samedi 29 août 2015 par Nicolas Villodre
Ariadna Castellanos : en concert à Alcázar de San Juan (20 août 2015, 22h)
Madrid : la tablao Cardamomo
Calle 54
Dans le cadre des “Scènes d’été” organisées par la municipalité manchega d’Alcázar de San Juan, nous avons eu le plaisir de revoir la pianiste de flamenco-jazz Ariadna Castellanos, que nous avions découverte en août 2011 Casa Patas, à juste titre mise en vedette et soutenue par une section rythmique efficace : l’impeccable contrebassiste madrilène Antonio de Miguel et le brillant batteur cubain Michael Oliveira. En deuxième set, s’est jointe au trio une piquante chanteuse “RnB”, Odile Lima, à la gestuelle rappelant celle des adeptes du rap. Le gala s’est tenu dans le patio d’un grand hôtel de la région qui tire son nom du couvent de Sainte Claire, la fameuse capucine franciscaine. Le public était ou bien très jeune ou plus du tout, la tranche des quinze-vingt-cinq ans brillant par son absence, en raison de son addiction aux boîtes de nuit, à la Costa del sol – ou aux deux réunies.
Le concert d’Ariadna relève de ce qu’il est convenu d’appeler le “latin jazz”, selon l’expression de Jerry Gonzalez définissant la fusion initiée par Mario Bauza et son ami Dizzy Gillespie au milieu des années quarante, une tendance "afro" qui faisait sonner le son (le boléro, le mambo, le merengué, etc.) avec juste ce qu’il faut de swing et, inversement, attisant le bop, à peine apparu, préjugé trop "cool" (= savant) ou musique de danse de solitaire (telle notre contemporaine techno), au moyen de percussions chauffées à blanc. Le jeu de la jeune pianiste madrilène se caractérise par une technique sans faille acquise à la Berklee School of Music, une fameuse pépinière de talents sise à Boston. En à peine cinq ans d’expériences new-yorkaises, l’expression d’Ariadna a gagné en ampleur, en maîtrise, en intensité. Bien qu’elle continue à goûter au plaisir choral dans un rôle de simple accompagnatrice, en l’occurrence de l’aimable chanteuse de variétés gibraltarienne Odile Lima avec laquelle elle a enregistré deux tunes susceptibles de leur rapporter des thunes ("Walking on Sand" et "SKY", dans le disque à paraître, [MJU:ZIK]), on sent qu’elle ne s’exprime lyriquement et souverainement qu’à la première personne ou bien dans une succinte formation jazzistique.
Photo : ariadnacastellanos.com
On perçoit de-ci de-là, entre les les gammes et les notes émises par le Yamaha trois-quarts de queue ou le mini-synthétiseur posé dessus, la résonance des diverses sources inspirantes, stimulantes, qui vont des mélodies romantiques lisztiennes à celles des airs à danser de l’école bolera sévillane, en passant, bien entendu, par des phrases et phrasés dignes de Ravel ou Debussy, bref, par le jazz et la java - qu’en Espagne on appelle pasodoble ou copla. On ne saurait tenir rigueur à la talentueuse interprète-compositrice de quelque malentendu, résultant, c’est probable, d’un anglicisme assez répandu : on pense à cette "technologie" rebattue (synonyme tout simplement de "technique" et non plus de "science des techniques", formule magique invoquée par plus d’un, prétendant supplanter l’esthétique) ou à la confusion régnante entre le "R’n’B" emmiellé, bossanovesque (marketé par l’industrie du Rap) et le "rhythm ’n’ blues" de précurseurs du "rock ’n’ roll" comme Louis Jordan. D’autant que la jeune femme, aiguillée par son ami Ed Ostos – alias Ed is dead –, use désormais de boucles électroniques lui permettant de démultiplier les voix, façon femme-orchestre.
Ariadna maîtrise les deux claviers qui lui permettent d’adapter, d’arranger et réarranger à sa manière les accords, désaccords et les falsetas "phrygiennes", de les diminuer, les augmenter, les tendre, les détendre et altérer à satiété en les faisant sonner, voire dissoner, comme elle a appris à le faire : "à l’oreille" – plus question de partition, ici, on n’est plus à l’école ! Dans le flamenco, les pianistes étant pour la plupart, nous a-t-il jusqu’ici semblé, autodidactes – les exceptions à cette régle proviennent de la musique "sérieuse", autrement dit "contemporaine" –, cela explique le fait qu’Ariadna ait pris pour modèle l’instrument historique qu’est la guitare et ait préféré analyser les accords transmis par un voisin joueur de six-cordes, leur "ajoutant des couleurs, de l’harmonie jazz, de l’harmonie moderne", tout en prenant plaisir à improviser. Elle joue avec les codes (et les cordes sensibles) de la gamme sans (pour le moment) aller jusqu’à les briser. Du jazz, elle n’a pas encore tiré les effets du "free"...
Elle débute le gala par sa chanson préférée, "La vie en rose" (1945), composée, d’après la légende, par Robert Chauvigny, déposée par Louiguy, restituée en version instrumentale. Suivent des Tanguillos, arrangés à la "salsa" cubaine, tirés de son premier CD (Flamenco en Black & White) ainsi qu’une composition bien plus récente, "Circle" (extraite de [MJU:ZIK]), à la structure jazz traditionnelle, avec changement de tempo en cours de route puis accélération finale. Dans le morceau "électro" que la pianiste enchaîne, elle utilise un boîtier à effets polyphoniques qu’elle déclenche ou coupe net du bout du pied. Le hasard organisant bien les choses, les pleurs d’un bébé en grande forme, jaillis soudain du public, coïncident avec la "Nana" ou berceuse planifiée. Ce morceau permet à Ariadna Castellanos de se livrer à un beau solo puis à un duo prolongé avec son bassiste. Arrive le tour de chant d’Odile Lima qui, en deuxième partie, enchaîne quantité de ballades inédites, dont la féministe "Alpha Women", signée de la Britannique Zara McFarlane. Le batteur a l’occasion de se mettre en valeur dans un bref, vif et dense solo.
Enfin, le trio cesse de jouer, se joint à la vocaliste et finit la soirée en chantant avec elle. A capella. On a droit, naturellement, à des rappels.
Nicolas Villodre
Photos : Nicolas Villodre
Galerie sonore
"(Es ahora)" (Bulerías) : composition et piano, Ariadna Castellano (extrait de l’album "Flamenco in Black and White").
Plante paradisiaque
L’établissement Cardamomo, créé en 1994, tire son nom d’une épice appréciée pour son goût et ses vertus bénéfiques, transmise par les Arabes, faisant ainsi clairement référence aux origines indiennes du flamenco. Il est situé en plein centre de Madrid, dans une rue piétonne particulièrement pittoresque.
Bien sûr, cela fait lurette que le business a coupé l’herbe sous le pied du flamenco "authentique" - si celui-ci a jamais existé ! – en l’arrachant à son entour tribal, familial, festif, rituel, cérémoniel. Sa transformation scénique – spectaculaire – aurait fini par l’atteindre dans son essence même. Et il est difficile au profane de retrouver ce parfum perdu. Le marketing topique du tourisme de masse, en rationalisant cet art dionysiaque par excellence, l’a bel et bien banalisé. Il faut dire que les pèlerins estivaux se contentent, aujourd’hui comme hier, d’idylliques cartes postales – qu’on ne se donne plus la peine d’imprimer, ni sur papier glacé, ni sur la rétine mais que l’on stocke, à tout hasard, dans les cartes dites "mémoire" des smartphones.
On ne sera donc pas plus étonné que cela du nonchaloir artistique qui règne, il faut bien le reconnaître, dans la plupart des tablaos. On se console comme on peut car, après tout, en vendant à prix d’or l’image d’Épinal de l’expression la plus fugace qui puisse être, au moins, se dit-on, font-ils vivre le petit commerce en général et, accessoirement, les artistes du cru. Nous avons été sevrés de danse, quand bien même l’énergie déployée par un interprète non encore affilié au club, Norberto Chamizo, qui a le look et le braceo un peu roide d’un Ibrahimović, l’élégance native d’un Miguel Tellez, les poses suggestives et le jeu de castagnettes d’une Raquela Ortega ont pu, sur le moment, donner le change. Musicalement, leurs quatre autres collègues de bureau ont assuré et assumé leur rôle de compagnons d’un soir, qui méritent par conséquent d’être aussi mentionnés : Laura Abadía et Antonio Moreno Maya "El Cancu" (chant), David Jiménez Abadía et Luis Miguel Manzano (guitare).
Le show n’a d’autre prétention que celle de contribuer au délassement du routard. La bonne humeur et l’excitation déclenchées par le jaleo des uns et les décibels de l’autre (le chargé de la sono) sont d’ailleurs contagieuses. Et, de fait, les plus jeunes ou bien les décomplexés, dès la sortie, s’essaient à leur tour au taconeo sur le pavé de la calle Echegaray.
Nicolas Villodre
Photo : Nicolas Villodre
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par