mariano
Espace Croix Baragnon / 11 avril 2014
Avec "De paso en paso" (2012), Gema Caballero signe un premier album
qui la situe dans le courant néo classique des cantaoras formées à la fondation Cristina Heeren par les maîtres Naranjito de Triana, José de la Tomasa et Paco Taranto (Laura Vital, Argentina, Rocío Márquez, Sonia Miranda...). Sur la base commune d’une technique vocale de haut niveau et d’une connaissance encyclopédique du répertoire traditionnel, ces artistes ont cependant chacune développé progressivement un ton et un style personnels, liés entre autres à l’environnement de leurs premières années d’apprentissage - "los Puertos" pour Laura Vital, les Fandangos de Huelva pour Argentina et Rocío Márquez, Séville pour Sonia Miranda... et Grenade pour Gema Caballero.
Cet héritage grenadin est manifeste tant dans le répertoire de la cantaora que dans son style vocal, notamment dans l’extrême précision de l’intonation et dans l’art du portamento et du legato, que l’on retrouve de Cobitos (jerezano mais granaíno d’adoption) à Morente, en passant par Agustín el Gitano et Jaime el Parrón. Sa Zambra, recréation du "préflamenco" des Cuevas du Sacromonte, en fut une brillante démonstration. Sans aucun rapport avec la "Canción - Zambra" façon Manolo Caracol, ce cante "por arriba" (en mode flamenco sur Mi) visait plutôt à ressusciter un potentiel ancêtre des Tangos de Grenade, avec le saut d’octave de leurs incipits sur l’accord du premier degré (notes Mi, Sol#, Si, Mi), leurs longues envolées mélismatiques sur le quatrième ou le troisième degré (Dm ou C), et leurs lentes retombées cadentielles sur le tétracorde descendant (Am - G - F - E). L’accompagnement de Luis Mariano était parfaitement adéquat à cette plongée dans le passé, notamment sa longue introduction (en fait un quasi solo - d’abord libre, puis entrant progressivement à compás et à tempo) dans laquelle son jeu "a cuerda pelá" évoquait les instruments à plectre des ensembles traditionnels du Sacromonte, la bandurria et le laúd.
Le guitariste fit preuve du même talent pour l’arrangement des Panaderas, autre entreprise de retour au XIX siècle, cette fois sur un chant de travail de Vieille Castille, entonné en choeur par les femmes qui pétrissaient la farine sur une table. Après une première partie accompagnée sobrement à 3/8 en tempo modéré, à la manière des "aires nacionales" des cancioneros de l’époque et très respectueuse de la simplicité mélodique de ce petit bijou de lyrique populaire, Gema Caballero termina par des "juguetillos por Bulería", dans l’esprit des Pregones de Manuel Vallejo, nous rappelant ce que les Cantiñas et les Bulerías de Cádiz doivent aux "jotillas" du nord de l’Espagne.
Dans le reste de son programme, la cantaora nous démontra qu’elle connaît ses classiques, et qu’elle sait choisir ses modèles en fonction de chaque palo, sans que jamais le concert ne tourne à la leçon magistrale, tant elle sait imprimer à chaque cante sa propre griffe : Cabal del Fillo, dans le style de Morente plus que d’El Sernita (avec en prélude une Temporera, autre détour par les chants de travail folkloriques) ; Milonga de Pepe Marchena ; Granaína et Media Granaína dans le style de Manuel Vallejo ; Guajiras à la manière d’ El Pena padre ; Siguiriyas de Jerez (avec notamment une belle version d’une Siguiriya de Tomás el Nitri)... Sans oublier une série de cantes abandolaos (Fandangos de Lucena, Fandango de Pérez de Guzmán et Verdial de Córdoba) dont la finesse mélodique nous rappela les versions historiques d’El Cojo de Málaga et de Cayetano Muriel.
Estrella Morente / guitare : José Carbonell "Montoyita" et José Carbonell "El Monti" / chant et choeurs : José Enrique Morente, Ángel Gabarre et Antonio Carbonell / percussions, danse et rap flamenco : Pedro Gabarre
Casino Barrière / 15 avril 2014
"Me gustaría mucho dedicarles esta canción que es un símbolo de esperanza. Mi padre la hizó como un himno a la libertad y a la esperanza. Y la verdad es que a los niños les gustaba mucho cantar esta canción de la estrella. Tuvieron mucho éxito con ella. Me alegro porque es una canción que habla de esperanza y de cariño, de lucha hacia nuevos caminos. Hoy han venido aquí, gracias a María Luisa, cincuenta niños maravillosos, preciosos, cincuenta niños de Francia que han venido a escuchar flamenco desde el colegio de la Bastida de Saint-Pierre. Les estoy muy agradecida. ¡Gracias por venir ! Un aplauso para ellos. Es muy importante compartir flamenco. Esta canción va para todos los niños." (introduction aux Tangos "Estrella" de Enrique Morente)
Así es Estrella Morente : tour à tour diva ou cantaora, nimbée dans de savants jeux de lumières ou amie proche de chaque spectateur, chantant le tube "Volver" tant attendu par le public ou une série de Siguiriyas sans concession, dans un show millimétré qui peut à tout moment revenir à l’intimité du duo chant-guitare. Un art du contre-pied qu’elle a sans doute hérité de son père.
Si l’on devait trouver un dénominateur commun au programme de ce long récital, ce serait sans doute la référence constante à Enrique Morente, auquel le festival avait d’ailleurs rendu hommage quelques jours plus tôt avec la projection du film "Morente" d’Emilio Ruiz Barrachina. A commencer par l’interprétation de "Autorretrato", extrait de l’album "Pablo de Málaga", par José Enrique Morente. Si ce dernier n’a certes pas la voix de son père, il en a par contre l’élégance, et nous livra une version émouvante et exacte (il s’accompagna lui-même à la guitare), jusque dans les modulations périlleuses du chant, et dans l’approche chromatique du mode flamenco sur La de cette Soleá "por medio", dans une sobre et belle introduction de guitare ponctuée de silences tendus (Bm - Bb - A(b9)). Comment ne pas voir aussi une allusion à la mort prématurée du maître dans la letra qu’il chanta au cours d’une longue série de Bulerías, conclue en "rap flamenco" à la manière de Tomasito par Pedro Gabarre : "Dejadme llorar / que se han llevado a mi padre de mis entrañas / No lo veo más".
Pour le cante traditionnel, Estrella Morente puisa également dans le répertoire enregistré par son père, avec une Cartagenera ("No haya perlas a millares...", version Antonio Chacón) suivie d’un Taranto d’Enrique Morente, et des Siguiriyas de Jerez de El Viejo de la Isla (version de Manuel Torres) et de Joaquín Lacherna (plus un cante de remate original en hommage à Paco de Lucía : "Las cuerdas de la guitarra ya estan llorando..."). Superbes accompagnements de Montoyita, qui est, avec Pepe Habichuela, la mémoire vivante de la saga des Morente. Après un "temple" modulant évoquant à nouveau le style d’Enrique, la série de Cantiñas resta elle aussi strictement traditionnelle : Cantiña de Pastora Pavón ("Yo le dí un duro al barquero...") ; Alegría classique ("Fueron a coger coquinas...") ; Cantiña de Romero el Tito ("Baluarte invencible, Isla de León...").
Estrella avait enregistré la Cantiña de Pastora Pavón dès son premier disque ("Mi cante y un poema", Virgin / Chewaka, 2001). Elle poursuivit ce retour aux sources avec des Tangos de Granada ("En lo Alto del Cerro...") et de délicates Sevillanas "por Granaína" dédiées à Lola Florés, dont l’harmonisation et les lignes mélodiques nous ont rappelé celles de "A Pastora", l’un des sommets de cet album. On passa ainsi par paliers vers un tout autre répertoire, trois chansons et trois coups de chapeau à trois maîtres du genre : outre une interprétation un peu routinière mais toujours agréable de "Volver" (Carlos Gardel), l’adaptation d’un poème de Al-Mutamid par Enrique Morente ("En un sueño viniste..." - extrait de "Cruz y luna", 1984)... et "Ne me quitte pas" (Jacques Brel), en français dans le texte.
Deux heures de spectacle qui n’empêchèrent pas de multiples et généreux rappels, justes saluts à l’enthousiasme d’une salle comble - l’habituel "fin de fiesta", des Fandangos. des Tonás... Effectivement, les artistes et le public n’avaient visiblement pas envie de se quitter.
On en redemande... Les amateurs de baile seront comblés par la programmation de la session automnale 2014, du 6 au 11 octobre. Après la projection du documentaire "Triana pura y pura" de Ricardo Pachón (Toulouse, Instituto Cervantes, le 6 octobre, 18h30) : Rocío Molina ("Bosque ardora" - les 7, 8 et 9 octobre, 20h30, à Blagnac, Odyssud) ; El Yiyo ("Mi sueño" - le 10 octobre, 20h30, à Saint-Orens de Cameville, Altigone) ; Sara Calero ("El mirar de la Maja" - le 11 octobre, 20h30, à Toulouse, Salle Nougaro). Consulter également notre agenda.
Claude Worms
Photos : Fabien Ferrer
De la critique devenue un art de la propagande
En parcourant vos commentaires sur le festival de Toulouse, il me vient à l’esprit un certain nombre de remarques concernant le discours actuel de la critique flamenca en France. À vous lire, ainsi que la plupart de ceux qui commentent aujourd’hui les manifestations liées au flamenco, on a l’impression de parcourir un dépliant touristique, une notice publicitaire vantant les mérites d’un art parfait qui déroule son histoire comme les vagues d’une mer majestueuse. Chaque fois que s’exprime un artiste qui touche de près ou de loin au flamenco, on nous invite à croire que l’on assiste systématiquement à un événement exceptionnel. Il semble que dans ce monde ne règnent que la perfection et l’inspiration. Le vocabulaire de la flagornerie s’en vient à chasser l’inquiétude de l’analyse et malheur à celui qui émet désormais le moindre doute sur l’évolution discutable de cet art. Il est aussitôt renvoyé à ses chères études pour avoir rompu l’harmonie universelle qui régit la belle planète. C’est un fâcheux qui craint l’innovation, un grincheux qui a peur de l’avenir. On l’a vu encore récemment avec la disparition de Paco de Lucía où les éloges unanimes avaient quelque chose d’étouffant, comme si avant ce grand musicien le flamenco n’existait pas, comme si après lui le deuil sera éternel, comme si un homme pouvait à lui seul représenter l’absolu d’un art et qu’il était interdit de contester certaines de ses contributions.
Il est permis de ne pas partager cette unanimité suspecte. Le monde du flamenco est tortueux, vibrant, féroce parfois. Il obéit aux mêmes règles que tous les cercles artistiques, y développant les mêmes forces et les mêmes faiblesses. Aussi me semble-t-il curieux qu’en France jamais la moindre réserve n’émane des présentations et commentaires officiels. Le temple est gardé par des prêtres paralysés d’admiration qui protègent jalousement leur chapelle. Il suffit d’inviter un cantaor, un guitariste ou une danseuse pour qu’aussitôt le duende, cliché aux reflets trompeurs, s’invite à la fête. Et pourtant les exhibitions médiocres, répétitives, stériles ne manquent pas. Elles auraient même tendance à se multiplier en ces temps de conformisme bien-pensant et de mollesse consensuelle.
La présentation d’Estrella Morente relève à mon sens de cette complaisance. La faire passer pour une interprète marquante du répertoire, l’héritière d’une grande tradition, me paraît pour le moins discutable. Elle est plutôt l’émanation d’un flamenco insipide et aseptisé, dénué de toute profondeur, qui encombre les vitrines du spectacle moderne. Même chose pour Montsé Cortes, chanteuse honnête mais sans talent particulier, qui eut jadis l’opportunité de fréquenter les estrades en même temps que Paco de Lucía dans des exhibitions qui n’avaient rien de remarquables, n’en déplaisent aux thuriféraires du natif d’Algeciras. Certes on peut aimer ces artistes respectables mais qui restent des produits formatés par un système commercial arasant, système qui cherche à gommer toutes les aspérités d’un art brut pour plaire au plus grand nombre et les dilue dans l’artifice. Pour renforcer votre propos, vous avez beau vous abriter derrière une érudition sans faille, la flèche passe à côté de la cible car chacun sait que le lierre jaloux de la glose s’étiole quand l’art commence.
Comme un professeur sévère qui réprimande un élève insolent, vous avez récemment vilipendé avec une certaine suffisance Francis Marmande qui contestait les choix esthétiques d’artistes empêtrés dans des démarches discutables, contestation qui avait au moins le mérite d’ouvrir un débat. Sa critique d’un flamenco concept sans âme me semblait assez juste. La modernité n’est pas forcément synonyme de talent. Le progrès peut parfois être réactionnaire et je pense que la situation actuelle du flamenco dans son expression la plus commerciale, et que l’on promeut en France avec grandiloquence, n’a rien de particulièrement enthousiasmant. La plupart des têtes d’affiche actuelles savent surtout vendre leur image et s’emploient à masquer la démarche de talents plus sincères. Il suffit pour s’en persuader de faire l’effort de fréquenter les peñas et les cercles privés où s’expriment de grands artistes méconnus qui se refusent à participer à ces exhibitions de foire que sont devenus aujourd’hui de nombreux spectacles flamencos.
Les étoiles médiatiques qui brillent actuellement sur le devant de la scène ne prouvent rien, sinon qu’elles brillent. Les reprises par Estrella Morente d’anciens classiques de la chanson applaudies par un public bienveillant, les dérives de Miguel Poveda devenu crooner assoiffé de coplas démagogiques, certaines performances d’Arcangel accompagné par des orchestres sirupeux ou des voix bulgares exotiques ne sont pas des exemples encourageants. Artistes talentueux certes mais qui, pris dans les tenailles féroces du show-business, glissent sur la pente savonneuse du toboggan avant-gardiste. Artistes habiles sans réelle conscience politique, sans connaissance de la réalité sociale de leur pays, entourés d’agents voraces, de commerçants qui fixent les prix d’entrée à des tarifs qui n’ouvrent la porte qu’aux touristes fortunés ou aux bourgeois locaux. Artistes qui ressemblent hélas à leur époque et qui dédaignent désormais avec ingratitude les peñas sans ressource qui les ont vus naître. Se faire le chantre de ce flamenco mondain gangrené par la corruption mercantile et enluminé par le chic des paillettes n’est pas franchement un signe d’audace. Il manque au cœur des discours actuels le frissonnement du doute et de la colère, le souffle d’un grand vent d’authenticité qui chasserait les marchands du temple. L’unanimité n’existe que dans la propagande.
Guy Bretéché.
Commençons par saluer votre beau talent d’écriture et de polémiste. Quant au fond, quelques remarques :
_ l’actualité flamenca est suffisamment riche pour que notre site ne perde pas son temps en critiques totalement négatives. Quand nous n’aimons pas un spectacle, un concert, un disque..., nous n’en parlons tout simplement pas (sauf, exceptionnellement, quand à tort ou à raison nous pensons repérer un cas d’escroquerie avérée). D’où le fait que nos articles soient en général élogieux, mais...
_ si vous les lisez attentivement, vous pourrez vérifier que les réserves y sont fréquentes, même pour les artistes dont le travail nous semble intéressant et respectable, et même, par exemple, pour mon hommage à l’immense compositeur et guitariste que fut Paco de Lucía. Pour ma part, je n’ai pas plus de goût que vous pour la chanson "aflamencada", fût-elle a compás de Bulería, et je l’ai écrit souvent. Cela dit, ce peut être une porte d’entrée vers un flamenco plus substantiel (je vous abandonne volontiers l’adjectif "authentique", qu’il conviendrait de définir, entre autres en termes musicaux puisque le flamenco est aussi une musique, avant de l’utiliser pour qualifier ou disqualifier tel ou telle) - personnellement, partant d’ Elvis Presley et des Rolling Stones, j’ai fini par aboutir à Son House via Muddy Waters, et de fil en aiguille à Coltrane ou Albert Ayler. On rendra donc grâce, y compris, au "Entre dos aguas" de Paco...
_ la "médiatisation" est aussi vieille que le flamenco : les innombrables archives publiées ces trente dernières années l’attestent à l’évidence. Seuls les moyens technologiques ont changé, et la rendent effectivement plus envahissante. Mais si vous devez condamner pour flagrant délit d’inauthenticité tous les artistes s’étant un jour ou l’autre produit dans des théâtres, des arènes ou des cirques, avec les concessions au goût (provisoire, on peut l’espérer) du plus grand nombre que cela implique, je crains qu’il ne reste plus grand monde, de Silverio Franconetti à Antonio Mairena, en passant par Chacón, la Niña de los Peines... pour nous en tenir aux cantaor(a)es. Montse Cortés est effectivement une estimable cantaora, ni plus ni moins, et je ne crois pas avoir crié au génie dans mon compte rendu. Ce qui n’ a pas empêché son récital d’ être un vrai moment d’émotion. Quant à Estrella Morente, c’est incontestablement une grande chanteuse, comme Poveda, Arcángel - et heureusement beaucoup d’autres de cette génération. On peut regretter (c’est aussi mon cas) qu’ils (elles) ne mettent pas plus fréquemment leur voix au service du répertoire traditionnel, mais ça ne retire rien à leur talent. La controverse sur le "bel canto" flamenco contre la voix "afillá" remonte au moins à la concurrence entre El Planeta et son disciple El Fillo (lire Estébanez Calderón) - pour ma part, Arcángel me convient tout autant que El Borrico, un plaisir n’empêchant pas l’autre. Quant aux expériences de fusions diverses et variées, d’ "avant-garde" ou non, elles sont elles aussi aussi anciennes que le flamenco (à moins que l’on tienne absolument à le faire remonter au Déluge, à Juvénal ou à Zyriab - on attend toujours la démonstration...) : lire encore Estébanez Calderón. Ce sont même elles qui ont maintenu le flamenco vivant, le temps s’étant chargé comme toujours de faire le tri.
_ le lieu ne change rien à l’affaire. Le flamenco est une musique suffisamment riche pour nous offrir des bonheurs musicaux inoubliables, et des flops mémorables, à la Cité de la Musique comme à la Peña Flamenca de Rincón de la Victoria (deux lieux que je fréquente avec une égale assiduité). L’extrême professionnalisme et l’instant de grâce d’un amateur maladroit y ont également droit de cité. Je ne vois pas au nom de quelle "authenticité" je me priverais des plaisirs que peuvent m’apporter l’un ou l’autre. De même, la célébrité médiatique n’est certes pas une garantie de qualité, mais pas non plus un obstacle rédhibitoire. Si un disque de Miguel Poveda est réussi (ce qui arrive tout de même assez fréquemment...), il paraît logique et équitable de l’écrire, tout comme de ne rien écrire sur son album de coplas (très réussi d’ailleurs, musicalement et vocalement parlant). Ce qui ne nous empêche pas de consacrer de longs interviews à des artistes moins médiatisés (Diego Clavel, Paco Moyano...), et des articles à Carlos Cruz, La Sallago, Manolo Simón (un cantaor "spécial peñas" s’il en est - mais demandez-lui s’il n’aimerait pas être programmé à La Maestranza ou à Chaillot...)...
_ enfin (mais nous pourrions continuer longtemps cette discussion), la "conscience politique" est une sorte de luxe que ne peuvent se permettre que ceux qui ont les moyens de prendre quelque recul (relire Marx...). Si l’on excepte quelques letras de cantes de minas (dont les auteurs étaient d’ailleurs le plus souvent des artistes professionnels qui ne connaissaient la mine que par les conversations des ouvriers qui fréquentaient les cabarets locaux) et la "génération 70" (Menese et Moreno Galván, Morente, Moyano, Gerena, Marín), les letras flamencas traditionnelles ne portent aucune conscience politique, ni même sociale. Elles sont en fait bien plus terribles : ce sont (heureusement pas toutes...) de simples constats de vie quotidienne, de la mort solitaire à l’hôpital, des citrons que l’on mange le matin et à midi (Bulería de La Perla de Cádiz)... On conçoit que l’une des ambitions des artistes ait toujours été d’échapper à cette condition qu’ils partageaient avec une partie de leur public. Pour citer des cantaores que vous devez aimer (et moi aussi) : chercher la "conscience politique" d’Antonio Mairena, de La Piriñaca, d’Aurelio Sellés, de Pepe de la Matrona... risque fort d’être une quête décevante. Soyons un peu iconoclastes : pendant la Guerre Civile, les deux artistes les plus résolument engagés dans le camp républicain, et contraints à l’exil par leurs activités syndicales, furent Angelillo et Miguel de Molina, tous deux pourtant peu enclins à la Siguiriya "jonda"... Fort heureusement, les jeunes artistes contemporains appartiennent à des générations soumises, au moins provisoirement, à moins rude épreuve. On ne saurait leur reprocher de ne pas faire semblant, et de chanter, au moins jusqu’à présent, dans des conditions de relatif confort, dont jouit aussi par ailleurs leur public - même celui des peñas actuelles ressemble fort peu à celui des cafés cantantes ou des colmaos du début du XX siècle. Quand les artistes et leur public ne partagent pas une même rigueur des temps dans une aire géographique locale réduite, partager des idées ("concepts" ?), avec naturellement les moyens sensibles d’une oeuvre d’art, peut être pour eux un bon moyen de communiquer, sans recourir au folklore douteux d’une soi-disant authenticité - gitane, andalouse, flamenca, prolétarienne... ou autre. Ce qui me chagrine dans la critique de Francis Marmande n’est pas qu’il dénonce des "démarches discutables", mais précisément qu’il ne les discute pas, et se contente de dénoncer un spectacle "conceptuel", sans autre argument. Outre que l’on aurait apprécié qu’il fasse l’effort de comprendre le "concept", quitte à ensuite le contester, on attendait aussi une démonstration de la nocivité de la pensée réflexive à l’art flamenco. Rappelons, pour rester dans la liste des cantaores estampillés "authentiques", qu’Antonio Mairena est le co-auteur d’un livre on ne peut plus "conceptuel", et que Pepe de la Matrona n’était pas non plus précisément un tenant de l’ art brut "instinctif". En bref, la pensée n’est pas forcément l’ennemie de l’art, fût-il populaire. Et quitte à vilipender des "exhibitions de foire", celles de certains artistes sur-jouant le "gitan bon (mais néanmoins indomptable, imprévisible et enfantin) sauvage" valent bien celles de quelques stars noyées dans des surenchères de réverb et de lumières.
Merci en tout cas de votre stimulant courrier. Si le coeur vous en dit, nos colonnes vous sont ouvertes pour faire entendre un son de cloche moins "consensuel" et "mondain".
Cordialement
Claude Worms
Merci d’avoir pris le temps de répondre de manière courtoise et documentée à mon billet d’humeur. Je précise que mes remarques ne visaient ni votre revue ni votre personne en particulier sinon un courant dominant de la critique actuelle en France. Nous partageons sans doute la même passion pour le flamenco et nous saurions, je pense, nous retrouver sur l’essentiel.
Je reste cependant sceptique sur l’évolution de cet art malgré l’emphase qui traverse la plupart des commentaires qui nous sont offerts aujourd’hui dans la présentation des festivals et des spectacles. Certes nous pourrions débattre à l’infini sur les mérites de tel ou tel sans trouver d’accord car hélas en art les jugements d’autorité n’existent pas. J’ai toujours pour ma part préféré Chandler à Proust et j’attends encore le critique qui pourra me prouver que j’ai tort. C’est pourquoi lorsque vous dites qu’Estrella Morente est incontestablement une grande chanteuse, je me permets d’en douter. Grande chanteuse peut-être mais certainement pas de flamenco. Elle avoue d’ailleurs elle-même dans le journal Sur faire l’impasse sur l’essentiel du répertoire tragique : « Avant, le flamenco c’était l’enclume, la pauvreté, le don de soi, l’âme déchirée, l’amertume. Aujourd’hui, le flamenco est davantage décontracté et positif. »
Vous aurez beau me demander de lire (ou de relire) Estebán Calderón, je continue de trouver insipides les spectacles de certains tâcherons de la scène qui confondent éclat et profondeur. Les références d’ailleurs à cet écrivain sont à prendre avec beaucoup de précautions. Vous savez comme moi que son lyrisme romantique, son conformisme politique et idéologique l’ont entraîné souvent vers les clichés sociaux et la schématisation de la réalité.
Quant à vos remarques sur la conscience politique de certains artistes, j’ai dû mal m’exprimer car je ne parlais pas de messages politiques à transmettre mais du souci d’exemplarité. Dans le flamenco, la contestation n’a pas besoin d’être dite, elle est dans la voix. Par contre la vitrine doit toujours être le reflet de l’entrepôt. Quand Arcángel demande 6000 euros pour venir chanter dans une peña, ce monsieur a beau avoir du talent, je pense que c’est mépriser une partie du public que de se comporter de la sorte quand on sait que ces institutions qui ont fait beaucoup pour le flamenco n’ont pas de moyens. La dictature du marketing et de la communication à outrance nous font glisser vers un art commun, alléchant pour le grand public mais où les rares élus se font le chantre d’un répertoire édulcoré quand les réfractaires se condamnent à la clandestinité.
Évidemment, je ne prétends pas détenir la vérité sur cet art inquiet qui nous passionne tant. Personne ne peut dire à un artiste ce qu’il doit faire. Mais la beauté du flamenco pour moi réside dans le fait que des gens humiliés et pourchassés ont su avec si peu de moyens et sans artifice exprimer des douleurs et des joies communes. Qui s’approche de cette tradition reste fidèle à l’histoire. Il me semble que depuis quelque temps les règles ont changé. Il est permis désormais de faire n’importe quoi. Que dirait un amateur d’opéra si un chef d’orchestre « audacieux » décidait d’incorporer à son orchestre un accordéon ou une guitare électrique ? La phrase de Gide n’est pas fausse : « l’art naît de la contrainte, vit de lutte, meurt de liberté. » C’est peut-être dans cette lutte intense et secrète que le flamenco survivra.
Salutations amicales.
PS : Peut-être nous verrons-nous du côté de Rincón de la Victoria. Je fréquente cette région depuis plus de trente ans, mon port d’attache étant à Coín.
Pour éventuellement poursuivre la discussion en aparté : guybreteche@orange.fr
Guy Bretéché
Site réalisé avec SPIP 4.3.5 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par