mardi 17 mars 2020 par Claude Worms
Antonio Campos : "Tardo Antíguo" - un CD La Voz del Flamenco, 2020.
Guitariste de formation, Antonio Campos a opté pour le cante de manière fortuite, après avoir accepté de participer au disque "Graná baila por tangos" (Peña La Platería, 1997). Il y chante les tangos de Íllora, dans la version de La Macanda, qui ouvrent le programme de l’anthologie (on le trouve aussi au casting des "tangos paraos"). Sa prestation convainc la bailaora Angustias "la Mona" de l’engager dans son tablao du Sacromonte, "La Reina Mora". Il poursuit ensuite sa carrière dans les tablaos madrilènes, ce qui lui vaut sans doute de figurer dans la série des "Noches de Flamenco" enregistrée live dans des conditions calamiteuses par le label Discmedi en 2004-2005 (volume "Jóvenes flamencos"). Son premier enregistrement en nom propre (un live également) en compagnie de Dani de Morón ("Corral del Carbón", Trimeca, 2009), est heureusement une carte de visite beaucoup mieux réalisée. Lors de la tournée qui suit la sortie du disque, il se produit aux côtés du guitariste, avec le renfort de deux membres du trio Camerata Flamenco Project, Pablo Suárez (piano) et José Luis López (violoncelle). Le trio, toujours à l’affût de musiciens de qualité, le sollicite alors pour son premier opus, l’album "Avant-Garde" (Nuba Records, 2012) - il y partage les parties de chant avec Carmen Linares, Rafael Jiménez "Falo" et Pepe de Pura ("Inner City", bulería et "Avant-Garde", tanguillo).
"Tardo Antíguo" est donc le premier album en studio d’un musicien qui remet sans cesse le métier sur l’ouvrage depuis une décennie. Nous écrivons musicien, plutôt que chanteur, parce que le programme, comme les arrangements en trio chant / guitare (Dani de Morón, ou Rafael Riqueni pour deux pièces - garrotín et siguiriyas) / percussions (Agustín Diassera, une fois de plus...) sont d’une qualité et d’une originalité rares. Sobriété et adéquation de l’interprétation à la forme, nous semblent résumer le style du cantaor : "cante corto", en termes de longueur de souffle et de modération dans l’usage de l’ornementation, mais "cante muy largo" en termes de musicalité et de connaissance et d’intelligence des modèles mélodiques qu’il sert avec une retenue et une finesse qui en soulignent sans surcharge le moindre détail expressif.
Tout est dit de chaque cante par l’exactitude des articulations rythmiques et du placement des césures, et par la précision du cisèlement des lignes mélodiques. La gamme relativement restreinte des nuances dynamiques met en relief le moindre sforzando, souvent suivi d’un brusque "quiebro". Dans des ambitus souvent restreints, quelques brefs sauts d’intervalle judicieusement appliqués à des notes clés suffisent à magnifier les modèles mélodiques - cf. dans un contexte savamment plane, l’inflexion ascendante sur le "re" de "renegar" (reprise du premier tercio de la petenera de Pastora Pavón "Niña de los Peines"), d’autant plus signifiante que la période mélodique est chantée diminuendo. Malgré la différence de grain vocal, on pense immédiatement au style de Rafael Romero, auquel Antonio Campos rend d’ailleurs hommage dans la caña en s’inspirant la letra "Cuando yo canto la caña… ". S’il reprend effectivement deux autres palos emblématiques du maître d’Andújar (alboreás et garrotín), on en trouvera d’autres exemples moins prévisibles dans le "Romance de la monja" - très à la mode ces temps-ci - qui précède la petenera ("Acordándome de ti") et dans sa version de "La Catalina", créée par Manuel Vallejo ("Primero fue Vallejo"). Le romance tranche avec les versions que nous avons récemment entendues par son parti-pris de psalmodie austère, qui confine au parler-chanter par un glissement de l’énonciation parfaitement négocié sur "Pero lo que más me dolió…". "La Catalina" : chant, Compay Segundo ; guitare : Eliades Ochoa ? Rectifions : l s’agit bien d’Antonio Campos et Dani de Morón, mais ils se sont si bien imprégnés du son cubano qu’on pourrait s’y méprendre. L’introduction de Dani de Morón, et son développement en intermède entre les deux parties de la chanson, sont à eux seuls un délice : pointillé staccato creusant les syncopes, d’où émerge progressivement l’ébauche du thème traitée à deux voix – trois en fait, en comptant Agustín Diassera, tout aussi allusif et efficace. Rafael Romero aurait pu chanter ainsi cette mélodie anodine et la transfigurer en un petit miracle d’élégance pudique : la voix semble sourdre par instants du tissu instrumental, le temps d’en complexifier insidieusement la polyrythmie (successions serrées de ritardandos et accelerandos), avant de s’y engloutir enfin en s’éteignant brusquement sur le dernier vers du refrain ("Mira que me voy a morir.") – une figuration de l’agonie autrement convaincante que les outrances expressionnistes que l’on peut toujours craindre dans ce type de répertoire (cf. El Cigala et consorts).
Sans doute parce qu’il fut lui-même guitariste, le cantaor laisse de longs moments d’expression à ses accompagnateurs. La profusion harmonique du style de Dani de Morón (d’autant que ses falsetas sont souvent arrangées à deux voix, toutes deux passionnantes) contraste avec la sobriété de celui d’Antonio Campos, l’une et l’autre se mettant mutuellement en valeur. Il faudrait ici tout citer, tant le guitariste joue un rôle déterminant dans la cohérence de chaque suite de cantes – soit qu’il construise les falsetas successives sur des réminiscences variées de l’introduction (cf. "La tierra no calla a Lorca", bamberas et tangos), soit que ses intermèdes préparent insensiblement le passage d’un cante à un autre (cf. la partie centrale de "Acordándome de ti", commencée ad lib. et conclue por petenera, sans rupture audible). La variété de ses procédés d’accompagnement et leur étroite adéquation aux intentions d’Antonio Campos donnent constamment l’impression de composition à deux voix (répétons-le, trois avec les percussions d’Agustín Diassera) : alboreás et bulerías ("Los cantes de mi casa") et marianas et tangos – pour ces deux suites, les remates très terriens de Dani de Morón, puissamment ancrés sur la battue du pied, rappellent allusivement le toque de Morón ; asturiana por alegría, cantiña de El Chaqueta, extraits des mirabrás et alegría classique ("El espigón del tiempo"). Rafael Riqueni n’est naturellement pas en reste, avec notamment une série de variations sur l’estribillo du garrotín ("Garrotín de tu ojos"), très différentes de celles de "De la vera" (album "Mi tiempo", Nuevos Medios, 1990) mais tout aussi brillantissimes, et une ultime falseta por siguiriya intemporelle – le génie ne s’explique pas ("De Lebrija a Ronda" - siguiriyas de Tomás "el Nitri", Joaquín La Serna et María Borrico).
Cette dernière suite illustre également l’intuition avec laquelle Antonio Campos parvient à agencer de manière cohérente des séries de cantes habituellement dissociés : le "cambio" de María Borrico est traditionnellement utilisé comme cante de cierre de la serrana (éventuellement précédée d’une liviana), et non comme remate de siguiriyas de Lebrija et Jerez. L’exemple le plus marquant en est sans doute "A José el de la Tomasa" : sur plus de neuf minutes, il chante successivement le polo Tobalo (version de Pepe de la Matrona - il évite la monotonie de la version originale par des reprises variées), la caña (sans la soleá apolá qui habituellement lui succède), des soleares (Antonio la Peña, avec une entame façon El Chozas ; Juaniquín) et des bamberas. Après la caña, les différents modèles mélodiques sont liés entre eux par une habile modification de la coda, qui reprend le trait ascendant du dernier tercio de la composition de Juaniquín comme une sorte de ritornello.
La dernière plage de l’album est un long prologue récité, de et par Rafael Álvarez "El Brujo". Nous lui empruntons sa conclusion : " ¡ Por favor Antonio, sigue cantando siempre para que el mundo se llene de luz !"
Claude Worms
Galerie sonore :
"A José de la Tomasa" (polo Tobalo, caña, soleares et bamberas) : Antonio Campos (chant), Dani de Morón (guitare), Agustín Diassera (percussions).
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