Rocío Molina : "Danza impulsiva"

Paris quartier d’ été

lundi 5 août 2013 par Nicolas Villodre

Pantin, Mail Charles de Gaulle / 31 juillet 2013

Rocío, plein soleil.

Dans le cadre de PQÉ 2013, nous avons eu l’ occasion de revoir – et de réentendre – la danseuse flamenca Rocío Molina, fin juillet, aux alentours de midi (13h PM passées, en théorie du moins, compte tenu du décalage de méridien, en période de printemps-été), ce en plein cagnard, Mail Charles-de-Gaulle, à Pantin (93,5). Le long solo – une trentaine de minutes, qu’ on ne sent à aucun moment passer –, s’ intitule « Danza impulsiva », en référence peut-être à un fameux festival de danse viennois où la jeune femme s’ est produite l’ an dernier.

La scène se passe entre un immeuble administratif flambant neuf, apparu comme par magie, du jour au lendemain (= certes inventorié mais non encore à coup sûr identifié par les services d’ espionnage de Google Maps), un chemin de halage qui n’ a pas dû voir trottiner de cheval de trait depuis lurette, des immeubles HLM à taille humaine (la misère étant de toute façon moins triste au soleil), du monde au balcon, pour l’ occasion, qui fait le larron, enfumé par une baraque à frites ambulante. Un pré plus ou moins carré avec, hors champ, un parc peuplé par ce qu’ on appelait jadis « la zone » : des clochards terrestres, plus ou moins urbains, discrets, pénards, que l’ on qualifie ou disqualifie de nos jours négativement sous l’ expression acronymique « SDF », certains, en tenue jamaïcaine cool, mendiant un peu de reconnaissance, leur minute de gloire ou de vérité.

Des colonnes basiques (sans chapiteau) en ciment brut de décoffrage, protégées en leur base par des cornières d’ acier ajouré, une pergola en bois passée au brou de noix, le sol couvert de gravier clair, deux bancs de jardin public au design rustaud, une haie de verdure, un bosquet policé. Le tout, il faut bien le reconnaître, décrépit. Quelques barrières réglementaires en aluminium, certaines reliées entre elles. Une poubelle d’ un bon diamètre, bétonnée, camouflée en pilier tronqué ; une autre, une contrefaçon de Plastic Omnium, grise, au couvercle bleu désassorti, visible de loin ; toutes deux équipées de sacs plastiques destinés à faciliter le travail du service Propreté de la municipalité.
Rocío apparaît, vêtue d’ une robe ocre brun à la doublure anthracite superposée à un body acrylique noir ; chaussée de souliers à talons ; coiffée strictement d’ un chignon de danseuse académique. La partie centrale de l’ espace est recouverte de lino. Des baffles sont accrochés à leur trépied aux quatre coins de cette piste ; leurs câbles pendouillant ; les autres fils électriques ont été disposés avec soin autour de la scène. Au fond du square, la danseuse, à l’ attitude hiératique ; elle est concentrée, immobile, aussi droite qu’ une cariatide ; elle a les mains derrière le dos comme une élève sage ou une victime consentante. Elle se penche ostensiblement vers l’ avant et manque toucher le sol de la main droite. Elle entame son périple, sous la tonnelle de gauche, s’ incline cette fois en arrière, cambre légèrement mais distinctement les reins, joue à cache-cache avec le public lui faisant face. Elle profite des poteaux pour dissimuler son visage ; elle serre un poing et lève un bras ; elle fait tourner sa robe en corolle ; elle déplace le poids du corps vers sa gauche, se déporte et se retient d’ une main au pilastre situé derrière elle.

Par instants, elle change de direction, esquisse un pas à la Groucho Marx, réalise un porté de bras plus orthodoxe, andalou, s’ arc-boute en repoussant deux des pylônes ; elle exécute un passement de mains au-dessus de la tête, présente la paume de la main droite qui la montre désarmée et démunie, lève le coude comme pour se protéger d’ un danger imminent. La danseuse a la plupart du temps les yeux fermés, comme une somnambule en hôpital de jour. Elle produit une semi-torsion vers l’ arrière et vers sa droite ; elle oblique alors l’ axe des bras comme un balancier de funambule qui fait contrepoids ; elle réalise un cambré d’ école en desserrant les doigts comme pour jouir de l’ instant présent ou jouer d’ invisibles castagnettes. Elle fait volte-face en laissant valser le bas de la robe qui forme une tulipe et en tendant les doigts comme pour trancher l’ air ; elle crée deux angles à 90° en écartant les bras, ce qui lui donne l’ air d’ une poupée mécanique ; elle pointe ses mains au niveau du front, simulant des banderilles imaginaires, à moins qu’ il ne s’agisse de cornes de taurillonne. Mlle Molina glisse la semelle du pied gauche sur le gravier, s’ allonge sur un des deux bancs en esquissant des gestes de nageuse, ajuste la lanière d’ un de ses escarpins, agit comme si nous n’ étions pas là ou qu’ elle n’ était pas concernée, fait des mines et même une pantomime où elle s’ adresse à elle-même, avant de s’ asseoir sur le dossier du banc.

Entre deux points de l’ espace, la danseuse se livre à un « ciné-ballet » digne des intermèdes cabaretiers des années cinquante, sur une scie sirupeuse et vaguement bluesy (le « Worrisome Heart » de Melody Gardot). Elle croque au fruit jusqu’ ici défendu sur scène, avant de le lancer comme une boule de pétanque – ce terrain de jeux pantinois ayant probablement cette destination en temps ordinaire. Elle finit par rejoindre une des mini-scènes où doit en principe se focaliser l’ action (sinon pourquoi s’ être autant mis en frais ?), une plateforme retournée exhibant sa structure, un plancher « préparé », amplifié par des appareils qui transforment les ondes et les sons naturels en vibrations électriques, type Pressure Zone Microphones, garni de matériaux divers (copeaux de bois, feuilles mortes, cailloux) disposés en deux compartiments distincts.

Nous avons droit à un numéro de claquettes très intéressant du point de vue visuel mais aussi audio, avec des effets d’ écho, de « delay », de boucles qui dédoublent les frappes et les caresses du pied et donnent au zapateado un aspect presque choral. La jeune femme marque le temps et le contretemps, utilise avec finesse la séquence précédente, diffusée en léger décalage, comme une basse continue ; elle surligne tel ou tel motif rythmique, le cas échéant par des pichenettes de doigts ou par des claquements de mains. Elle continue à faire des poses, des manières et des contorsions, comme disaient Molière et Bobby Lapointe. Se voulant à la mode ou à la page, elle défie le public sans trop croire vraiment à cette rébellion ; son air boudeur est affecté ; elle n’ est pas du tout dans le caprice narcissique des stars de la danse (de Noureev à Guillem), plutôt dans une démarche assurée et assumée cherchant tout bonnement à élargir la danse, le flamenco, un arbitraire de son art et donc des signes qui le définissent. Elle serre les poings comme pour se remotiver ; elle enjolive cette discontinuité de quelque ornement des membres supérieurs – sa qualité de braceo est unique. Sa danse, désencombrée du reste (de la brocante scénographique, de la lumière psychologisante, de l’ armada d’ accompagnateurs et de pique-assiettes) est parfaitement épurée.

Entre deux temps forts, elle remonte les pans de sa robe afin de n’ être pas gênée aux entournures, et aussi pour faire admirer son taconeo. Elle saute sur une autre planche de salut située devant elle, posée dans le bon sens, sans aucun piège ou obstacle à contourner. La danse se fait lyrique, mais Rocío casse l’ ambiance, paradoxalement en s’ adressant directement au public : elle demande et obtient une cigarette puis reprend sa prestation en dansant entre et comme pour soi, feignant une nouvelle fois d’ ignorer l’ autre, un autre qu’ elle ne prend pas pour autant de haut. Elle se met à l’ aise, dénude ses épaules, exhibe un corsaire en nylon noir plutôt ajusté, avec une partie médiane transparente : celle qui relie le soutien-gorge au pantacourt (le nombril occulté, l’ honneur est sauf !). Il va de soi que cette image sexy en même temps que sportswear contredit formellement la tenue monacale du début de la performance et celle de la gitane classique figurée sur le paquet de cigarettes du même nom, imaginée en 1927 par Maurice Giot et popularisée après-guerre par Max Ponty.

La gitane châtain ici fume une blonde. Rocío change de piédestal. Elle se produit à quelques pas de nous, à l’ avant-scène. Sa routine de claquettes est virtuose. La jeune danseuse enfreint les us et coutumes, les règles et les canons de son genre, ainsi que bien d’ autres, comme la loi anti-tabac. Elle qui, par ailleurs, raille la loi Evin, ne met toujours pas d’ eau dans son vin.

Nicolas Villodre

Photos : Nicolas Villodre





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