La Bulería (3ème partie)

mardi 22 juin 2010 par Louis-Julien Nicolaou

Analyse rythmique des falsetas (Parrilla de Jerez / Dieguito de Morón)

Dans les deux premiers volets de cette étude, nous avons examiné l’organisation du compás de la Bulería et certains de ses développements les plus courants. Insistons une nouvelle fois : l’étude du compás est incontournable et doit être rigoureusement menée avant toute tentative d’enchaînement de falsetas. Le meilleur moyen, pour intégrer un compás, est d’aller proposer ses services à un professeur de danse flamenca. Dans la plupart des grandes villes françaises, les cours ne manquent pas, et bien souvent, celles et ceux qui les animent se plaignent de la pénurie de guitaristes. Le gain d’une telle démarche est multiple : d’abord les cours de danse offrent l’occasion de rabâcher interminablement les mêmes formules en les calant sur les palmas du professeur ; ensuite, les figures rythmiques exécutées par les pieds des danseuses seront pour le guitariste une source d’inspiration pour de nouvelles variations ; enfin, la rencontre avec d’autres passionnés de flamenco est toujours appréciable – et les romances entre danseuses et guitaristes presque aussi traditionnelles que le flamenco lui-même !

Avec ce nouveau volet, nous allons nous efforcer de montrer comment « penser » certains développements mélodiques por Bulería. Essentiellement monodiques, les falsetas de Parrilla de Jerez et de Dieguito de Morón qui nous serviront d’objets d’étude recourent à une harmonie très restreinte. A l’évidence, leur conception repose sur une impulsion rythmique, et c’est donc sur ce point que nous allons insister. Une nouvelle fois, la rigueur sera ici souhaitable : s’il faut une certaine souplesse pour obtenir le swing de Jerez et Morón, encore faut-il auparavant savoir jouer a compás.

1. L’organisation ternaire

Falseta 1 (« Bulerías mías », Parilla de Jerez)

La première falseta de « Bulerías mías » de Parrilla de Jerez est un parfait exemple d’approche ternaire de la Bulería. L’écriture en 6/8 pour laquelle nous avons opté met bien en valeur la répartition des temps opérée par Parrilla : un temps fort et deux temps faibles, soit : 12. 1 . 2 / 3. 4. 5. // 6. 7. 8. / 9. 10. 11. Dans notre transcription, chaque mesure comprend 6 temps répartis en deux fois 3 temps : 1. 2. 3. / 1. 2. 3. , qu’il faut comprendre ainsi : 12. 1. 2 / 3. 4. 5, puis 6. 7. 8. / 9. 10. 11. Mais, en réalité, mieux vaut penser tout cela en un simple battement ternaire, un peu à la manière d’une valse, et donc marquer la mesure ainsi : 1. 2. 3. / 1. 2. 3, etc. Autrement dit, le pied du guitariste doit se poser une fois pour trois temps. Cet élément est tout sauf négligeable. Il est en effet absolument indispensable de battre la mesure avec le pied. Ecoutez les disques, regardez sur Youtube les vidéos (par exemple de Paco de Lucía ou de Paco Cepero), et vous observerez que les guitaristes flamenco ont tendance à marquer plutôt les temps faibles de la mesure (12. 1. 2. /3. 4. 5. etc). Il est néanmoins plus facile de battre le premier temps, et c’est ainsi que nous vous conseillons de procéder pour commencer.

La falseta par laquelle Parrilla entame la partie a compás de son morceau (dont nous avons volontairement laissé de côté l’introduction libre) repose d’abord sur le motif rythmique suivant : un triolet de doubles croches + deux croches / une croche pointée + une double croche + une croche :

Figure 1

Ce motif démarre sur le neuvième temps (première mesure : 9. 10. 11) et se poursuit sur le douzième temps (premier du cycle), soit le premier de la deuxième mesure. Le La joué sur les temps 11 et 5 lance la mélodie vers l’aigu ; la descente vers le Sol, avec le La à la basse la ramène sur ses véritables appuis (les temps 12 et 6).

Dans la deuxième partie de la cinquième mesure (9. 10. 11), un nouveau motif apparaît : trois croches / quatre doubles croches, une croche :

Figure 2

Comme le motif précédent, celui-ci démarre sur le neuvième temps et garde les mêmes appuis : 12 – 3 – 6 – 9. Le caractère ternaire du morceau reste évident. Ce motif va se répéter jusqu’à la treizième mesure et réapparaître de la mesure 19 à la mesure 27. A partir de la mesure 28, les points d’appuis sont plus nettement les douzième et sixième temps, mais les golpes et les basses indiquent toujours des appuis à 3 et 9. Cette logique rythmique se poursuit dans les deux compáses suivants, qui reprennent un cliché de Jerez (enregistré notamment par Moraíto). Le remate (ou « fermeture ») de la falseta propose un long mouvement mélodique joué au pouce dans le registre grave. Ici, la métrique à 12 temps tend à se substituer à celle à trois temps. Dans les mesures 39 et 40, on observe ainsi que les golpes marquent les temps 12, 3, 6 et 8. Il convient de bien marquer ces temps forts et de jouer avec application les notes liées. Le cycle rythmique qui occupe les deux dernières mesures de cette séquence est, une nouvelle fois, découpé en 4 x 3 temps.

Parrilla / Falseta 1

2. L’organisation binaire

Falseta 2 (« Bulerías mías », Parrilla de Jerez)

La disposition dans le cycle métrique des notes de cette falseta, exclusivement jouée avec le pouce et l’index de la main droite, témoigne d’une approche rythmique bien différente de celle que l’on vient d’analyser. Pour s’en rendre compte, il suffit de relever, pour chaque compás, sur quels temps Parrilla marque des golpes :

Mesures 3-4 : 12 – 4 – 6 – 10

Mesures 5-6 : 12 – 4 – 6 – 10

Mesures 7-8 : 12 – 4 – 6 – 8 – 10

Mesures 9-10 : 1 – 6 – 10

Mesures 11-12 : 2 - 4 – 6 – 8 – 10

Mesures 13-14 : 12 – 4 – 6 – 8 – 10

Mesures 15-16 : 1

Mesures 17-18 : 12 – 2 – 4 – 6

Mesures 19-20 : 126 – 10

Mesures 21-22 : 12 – 2 – 6 – 8 – 10

Mesures 23-24 : 12 – 2 – 4 – 6 – 8 – 10

Mesures 25-26 : 12 – 2 – 3 – 4 – 7 – 10

Première constatation : les appuis sur le 12 et le 6 sont très nets, ce qui suggère une conception en deux medios compáses plutôt qu’en un seul compás. Ensuite, la répartition binaire est mise en évidence par la domination des appuis sur des temps pairs. Il convient donc ici de marquer, avec le pied, un rythme binaire : 12. 1. 2. 3. 4. 5. // 6. 7. 8. 9. 10. 11.
Le décalage observé aux mesures 9 et 15, avec un golpe sur le temps 1 (deuxième du cycle de compás, qui, rappelons-le une nouvelle fois, démarre sur 12), a pour effet de relancer et de rendre moins pesante la falseta. Son efficacité doit beaucoup à ce léger déplacement d’accent.

Parrilla / Falseta 2

3. La combinaison ternaire et binaire

Falseta 3 (« Bulerías mías », Parrilla de Jerez)

Ce nouvel extrait de « Bulerías mías » témoigne de l’influence du style « antiguo » sur le jeu de Parrilla de Jerez. La falseta débute en effet au premier temps du compás (deuxième croche de la mesure) et rappelle qu’autrefois le cycle rythmique de la Bulería pouvait être joué de 1 à 12 et non de 12 à 11. Le motif mélodique est constitué d’une courte montée à l’aigu, qui cesse au troisième temps du compás, et d’une descente jusqu’à la quinte (Mi) ou la tierce (Do #) de l’accord de tonique qui s’achève d’abord au neuvième temps (mesure 2), puis au dixième temps (mesure 4). Les golpes et les accents insistent sur les temps forts 3, 6, 8 et 10, le douzième temps n’étant marqué qu’en creux. Le remate (mesures 5 et 6) a encore pour points d’appui les temps 3, 6 et 10. Il faut donc concevoir cette séquence en fonction du cycle de compás faisant alterner une mesure ternaire et une mesure binaire, et battre avec le pied les temps 12, 3, 6, 8 et 10.

Parrilla / Falseta 3

Falseta 4 (« Bulerías », Dieguito de Morón)

L’esthétique de Dieguito de Morón se situe aux antipodes de celle de ses contemporains, Paco de Lucía et Manolo Sanlúcar. Considérant que le flamenco se fourvoyait dans des propositions vides de sens, le guitariste entendit restituer, dans ses enregistrements de 1975, le flamenco « pur », authentique, que son oncle, Diego del Gastor, lui avait transmis. Complètement anachroniques, ces quelques pièces restent d’extraordinaires témoignages de la tradition de Morón (j’adresse un grand merci à Claude Worms sans qui elles me seraient restées inconnues). Jeu monodique, lenteur, rugosité, sécheresse, jamais une guitare n’a été jouée d’une manière aussi sauvage, primitive. Désossé, ramené à sa plus grande simplicité, le compás est ici essentiel, ou plutôt essentialisé. Et, le duende, partout convoqué.

Il semble que cette étrange magie résulte pour beaucoup d’une ambiguïté persistante tant sur le plan harmonique que sur le plan rythmique. Même au regard de la tradition, Dieguito de Morón joue parfois comme un « analphabète » ; tel un sorcier, il se soucie d’abord des combinaisons qui peuvent se nouer secrètement entre les temps et entre les notes, et ne prête que peu d’intérêt aux structures établies, à la lettre. Dans ce premier extrait de Bulería, on peut ainsi observer une relative indécision harmonique entre le majeur et le mineur, qui se focalise autour de l’accord de Sol. Plus encore, il paraît difficile de déterminer si la falseta est conçue de façon binaire ou ternaire, les deux possibilités restant toujours entremêlées selon une alchimie qui, au fond, est peut-être le principe le plus constant de la Bulería. C’est pourquoi nous proposons deux transcriptions, identiques quant aux notes, mais écrites soit en 3/ 4 soit en 6 /8. Leur étude vous aidera certainement à opter pour une battue binaire ou ternaire, le meilleur choix restant sans doute de combiner les deux battues suivant les mesures.

Comme Parrilla dans le dernier extrait analysé ci-dessus, Dieguito fait partir sa falseta sur le premier temps (deuxième du cycle) et non le douzième (premier du cycle), puis effectue une série de croches sur chaque temps (2. 3. 4. 5.), et marque un accent sur le sixième temps (mesure 2), avec deux doubles croches suivies d’une croche et d’un soutien sur l’accord de Sol. Ce schéma est répété, mais avec plusieurs modifications, jusqu’à la douzième mesure. Le douzième temps considéré comme un temps faible et l’appui sur chaque temps jusqu’au 6 dessinent un rythme à la fois sautillant et lourd, de caractère plutôt binaire. Mais les golpes au septième temps (mesures 6 et 10) et les battues de type 1. 2. 3., qui résonnent ici et là, soit sur la caisse de la guitare, soit sur le plancher que martèle le pied du guitariste, sous-entendent également la pulsation ternaire. A partir de la dixième mesure, les accents sont encore plus nettement portés sur les temps 6 et 12, ce qui ne résout toujours pas l’ambiguïté rythmique. A priori, la falseta prend à cet instant une orientation plus ternaire, grâce au motif suivant, qui court jusqu’à son achèvement :

Figure 3

Cependant, la conclusion de la falseta, qui commence à la mesure 17, contient un marquage du huitième temps par un golpe (mesure 18), ce qui, une fois encore, tend à rétablir le caractère binaire. Le choix semble donc impossible et nous avons bien ici un exemple de polyrythmie, d’autant plus complexe à démêler que son surgissement semble déterminé par l’inspiration momentanée et les automatismes rythmiques de l’interprète.

Dieguito de Morón / Falseta 4 (écriture ternaire)
Dieguito de Morón / Falseta 4 (écriture binaire)

Falseta 5 (« Bulerías », Dieguito de Morón)

Ce dernier extrait provient également d’un enregistrement de Dieguito de Morón. Moins complexe, cette falseta repose sur un découpage en deux medios compáses : le premier est rempli par un arpège dont l’efficacité repose sur le décalage de la basse, d’abord marquée sur le douzième temps, puis sur le contretemps situé entre le deuxième et le troisième temps ; le second est un marquage binaire d’accords. La conception de l’arpège est plutôt ternaire, mais la battue binaire est évidente pour le second medio compás. Il est donc souhaitable de marquer au pied tous les temps forts du cycle (12. 3. 6. 8. 10). De la mesure 7 à la mesure 14, l’impulsion ternaire est toutefois beaucoup plus évidente, hormis dans les passages en accords non arpégés (mesures 10 et 14), où les temps 6, 8 et 10 sont bien appuyés. Le remate, qui commence à la mesure 15, est lui aussi déterminé par une impulsion binaire, avec une insistance sur chaque temps pair (12. 2. 4. 6. 8. 10.). Globalement, on peut conclure ici à une juxtaposition de cellules ternaires et binaires moins systématique que dans l’exemple précédent, mais tout aussi efficace. Sur le plan harmonique, on notera que la manière de bourdon instauré par l’omniprésence du Sol pincé à la troisième corde, travestit avec originalité les accords classiques de la cadence andalouse. Les accords de La (mesure 1) et de Ré mineur (mesures 7 et 11) se trouvent ainsi enrichis d’une quarte (Ré pour l’accord de La, Sol pour l’accord de Ré), et l’accord de Si bémol (mesures 3, 5, 9 et 13), d’une sixte (Sol).

Dieguito de Morón / Falseta 5

Le but de Dieguito de Morón était de prouver la vanité des innovations proposées par sa génération – mais sa propre inventivité réussit à transcender la tradition et donna finalement naissance à des figures musicales très innovantes. Il accomplit ainsi le geste flamenco par excellence, celui qui demeure la finalité de tout engagement dans cette musique et que, nous-mêmes, nous ne devons jamais perdre de vue.

Louis-Julien Nicolaou

Logo (Dieguito de Morón) : photo Manuel Gilortiz

Galerie sonore

Parrilla de Jerez : "Bulerías mías" (falsetas 1, 2 et 3)

Dieguito de Morón : Bulerías (falsetas 4 et 5)


Parrilla / Falseta 1
Parrilla / Falseta 2
Parrilla / Falseta 3
Dieguito de Morón / Falseta 4 (écriture ternaire)
Dieguito de Morón / Falseta 4 (écriture binaire)
Dieguito de Morón / Falseta 5
Parrilla / Falseta 1
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Dieguito de Morón / Falseta 5




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