vendredi 6 septembre 2013
Le blues et le flamenco sont tous deux des musiques savantes populaires de tradition orale. Tous les aficionados savent d’ expérience que la langue (la prononciation et le rythme de l’ "espagnol andalou") a eu un rôle fondamental dans la constitution du langage musical du répertoire traditionnel du cante...
...Il en va de même pour le blues. Malheureusement, ce domaine n’ a fait l’ objet d’ aucune recherche approfondie pour notre musique. L’ ouvrage de Patrice Larroque est une brillante démonstration de l’ intérêt de cette problématique. Nous ne saurions trop le conseiller à nos lecteurs, qui y trouveront ample matière à réflexion : nombre d’ analyses pourraient aisément être transposées d’ une musique à l’ autre, sinon pour leurs contenus, au moins pour la méthode. Et il va de soi que tout amateur de flamenco se sent en terrain familier quand il écoute du blues - comme diraient Diego Carrasco, Rafael Jiménez "Falo", Juan Reina, Raimundo Amador... Et l’ art vocal de Skip James, Tommy Johnson ou Blind Lemon Jefferson n’ est pas si éloigné de celui d’ Antonio Chacón ou de Manuel Vallejo.
Patrice Larroque a eu la courtoisie d’ accepter de présenter son travail à nos lecteurs. ¡Muchissimas gracias !
Patrice Larroque
Résumé
L’objet de ce texte est de montrer comment le rythme et l’intonation de la langue anglaise ont pu donner naissance au blues. Cette musique s’appuie en effet sur un rythme ternaire syncopé qui alterne les temps forts et les temps faibles et apparemment reflète le rythme de l’anglais, l’hypothèse étant que les premiers chanteurs de blues ont pu être influencés par le rythme trochaïque de l’anglais. Comme la musique folklorique tend à reproduire le rythme des mots qui donnent aux mélodies un schéma rythmique proche de celui de la langue qui la chante. Ceci est d’autant plus vrai qu’au départ un air de blues n’est pas conçu comme de la musique, mais comme une verbalisation d’expériences personnelles, et cette verbalisation est chantée (Coulander 1992 : 145).
Introduction
L’idée de rapprocher le rythme de la langue anglaise avec celui du blues est née du constat que l’apprentissage de l’anglais oral n’est pas une tâche facile pour les francophones. Toutes les langues ont un rythme, mais l’anglais diffère du français par exemple en ce que le premier est une langue accentuée (stress-timed) et que le second est une langue syllabée (syllable-timed). En français le temps tombe sur chaque syllabe alors qu’en anglais les battements, les pulsations coïncident avec les syllabes accentuées des mots, et ce sont en général les unités lexicales qui sont accentuées, les syllabes chargées de sens. Ainsi le rythme et l’intonation sont en anglais des traits importants (sinon essentiels) qui contribuent non seulement à l’intelligibilité des énoncés, mais aussi à leur production.
La principale difficulté des apprenants vient du fait qu’ils n’ont pas de repère rythmique sur lequel s’appuyer pour organiser leur discours oral et accentuer les mots ou les groupes de mots pour former des énoncés. Il m’arrive de dire à mes étudiants que le rythme de l’anglais, c’est le rythme du blues (ou du rock ‘n’ roll) en insistant sur l’alternance des temps forts et des temps faibles qui caractérise de genre de musique.
L’anglais est une langue accentuée et mesurée, ce qui signifie qu’elle possède un rythme, de la même manière qu’il y a un rythme dans un air de blues. Ce rythme régulier s’appuie sur les mots importants de l’énoncé, les autres moins importants ne sont pas accentués, ils sont pour ainsi dire « coincés » entre les mots importants pour garder le rythme. Le blues, je l’ai dit, repose sur un rythme ternaire syncopé, chaque temps (représenté par une noire) est découpé en triolet de croches (exemple 1) dont on ne marque que la première, plus accentuée, et la dernière (exemple 2) si on allonge la première croche), une alternance entre temps forts et temps faibles qui rappelle celle de la langue. De plus, la structure du blues traditionnel reflète la cadence des blues primitifs qui consistaient à répéter plusieurs fois le même vers, comme dans les work songs (chants de travail des esclaves noirs) qui s’articulaient sur un jeu d’appels et de répons dont les schémas ressemblaient davantage à un discours rythmé (voire stylisé) qu’à une mélodie.
(1) et (2)
1. Le rythme de l’anglais et son lien avec la musique
Le rythme de l’anglais
Le rythme de l’anglais s’appuie sur ce qu’on a coutume d’appeler le principe d’alternance rythmique (Rhythmic Alternation Principle). Ce principe fait référence à une structure qui alterne régulièrement les syllabes accentuées et les syllabes inaccentuées, comme dans la séquence : My ‘uncle ‘bought a ‘red and ‘yellow ‘hat, dans laquelle une syllabe faible s’intercale entre deux syllabes accentuées (marquées ’) . En cas de manquement au principe d’alternance rythmique, conflit accentuel (deux syllabes accentuées adjacentes) ou vide accentuel (plus de deux syllabes inaccentuées entre deux syllabes accentuées), des stratégies de compensation se mettent en place : allongement des syllabes, pause entre deux syllabes accentuées, diminution des syllabes, ajout d’une syllabe accentuée (ex. R. Johnson : I got ’ramblin’ ’on my ’mind, la syllabe on inaccentuée par défaut sera ressentie comme accentuée), changement d’accent (stress shift : _after’noon > ’after_noon ’tea).
Le rythme de base est le pied métrique trochaïque. Le trochée en anglais est formé d’une syllabe accentuée suivie de zéro, une ou plusieurs syllabes inaccentuées. Selon leur nombre les syllabes n’auront pas la même durée : les exemples (3a-c) montrent que plus il y a de syllabes dans l’intervalle, plus le tempo s’accélère et les syllabes seront plus courtes.
(3) a. a man’s voice
b. a woman’s voice
c. a minister’s voice
Rythme linguistique et rythme musical
De la même manière qu’une partie de discours se subdivise en pied métrique, un morceau de musique peut se diviser en périodes de temps régulières, des divisions métriques égales qui constituent une base rythmique sensible. Par exemple, si l’on bat la mesure au rythme des syllabes accentuées de nos énoncés (3 a-c), on s’aperçoit qu’elles tombent à intervalle régulier dans les trois séquences et que les syllabes inaccentuées sont coincées dans l’intervalle. On obtient une unité métrique à deux temps correspondant aux syllabes accentuées.
La notation musicale permet de représenter clairement les schémas rythmiques des trois séquences (3 a-c). On peut ainsi montrer la coïncidence entre le rythme linguistique et le rythme musical. Dans les exemples (4a-c) on choisit la noire comme unité de temps dans un mesure à deux temps (noté 2/4).
(4) a.
(4) b.
(4) c.
(Les deux croches (4b) et le triolet de croches (4c) occupent la même durée de temps que la noire (4a), et la première croche de chaque groupe est accentuée.)
De même, un énoncé contenant trois pieds métriques forme une unité (mesure) à trois temps (notée 3/4), comme dans (5) :
(5)
Si l’on ajoute night après tomorrow, par exemple, il constituera le premier temps de la mesure (6) suivante :
(6)
Les exemples (5) et (6) montrent que les pieds coïncident avec les unités de temps et que les divisions entre les pieds métriques ne respectent pas les limites des mots.
De plus, pour conserver un rythme régulier la prononciation des pieds binaires sera influencée par celle du premier pied qui contient trois syllabes et imprimera un rythme ternaire à la séquence. Ceci s’obtient en allongeant la première croche de chaque paire en triolet : noire + croche (la première croche étant plus accentuée que les autres, elle s’allonge naturellement). C’est le triolet syncopé du blues.
Ce qui précède constitue un aperçu théorique rapide de ce que l’étude entière contient. L’analyse de quelques airs de blues permettra de vérifier si mon hypothèse tient.
Robert Johnson
2. L’analyse des airs de blues
La syncope
Considérons d’abord le phénomène de la syncope qui se manifeste à deux niveaux. Au niveau de la phrase musicale la syncope consiste à déplacer les temps forts sur les temps faibles de la mesure (exemple 7), ce qui confère à la mesure un rythme irrégulier. Au niveau de l’unité de temps, la syncope efface des notes (croche + demi soupir + croche ou noire + croche). Les deux niveaux combinés permettent de compenser un certain nombre de violations au principe d’alternance rythmique que j’ai déjà évoquées plus haut. En langue les contractions, notamment des négations (ain’t, don’t, …) ou des auxiliaires (she’s gone, ...), peuvent être considérées comme des syncopes. Elles sont largement utilisées dans ce sens en blues.
(7)
Les formes d’ondes
Deuxièmement, mon étude utilise les formes d’ondes acoustiques d’énoncés extraits d’airs de blues pour examiner certains aspects des schémas rythmiques et intonatifs. Pour un énoncé (8a-b) donné, par exemple : Oh baby don’t you want to go, j’ai comparé la forme d’onde produite par un énonciateur britannique et celle de l’énoncé chanté par Robert Johnson.
(8) a.
(8) b.
(Enoncé tiré du blues Sweet Home Chicago de Robert Johnson : (8a) forme d’onde avec les limites syllabiques marquées par des lignes verticales, prononcée par un locuteur britannique, (8b) forme d’onde de l’extrait chanté par son auteur.)
Comme je l’ai expliqué précédemment les syllabes accentuées par défaut sont généralement alignées avec les temps forts (ou la partie forte des temps de la musique). J’ai essayé de montrer que lorsqu’il y a manquement au principe d’alternance rythmique la langue permet des stratégies compensatoires. Ainsi les conflits entre deux syllabes accentuées sont résolus en déplaçant l’accentuation de la syllabe précédente vers la gauche comme dans fif’teen ’men qui devient ’fifteen ’men. De même, une trop longue série de syllabes inaccentuées, créant un vide accentuel, sera interrompue soit par l’interposition d’une syllabe accentuée, soit en accentuant l’une des syllabes inaccentuées de la séquence.
L’exemple (9a-b) suivant montre les formes d’onde parlée et chantée de l’énoncé I got ramblin’, I got ramblin’ on my mind extrait du fameux blues Ramblin’ on my Mind de Robert Johnson.
(9) a.
(9) b.
Enoncé tiré de Ramblin’ on my Mind de R. Johnson. En haut (9a) : la forme d’onde divisée en syllabes de l’énoncé prononcé par un locuteur anglophone britannique. En bas (9b) : la forme d’onde de l’énoncé tel qu’il est chanté par son auteur.
On peut facilement distinguer deux groupes intonatifs. Un premier groupe constitué de I got ramblin’ et un second groupe qui reprend et complète le premier : I got ramblin’ on my mind. La dernière syllabe inaccentuée du premier groupe de souffle, (ram)blin’, est allongée, marquant ainsi sa limite ; la forme d’onde s’éteint progressivement. On note que l’extinction est plus brutale en (b). Pour ce qui est de l’alternance des syllabes accentuées et inaccentuées, on remarque qu’elle est irrégulière tant dans la version parlée que dans la version chantée. En effet, les deux formes présentent des impacts importants (sommets saillants) sur presque toutes les syllabes. On peut cependant noter que les durées des syllabes varient. Par exemple la première syllabe, accentuée, de ramblin’ est plus allongée que la syllabe got. Elle fait l’objet d’une accentuation plus forte. C’est pour ainsi dire le point culminant du groupe : ramblin’ est en effet l’élément lexical qui apporte l’information essentielle de l’énoncé. On retrouve d’ailleurs cet allongement dans la figure 2b. Ceci a pour conséquence d’éclipser la syllabe got qui certes reste marquée, mais qui est moins allongée et donc moins appuyée. Une autre conséquence est l’accentuation du pronom I inaccentué par défaut. Le phénomène est plus évident dans le second groupe qui présente une alternance plus nette au niveau du renversement rythmique sur I got ramblin’ : la syllabe got est moins marquée (moins allongée et moins saillante) que les deux syllabes qui l’encadrent.
Dans le second groupe intonatif, le vide accentuel entre la première syllabe de ramblin’ et la syllabe mind, deux syllabes fortement accentuées, est marqué par des formes aux sommets moins proéminents en attaque. Les syllabes sont allongées, ce qui suppose un étirement des voyelles comme si on avait un découpage syllabé du segment. On peut toutefois remarquer que la syllabe on est sensiblement plus étirée que les deux autres (-blin’ et my) comme pour interrompre la séquence de trois syllabes inaccentuées et ainsi compenser le vide accentuel.
La forme d’onde de la version chantée reflète plus ou moins le rythme trochaïque de l’anglais par l’alternance des valeurs longues et brèves. Comme pour la version parlée, on note l’accentuation de la syllabe on dont l’impact est plus saillant et la voyelle plus longue que my. Ainsi les mêmes caractéristiques apparaissent dans les deux formes d’onde lorsqu’on les met en correspondance. Ces traits sont inhérents à la mise en œuvre de la langue qu’elle soit parlée ou chantée. Mais l’exemple (6) montre aussi des différences, notamment au niveau des syllabes inaccentuées qui présentent des impacts plus prononcés dans la version chantée que dans la version parlée. Ceci peut bien entendu être dû à l’influence de la musique, mais on peut également penser à la tendance qu’ont les noirs à accentuer inégalement toutes les syllabes, ainsi qu’à certains traits de leur discours biaisé et elliptique qui se retrouvent dans l’imprécision des durées et des accents.
Les résultats de ces analyses montrent de nombreuses similitudes entres les deux énonciations (il y a des différences aussi, certainement dues aux exigences musicales). Les schémas rythmiques qui résultent de la verbalisation de sentiments profondément ressentis par les chanteurs de blues se reflètent dans les possibilités prosodiques de la langue anglaise. Le rythme trochaïque permet la division en séquences relativement courtes et la structure à prédominance monosyllabique (parfois dissyllabique) du discours populaire en fait un guide idéal pour la musique rythmique. De ce point de vue, l’anglais est une langue de choix pour la musique populaire traditionnelle chantée. Les battements réguliers qui lui donnent le rythme sont largement soumis à son influence.
Pour conclure
Cette étude est un travail de réflexion sur un aspect spécifique de la langue et de la musique qui peut intéresser non seulement les anglicistes et les musiciens, mais aussi les amateurs de jazz et plus généralement les gens qui s’intéressent à la culture américaine. Il pose la question du lien qu’il peut y avoir entre le système phonique de l’anglais et la structure des airs de blues. Autrement dit, les premiers chanteurs de blues ont pu être influencé par le rythme trochaïque de l’anglais.
Une première partie est consacrée à la prosodie de la langue anglaise et plus précisément au rythme linguistique (accent de mot, structure syllabique, …) et à l’intonation (mélodie ascendante et descendante) qui constituent la base rythmique de l’anglais oral sur laquelle va s’appuyer la musique. La seconde partie de l’ouvrage traite de la structure musicale du blues (et de son lien avec la vie des gens qui le chantent), depuis les origines, en explicitant ses schémas rythmiques, ternaires et syncopés, et de son rapport, c’est-à-dire ses différences et ses points communs, avec les structures rythmiques de la langue qui chante le blues. L’objectif est de voir si la structure musicale l’emporte sur les règles rythmiques de la langue ou si, d’un autre côté, il est possible que la langue puisse être à la base d’un style de musique particulier.
Aujourd’hui le blues est une musique avec un statut. Il est le reflet d’une culture et a une existence propre qui dépasse les limites de la communauté noire américaine. Le modèle linguistique qu’il propose est en soi une illustration de la prosodie de l’anglais américain.
Notes
1. Et des langues latines en général.
2. A la différence du blues qui a un rythme ternaire, le rock ’n’ roll est lui binaire. On peut également s’appuyer sur le rap américain qui constitue un prolongement au blues.
3. Rythmiquement, on préférera la séquence red and yellow plutôt que yellow and red qui rompt la régularité et présente un vide accentuel (deux syllabes inacccentées adjacentes, -low and-, entre deux syllabes accentuées).
4. Dans l’ouvrage, une section est consacrée à la valeur des notes et à la mesure (ch. 5, section 2).
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Patrice Larroque
Université Paul Valéry,
EMMA, EA 741
Sources
Coulander, H. (1992) Negro Folk Music USA. New York : Dove Publications Inc.
Larroque, P. (2011) English Rhythm and Blues, Nice & Paris : Bénévent.
Larroque, P. (2012) “The Rhythm of English and Blues Music”, in The American International Journal of Contemporary Research (AIJCR), vol. 2, No. 5, p. 123-135.
Galerie sonore
Robert Johnson : Sweet home Chicago
Robert Johnson : Ramblin’ on my mind
(extraits de la première séance d" enregistrement de Robert Johnson - 23 novembre 1936)
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