Trois livres récents : diversité de la recherche contemporaine sur le flamenco

lundi 29 mars 2010 par Claude Worms

Corinne Frayssinet Savy : "Israel Galván. Danser le silence" - Editions Actes Sud, 2009 (95 pages)

Antonio Zoido Naranjo : "La Ilustración contra los gitanos" - Signatura Ediciones, 2009 (212 pages)

José Luis Navarro García : "Flamenco en cafés cantantes y teatros" - Signatura Ediciones, 2008 (160 pages)

Depuis le XIX siècle, les écrits sur le flamenco sont soumis à une sorte de mouvement pendulaire : certains auteurs s’ attachent à l’ étude de ses manifestations publiques et professionnelles, alors que d’ autres s’ efforcent d’ en révéler une tradition "souterraine" réputée séculaire.

Le dernier manifeste virulent de cette dernière tendance remonte au célèbre "Mundo y formas del cante flamenco" (Ricardo Molina et Antonio Mairena - Librería Al- Andalus - 1971). Les auteurs y défendaient une thèse selon laquelle le seul cante "pur" (nous préférerions le terme "authentique") serait celui pratiqué de manière occulte par quelques familles initiées : toute "divulgation" de ces secrets sur des scènes publiques provoquerait dès lors une édulcoration proche de la trahison, sauf à préserver une mystérieuse essence immémoriale, dont les gitans seraient les seuls dépositaires autorisés (Pierre Lefranc partage en gros ce point de vue - "Le cante jondo", Publications de la Faculté des Lettres de Nice, 1998).

Le problème essentiel auquel se heurte cette théorie est l’ absence totale de preuves matérielles qui pourraient la valider solidement : confrontés aux documents d’ époque (articles de presse, récits de voyages, iconographie...), la plupart des témoignages des artistes qui devraient la confirmer se sont avérés inexacts, partiels, ou partiaux. Quant à ceux qui risquaient de la contester (Pepe de la Matrona, par exemple), ils ont été purement et simplement ignorés.

Depuis une vingtaine d’ années, en réaction contre les "essentialistes", on a vu fleurir une vaste production d’ auteurs qui se sont attachés à la tâche ingrate de dépouiller les archives, pour y débusquer tous les témoignages existants sur la matérialité historique de l’ avènement de la musique flamenca, essentiellement pour une période couvrant la seconde moitié du XIX et le premier tiers du XX siècle (José Manuel Gamboa, José Luis Navarro García, Faustino Nuñez, José Luis Ortiz Nuevo, Eusebio Rioja, Gerhard Steingress...), et qui redécouvrirent chemin faisant quelques lucides intuitions de Luis Lavaur ("Teoría romántica del cante flamenco") ou d’ Hipólito Rossy ("Teoría del cante jondo"). Dans la même optique, quelques musicologues (Antonio et David Hurtado Torres, José Miguel Hernández Jaramillo, Norberto Torres, Gregorio Valderrama Zapata) se sont efforcés de découvrir dans les partitions du XVIII et du XIX siècles les sources "préflamencas", "protoflamencas"... du répertoire actuel des cantaores et guitaristes.

Nous leur devons un précieux et abondant fond documentaire, et les bases solides d’ une histoire du flamenco professionnel, dans ses aspects biographiques, sociologiques, économiques... Mais demeure, pour les origines musicales du flamenco, une aporie que nous relevions récemment à propos du livre "La llave de la música flamenca", des frères Hurtado Torres (cf : même rubrique). Les partitions mises à jour (qu’ elles soient "pré" ou "proto") ne permettent que rarement de suivre une évolution musicale qui conduirait, depuis le XVIII siècle, à certaines formes majeures de flamenco actuel. Si l’ on peut comprendre à peu près comment les artistes flamencos ont forgé les Fandangos et leurs variantes (Malagueñas, Granaínas, Cantes de minas...), une partie du répertoire étiqueté traditionnellement "de ida y vuelta" (il convient d’ ailleurs d’ y ajouter les Tangos et les Peteneras), ou des adaptations d’ autres folklores ibériques (Farruca, Garrotín, Mariana...) à partir de chansons à danser populaires, le mystère reste épais pour ce qui concerne les Tonás, les Soleares (et le Polo et la Caña) et les Siguiriyas, pour le compás (comment arrive- t’ on à une systématisation de l’ hémiole, et à son déplacement sur tel ou tel temps du cycle de 12 ?), et plus encore pour leurs modules mélodiques modaux. Les auteurs les plus conséquents finissent toujours par admettre que les partition qu’ ils analysent n’ ont que peu de rapport (voire aucun) avec les formes flamencas correspondantes.

A moins de postuler une génération spontanée, force est donc d’ admettre à titre d’ hypothèse, au moins pour les formes les plus modales et les plus rythmiquement typées, l’ existence de traditions orales (romances, chants de travail ruraux, chants de prisonniers, berceuses...) sur lesquelles se seraient fondées nos Soleares ou Siguiriyas modernes. Ces traditions, dont la transmission, comme partout, est liée à des milieux familiaux, professionnels ou micro géographiques - bourgades, quartiers... (les uns n’ étant d’ ailleurs pas exclusifs des autres), sont par définition absentes des chroniques journalistiques attachées aux spectacles publics, et difficilement pénétrables par le voyageur de passage. Le fait qu’ on ne les trouve pas dans les documents ne signifie donc pas qu’ elles n’ aient pas existé (ce que certains auteurs récents semblent pourtant conclure un peu vite), et si la recherche en ce domaine s’ annonce ardue (rareté des sources), elle n’ en demeure pas moins indispensable. L’ hypothèse de bon sens est évidemment celle d’ une dialectique fertile entre artistes professionnels et milieux du flamenco au quotidien (ses protagonistes apparaissent rarement dans la presse pour les raisons évoquées ci-dessus, plutôt que par choix délibéré de garder quelque "secret"). L’ importance des familles gitanes dans ces milieux conservateurs de la tradition est évidente, et l’ hypothèse dialectique permettrait donc d’ éviter leur sur-valorisation (Mairena) comme leur sous-estimation (certains des auteurs que nous venons de citer).

Corinne Frayssinet Savy fonde précisément son livre sur cette dialectique. Sa monographie ("Israel Galván. Danser le silence") est autant une brève (mais très éclairante) histoire de flamenco, qu’ une étude de l’ oeuvre du danseur. Paradoxe apparent, qui est en fait parfaitement cohérent avec la perspective adoptée par l’ auteur.

La première partie de l’ ouvrage est consacrée à un exposé synthétique des différents cadres de production du baile, et donc aussi du chant et de la guitare flamencos : "Danse et flamenco familial", "La danse au temps des Cafés Cantantes" et "Ballet flamenco". Mais, loin de l’ insipide chronologie événementielle que répètent à satiété la plupart des essais sur l’ histoire du flamenco, Corinne Frayssinet Savy prend soin d’ étudier, avec une grande clarté, les conséquences esthétiques induites par ces lieux de production.

Elle analyse ensuite la danse d’ Israel Galván comme une synthèse originale prenant en compte la totalité des traits stylistiques issus des différentes périodes de l’ évolution historique du baile flamenco : de l "... intériorité au même titre que le chant, el cante, une parole qui se dit à mi-voix ... au sein de la pratique du flamenco familial" à la "polysémie musicale" (Israel Galván "réévalue cet héritage musical issu du contact du flamenco avec les univers du théâtre et du ballet" - références aux expériences de La Argentina, Vicente Escudero et La Argentinita), en passant par "le langage de la danse soliste flamenca au contact de la musique à partir d’ une formation ramenée à l’ épure, le trio danse - chant - guitare" des Cafés Cantantes (analyse du spectacle "La Edad de Oro").

Les problématiques évoquées par Corinne Frayssinet Savy recoupent ainsi une bonne part des recherches actuelles sur les musiques de tradition orale :

_ La dialectique tradition / innovation (“Aller - retour entre racines et création"), et la validation de cette dernière par le groupe partageant la même culture musicale

_ La dynamique répétition / variation / improvisation. Le plus souvent, cette dernière est en fait l’ organisation temporelle toujours renouvelée de modules puisés dans un stock traditionnel, et / ou dans un stock de créations personnelles : "... le danseur flamenco élabore un montage de figures et de pas, afin de mettre en valeur ses qualités d’ interprète, ses combinaisons personnelles, plus rarement ses propres inventions, voire parfois sa capacité à improviser".

_ "L’ écoute précise et participative" du groupe "dans le flamenco familial" : le jaleo "crée une véritable trame sonore si la pertinence expressive et musicale de la performance vocale ou dansée le suscite".

_ L’ appréhension directement corporelle de structures musicales abstraites ("corps sonore").

_ Les problèmes posés par l’ organisation du temps musical - métrique, rythme, formes rythmiques... Pour le flamenco, c ’est ici naturellement le compás qui se trouve au coeur de ces questionnements (cf : le chapitre "Plastique rythmique", pages 54 à 62).

Le lecteur curieux pourra retrouver, à propos d’ autres cultures musicales, les mêmes problématiques dans les travaux de Jean Molino, Bernard Lortat- Jacob, Jacques Siron, Simha Arom... (Cf : les courts essais réunis dans le volume 5 de "Musiques" : "L’ unité de la musique", sous la direction de Jean-Jacques Nattiez - Actes Sud / Cité de la Musique, 2007). Nous remarquerons aussi avec intérêt de nombreuses convergences avec les observations de Christian Béthune sur le "champs jazzistique" ("Le jazz et l’ Occident" - Klincksieck, 2008).

Corinne Frayssinet Savy insiste à juste titre sur l’ obstination d’ Israel Galván à "danser seul", à contre-courant de la plupart des propositions scéniques de la danse flamenca contemporaine. C’ est que le bailaor privilégie l’ "intériorité", "les mouvements corporels déployés de l’ extérieur vers l’ intérieur"... jusqu’ à la l’ idéal du "corps immobile". D’ autre part, en explorant inlassablement le "corps sonore", il "danse la musique", "en rendant la musique visuelle et en ramenant le visuel au musical", jusqu’ à pouvoir se passer de tout accompagnement musical, et "danser le silence".

En appendice, le lecteur trouvera entre autres un glossaire aussi succinct que précis, et un "tableau des répertoires flamencos" reposant essentiellement sur la distinction entre "Flamenco familial" ("Répertoires permanents gitans" / "Répertoires propres à certaines fêtes et rituels gitans") et "Flamenco professionnel" ("Répertoires de complément essentiellement de création gitane" / "Répertoires de création andalouse initiés généralement par le chant" / "Répertoires soumis aux modes (contextes scéniques). Versions pour chant et / ou formation instrumentale").

Avec une mise en page très agréable et une belle iconographie, "Israel Galván. Danser le silence" est non seulement une passionnante exploration de la danse d’ Israel Galván, mais aussi, à notre avis, le meilleur ouvrage d’ initiation au flamenco en langue française, à la fois savant et accessible.

"La Ilustración contra los gitanos" est un ouvrage historique centré sur le décret royal de 1749 condamnant tous les gitans d’ Espagne à la prison ("Prisión general") dans un premier temps, puis, pour les andalous, à la déportation et aux travaux forcés : à Málaga pour les femmes et les enfants en bas âge ; et à San Fernando (arsenal de La Carraca), Almadén (mines), Cartagena et El Ferrol (chantiers navals) pour les hommes et les enfants "en âge de travailler" (au delà de 12 ans).

Antonio Zoido Naranjo prend grand soin de replacer l’ événement dans le contexte d’ un long XVIII siècle, commençant avec la Guerre de Succession d’ Espagne, que l’ auteur considère comme la "première guerre civile" (pour l’ Andalousie, le premier fait militaire déterminant est l’ attaque de la baie de Cádiz par une escadre anglo-hollandaise - 1702) ; et finissant avec les Cortes de Cádiz, la Constitution de 1812, le "Trieno liberal" (1820 - 1823), la réaction absolutiste de Fernando VII (1823 - 1833), la guerre carliste (1833 - 1840) et la précaire stabilisation politique libérale du début du règne d’ Isabelle II, à partir de 1840.

L’ étude porte essentiellement sur l’ histoire de l’ Andalousie et des gitans andalous. Quatre grands axes structurent son développement :

_ L’ évolution idéologique expliquant le durcissement du pouvoir central contre les gitans au début du XVIII siècle.

L’ auteur souligne que les décrets du XVI et du XVII obéissaient à une logique absolutiste religieuse, et visaient donc plus les minorités non catholiques (juifs, musulmans et finalement réformés) que les gitans en tant que tels. La répétition des décrets démontre leur inefficacité et le peu d’ empressement des autorités locales à les traduire dans les faits. C’ est que les gitans multiplient les stratégies visant à démontrer qu’ ils sont catholiques "vieux chrétiens" ( d’ où, entre autres, la création de confréries gitanes et leur obstination à défiler en bonne place lors des processions de la Semaine Sainte, du Corpus...). Sur le plan des moeurs, le pouvoir politique vise certes le nomadisme, mais pas spécifiquement celui des gitans : le délit de vagabondage permet de fournir en galériens une flotte espagnole qui en a le plus grand besoin. Quant à la stigmatisation du "costume gitan" (très coloré et orné, ce qui est normalement l’ apanage de l’ aristocratie), elle signale plutôt la transgression sociale dans une société fortement hiérarchisée et stratifiée, dans laquelle l’ habit fait le moine, et où les classes populaires risquent gros à vouloir se vêtir comme la noblesse.

Avec les "Lumières" ("Ilustración"), le propos devient plus rationaliste et "éducatif". Il s’ agit cette fois de forcer les gitans à entrer, en tant que main d’ oeuvre rentable, dans la gestion rationnelle de l’ économie, et donc de les "éduquer" de manière adéquate (les analyses d’ Antonio Zoido Navarro s’ inspirent ici, on le voit, de Michel Foucault). Le décret de 1749 stipule d’ ailleurs que l’ on apprendra un métier "rentable" aux femmes et aux enfants incarcérés. Mais on ne perd pas non plus de vue l’ utilitarisme économique le plus immédiat : les hommes adultes fourniront aux mines, chantiers navals, arsenaux... de l’ Etat, une main d’ oeuvre gratuite d’ autant plus précieuse que l’ esclavage (des Maures essentiellement) est en recul. C’ est la raison pour laquelle on arrêtera et déportera une majorité de gitans sédentaires, bien intégrés, et dont les professions (forgerons, maréchaux ferrants, tondeurs de moutons, marchands ambulants, ouvriers agricoles, voire petits
métayers...) sont reconnues d’ utilité publique par des municipalités et des voisins "payos" qui protestent, et à l’ occasion cachent les fugitifs. Pour l’ auteur, ces nouveaux impératifs idéologiques et économiques expliquent la dureté inédite des mesures anti-gitanes du XVIII siècle, et leur application cette fois planifiée et malheureusement efficace. Ces considérations conduisent naturellement à un exposé des conflits politiques, économiques et culturels entre l’ aristocratie ancienne et les nouvelles classes dirigeantes.

_ "Les deux Espagnes"

Bien avant 1936, deux Espagnes (mais, évidemment, d’ une toute autre nature) se sont affrontées au cours de ce long XVIII siècle, notamment en Andalousie. Le sort des gitans andalous a été directement affecté par le conflit entre les nostalgiques de l’ ancien absolutisme catholique et impérialiste, et la nouvelle aristocratie dirigeante, "éclairée" et physiocrate, éprise de rationalisme administratif et gestionnaire, liée à la dynastie "française". Antonio Zoido Naranjo illustre le changement économique (et culturel) par un saisissant raccourci concernant la tauromachie : à l’ ancien combat "chevaleresque" à cheval, succède le combat à pied. Les nobles n’ affrontent plus le taureau de combat, ils l’ élèvent et le vendent, tandis que le torero à pied est désormais d’ origine plébéienne, et souvent gitane. La corrida moderne sera ensuite codifiée par Francisco Montes "Paquiro" (ancien étudiant de l’ Ecole de Tauromachie de Séville patronnée par Fernando VII) vers le mileu du XIX siècle, à peu près au moment où naît ce que nous appelons le flamenco, et avec les mêmes arrières plans d’ exaltation et de résurrection d’ une "culture nationale - andalouse- oubliée", et, déjà, de profits touristiques possibles : depuis, l’ une et l’ autre auront été aux pauvres, marginaux et / ou gitans andalous ce que la boxe, le blues et le jazz ont été aux noirs (et parfois aux "petits blancs") du sud des Etats-Unis.

La rationalisation économique s’ accompagne, ici comme ailleurs, de réformes agraires qui tendent à exproprier les anciennes terres seigneuriales et de l’ Eglise, pour les vendre et les transformer en exploitations agricoles modernes. Comme toujours (voir les exemples antérieurs de la Grande Bretagne et de la France), le résultat sera une extension de la grande propriété foncière, en particulier en Andalousie orientale (vallée du Guadalquivir), la perte des quelques droits collectifs résiduels pour la petite paysannerie, et donc sa paupérisation accrue. Au sommet, la lutte fait rage entre anciens seigneurs et nouveaux propriétaires rentiers d’ une part ; et entre clergé régulier, détenteur traditionnel de grands domaine fonciers, et clergé séculier lié à l’ administration royale d’ autre part. Avant leur réconciliation et la Sainte Alliance à venir, dans la deuxième moitié du XIX siècle, contre les tentatives de démocratie sociale, les deux clans s’ affrontent sur les terrains politique, économique, mais aussi culturel : les gitans y sont, consciemment ou non, les alliés et protégés des anciennes grandes familles menacées par les "Lumières" : d’ abord parce qu’ ils ont le même adversaire (qui a décrété la "Prisión General"), d’ autre part parce qu’ ils symbolisent un genre de vie à l’ ancienne, illustré entre autres par les fêtes somptuaires dans lesquelles ils endossaient fréquemment les rôles d’ amuseurs, danseurs, musiciens... De même, les ordres monastiques tenteront souvent de protéger les gitans fugitifs, plus pour défendre leur indépendance vis-à-vis du pouvoir royal (droit d’ asile - pouvoirs de justice) que par charité chrétienne.

L’ auteur accorde aussi une place importante aux événements militaires, liés à la décadence économique de l’ Espagne. Les "tercios", qui manifestaient la puissance impériale de l’ Espagne hors des frontières, sont repliés à l’ intérieur du territoire, et les régiments royaux succèdent aux régiments privés recrutés par la noblesse. Avec les menaces d’ invasion permanentes, depuis la Guerre de Succession d’ Espagne jusqu’ aux tentatives napoléoniennes, les effectifs s’ avèrent insuffisants, et l’ on recourt à l’ enrôlement forcé à grande échelle : là encore, les vagabonds, et les gitans (une fois de plus, même sédentaires), ou considérés comme tels, seront les victimes désignées. L’ un des points faibles du littoral espagnol étant la baie de Cádiz, les troupes sont concentrées en défense arrière à Séville, et San Fernando devient l’ un des lieux privilégiés de la reconstitution d’ une flotte de guerre espagnole performante (d’ où la déportation d’ un grand nombre de gitans andalous vers les arsenaux de La Carraca à partir de 1749). Séville et Cádiz connaissent alors des évolutions divergentes qui influeront plus tard sur la constitution du répertoire "pré" ou "proto" flamenco. Séville s’ appauvrit et se referme sur elle-même dans une nostalgie absolutiste, alors que Cádiz gagne un nouveau dynamisme économique et une ouverture commerciale cosmopolite. Les théâtres seront longtemps interdits à Séville, mais autorisés et même encouragés, y compris par les autorités ecclésiastiques, à Cádiz, qui devient pour quelques décennies la porte d’ entrée en Andalousie des répertoires musicaux dont la transformation constituera une bonne part du futur flamenco.

D’ autre part, le séjour de régiments à recrutement étranger (les quatre régiments royaux, outre l’ espagnole, comprenaient les gardes italienne, wallonne, flamande) à Séville provoque des phénomènes de mixité linguistique et culturelle de première importance pour la constitution d’ un nouveau langage qui sera longtemps le symbole de la "vie dissolue", des "classes dangereuses", ou encore des "flamencos" ou des gitans. "Germanía" , "jermán", "gerigonza", "jerga"… sont autant de termes qui désignent cette langue en constante évolution, impénétrable aux profanes, et qui servira entre autres à la communication clandestine entre les prisonniers et leurs proches, de part et d’ autre des barreaux. L’ auteur raconte avoir encore entendu María Peña, la sœur d’ El Lebrijano, chanter "quelques cantes, presque oubliés, que les gitans continuent à appeler gerigonza".

_ La mémoire collective du cataclysme dans les letras.

Antonio Zoido Naranjo considère que le traumatisme de la "Prisión General" est encore présent dans la mémoire collective des gitans andalous, et donc dans les letras flamencas, même si c’ est de manière fragmentaire, imprécise, et inconsciente. On le comprend bien si l’ on se souvient qu’ il s’ agissait aussi, pour certains de ses initiateurs, d’ un projet eugéniste radical. Dès le XVI siècle, certains religieux intégristes avaient préconisé l’ extinction de cette "race funeste et perverse", accusée d’ être blasphématrice et anthropophage, par la séparation rigoureuse des deux sexes. C’ est de fait ce qu’ il advint lors de l’ exécution du décret de 1749, et l’ efficacité (heureusement temporaire) de la mesure est corroborée par la structure de la pyramide des âges de la population gitane espagnole du début du XIX siècle (nous disposons de plusieurs études des recensements effectués à l’ époque), qui montre un net déficit des jeunes de moins de 17 ans. La "pena negra" évoquée par García Lorca ne serait donc pas un vague état d’ âme atavique, mais bien la réaction à la "Prisión General" et à ses conséquences. Et, de fait, les auteurs du Siècle d’ Or n’ évoquent jamais, dans leurs scènes de genre, la "peine gitane", mais plutôt un état d’ esprit festif (la "Preciosilla" de Cervantes…).

L’ auteur propose des analyses convaincantes de cette mémoire inscrite dans les letras, dont deux particulièrement probantes.

_ La célèbre Siguiriya popularisée par Manuel Torres :

"Eran los dos días señalados

De Santíago y Santa Ana.

Yo le pedí a mi Dios que me aliviara

Esas duquelas mías

De mi corazón."

Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi ces deux jours étaient si remarquables ? L’ auteur répond que c’ est précisément lors des fêtes de Saint Jacques et Sainte Anne de 1749 que fut exécuté la rafle ordonnée par Fernando VI.

_ De même, nombre de letras sont marquées par la hantise des "malas lenguas". On peut certes y voir le souci du qu’ en dira-t’ on, commun à tous les villages et petites bourgades d’ Andalousie ou d’ ailleurs. Mais on peut aussi l’ interpréter comme une peur plus traumatisante. Une rafle d’ l’ ampleur de celle de 1749 (comme celles qui sévirent en France de 1940 à 1945 – qui devraient d’ ailleurs disqualifier à perpétuité tous les ministères de l’ "identité nationale") ne peut se faire sans la collaboration de dénonciateurs, qu’ elle soit attisée par des rancunes personnelles ou encouragée par la perspective de quelque gratification, par confiscation des biens des déportés.

On trouvera dans le livre de nombreux autres exemples, l’ auteur émettant l’ hypothèse que certaines coplas pourraient être les vestiges isolés de vastes romances narratifs, en rapport avec ces événements du long XVIII siècle.

On l’ aura compris, la lecture de cet ouvrage donnera ample matière à réflexion. Si le propos est historique et non musical, il contribue cependant à l’ exhumation de ce répertoire souterrain auquel nous faisions allusion dans notre introduction, et ouvre de nombreuses pistes de recherche.

"Flamenco en cafés cantantes y teatros. Noticias de prensa. 1849 - 1936" est une nouvelle pierre apportée à l’ édifice déjà imposant des études consacrées aux archives relatives aux premières décennies de l’ histoire du flamenco. José Luis Navarro García nous livre le résultat de ses recherches dans la presse de Málaga (articles et annonces), avec une moisson particulièrement copieuse pour la seconde moitié du XIX siècle. Il complète ainsi le récent "El café de la Loba" d’ Eugenio Rioja, illustré par David Zaafra, portant sur la même période et la même ville.

Les chapitres regroupent des informations classées chronologiquement, par lieux de spectacles : "cafés de cante", "cafés-concierto", "teatros", "cosos taurinos", plus un chapitre spécial pour le seul café Novedades.

Quelque soit le lieu, le résultat est sans surprise et confirme ce que nous savons maintenant depuis les premières recherches de cette nature. Les programmations mêlent dans un joyeux désordre le flamenco proprement dit (baile surtout, cante fréquemment, et solo de guitare plus rarement), les airs et danses "nationaux" ou "andalous", les actes de théâtres plus ou moins entrecoupés de numéros musicaux ou chorégraphiques, les formations instrumentales ou les pianistes solistes, les ventriloques, les imitateurs... et, atout commercial particulièrement prisé, les projections du jeune cinématographe.

Les coupures de presse apportent leur lot habituel d’ artistes jusqu’ à présent inconnus, et des information complémentaires sur la biographie de quelques grands noms du genre, tels Trinidad Huertas, Pastora Imperio, La Argentina, Pilar López, Silverio Franconetti, Juan Breva, Paquirri el Guanté, Antonio Chacón, El Mochuelo, La Niña de los Peines, Manuel Escacena, Manuel Torres, Pena Hijo, Luisa Requejo, Julian Arcas, Juan Pargas, Paco de Lucena, Adela Cubas, Javier Molina...

Le flamenco en tant que tel, pour le baile et plus encore pour le cante, est rarement présenté indépendamment. Il est plutôt intégré à des intrigues théâtrales, comiques ou sentimentales, sur fond de tableaux des moeurs "populaires". C ’est sans doute la raison pour laquelle de nombreux artistes proposent un répertoire éclectique : chanteurs lyriques passant de l’ air d’ opéra à la Jota ou à la Malagueña, danseuses boleras (on trouvera une liste imposante, quoique non exhaustive, des danses en vogue - page 88) s’ essayant à la Soleá, et guitaristes exécutant tour à tour des arrangements de zarzuelas en vogue et des "palos" estampillés flamencos. On notera enfin que les cantes les plus prisés jusqu’ à la fin du XIX siècle sont incontestablement les Malagueñas, les Tangos, et les Guajiras, suivis des Rondeñas, des Cartageneras et des Peteneras. Le Polo, la Serrana et les Siguiriyas apparaissent beaucoup plus rarement, et les Soleares presque jamais pour le chant en solo.

On regrettera, comme pour la plupart des livres de ce genre, l’ absence de problématique, et des paragraphes de liaison souvent redondants avec les articles de journaux compilés. Mais la matière première événementielle est abondante, et évite ainsi au lecteur d’ innombrables heures de dépouillement ingrat des archives locales. Il faut lire ce livre à petites doses, et l’ on y découvrira en prime des détails délectables, comme le succès des "Perros comediantes", de la danse "Serpentina de la sin rival Geraldine", de "la belle et célèbre Odette Valéry, dans ses danses LASCIVES" (en français et en majuscules dans le texte), ou encore de la cantaora américaine Emma Nevada (por Malagueña), sans compter la convocation franchement hilarante d’ une mythologie des plus fantaisistes et des héros antiques pour célébrer Pastora Imperio (pas de citation, pour vous laisser le plaisir de la découverte de ce morceau d’ anthologie - pages 70 à 72).

Claude Worms





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