Miguel Ángel Cortés : "El calvario de un genio" / Antonio Rey : "Camino al alma" / Tomatito : "Soy Flamenco"

samedi 27 juillet 2013 par Louis-Julien Nicolaou

"El calvario de un genio" : un CD Teldisc, 2013

"Camino al alma" : un CD EMI, 2013

"Soy Flamenco" : un CD Universal, 2013

Les disques de guitare flamenca soliste étant plutôt rares, c’ est toujours avec une certaine excitation que nous en voyons paraître. L’ année 2013 semble devoir sur ce point combler notre attente. « Tierra », de Vicente Amigo, le premier à être sorti, est aussi le plus anecdotique, aussi ne nous attarderons-nous pas à décrire en détail ce projet qui a pour ambition de croiser les musiques espagnole et celtique. Beaucoup plus intéressantes sont les récentes productions de Tomatito, Antonio Rey et Miguel Ángel Cortés.

En intitulant son septième album solo « Soy flamenco » et en posant, pour la pochette qui l’ orne, guitare en mains, la tête inclinée vers une photo de Camarón de la Isla, Tomatito ne fait pas mystère de son intention. Après une suite d’ albums tournés vers la « fusion » (« Spain again », en collaboration avec Michel Camilo, « Sonanta Suite », tentative d’ intrusion dans la musique symphonique en compagnie de l’ Orchestre National d’ Espagne) le guitariste semble promettre du flamenco et rien que du flamenco. Ce qui signifie aussi un appréciable retour à un langage plus clair, plus cohérent, plus ancré dans la tradition. Les premières falsetas de « Soy flamenco », par exemple, la Bulería qui ouvre le disque, nous permettent de retrouver un peu la saveur de celles que Tomatito utilisait autrefois pour accompagner Camarón, quand tout se jouait à deux et que la nervosité du toque de l’ un propulsait idéalement le chant déchiré de l’ autre. Mais évidemment, le temps ayant passé et l’ esthétique de la guitare flamenca n’ étant plus tout à fait la même, Tomatito ne compose plus le même type de musique. Moins concise, moins précise quant aux buts qu’ elle se fixe, il lui arrive de succomber à la grande tentation de la guitare actuelle, le bavardage (en particulier dans les Tangos « Asomao a mi Ventana »).

Les Bulerías seront toujours pour Tomatito un domaine d’ expression privilégié et ici encore, l’ hommage à Moraíto (« A Manuel, Moraíto Chico ») en offre un exemple très convaincant. Mais, paradoxalement, c’ est quand il se rapproche de ses mentors qu’ il donne à la fois le meilleur et le pire de lui-même, comme si, décidément, il était écrit qu’ il ne devait jamais s’ éloigner d’ une aura qui n’ est pas la sienne. La magnifique Rondeña, « Cerro de San Cristóbal » semble ainsi directement inspirée par l’ écoute de « Camarón » de Paco de Lucía, une composition que Tomatito Hijo, le fils de Tomatito, aime à jouer en public, ce qui donne à penser qu’ à la maison, on aime particulièrement l’ écouter sinon l’ interpréter. Plus loin, Tomatito donne directement la réplique à Paco dans « Corre por mis venas », un réarrangement de cantes de Camarón datant vraisemblablement des sessions de « Como el agua » et comprenant entre autres des extraits de « Quiero quitarme esta pena », « Como el agua » et « Tu amor para mí no es fantasía » (ces deux derniers étant à l’origine des Tangos et ayant été remontés d’ une façon un peu grossière à l’ aide de séquences taillées à la hache, ce qui donne une allure assez peu naturelle à l’ ensemble). Pourquoi donc être allé réenregistrer ces cantes vieux de plus de trente ans ? Serait-ce que, à 55 ans, Tomatito se sent plus fidèle que jamais à la mémoire de celui qu’ il aima et admira tellement de son vivant ? Cela paraît évident à l’ écoute d’une Siguiriya inédite, « El Regalo », qui ressuscite également Camarón. Mais là encore, le titre ne paraît pas vraiment achevé, il finit brutalement, comme si Tomatito, même lorsqu’ il se montre parfaitement sincère, ne savait plus trop se fouler, faire le nécessaire pour que son tombeau au camarade défunt soit plus qu’ une curiosité, un anachronisme au fond peu intéressant. Tel est finalement le problème de cet album. Sa musique est flamenca, d’ accord, plutôt bonne et honnête, oui, et ce n’ est déjà pas si mal. Mais elle n’ est jamais excitante, peut-être tout simplement parce que Tomatito s’ attarde sur une époque qu’ il n’ a plus les moyens de faire revivre.

« Camino al alma » retient davantage l’ attention. C’ est le troisième album d’ Antonio Rey, déjà. Le guitariste est en train de s’ imposer aussi bien comme accompagnateur du cante que comme soliste. Son jeu se caractérise par une sorte de « classicisme » salutaire : clarté mélodique, tensions bien dosées, soniquete efficace mais non démonstratif, tout en lui reflète une discrétion sereine, une humilité qui n’ a rien d’ inhibant et qui lui permet, au contraire, de revenir à un flamenco moins ampoulé, moins inextricable que celui pratiqué par sa génération. Rien n’ illustre mieux cette orientation que les deux palos libres, la magnifique Granaína « La raíz de lo puro » et, traditionnel hommage au maître, la Taranta intitulée « Maestro Lucía », dont certains passages harmoniques renvoient au « Tío Sabas » que Paco avait lui-même composé en l’ honneur de Sabicas. En ne s’ écartant jamais durablement de l’ essence du palo (la combinaison d’ un schéma harmonique et mélodique, d’ attaques et de silences spécifiques, mais aussi d’ une certaine humeur), Antonio offre deux très belles compositions qui, certes, n’ ont rien de particulièrement novateur, mais qui ne sortent jamais de l’ espace que l’ on pourrait définir comme flamenco.

Cette définition ayant de tout temps été à la fois rigide et flexible, au point que la bagarre menace toujours de repartir à propos de ce qui est ou n’ est pas flamenco, il convient, à une époque où la mondialisation autorise tous les exotismes et les mariages les plus hasardeux (pour vous en faire une idée, écoutez donc « Tierra »), de s’ en tenir au moins à une esthétique donnée et, peut-être plus encore, à une éthique. Esthétique et éthique, tels étaient les deux piliers de l’ art de Moraíto, homme ayant voué sa vie à la promotion du patrimoine flamenco des Gitans de Jerez. Antonio lui dédie ici une magnifique Bulería à laquelle sont conviés certains proches du guitariste défunt, son fils Diego del Morao et les cantaores Diego Carrasco et Miguel Poveda. En ouverture, Diego et Antonio reprennent une falseta en arpèges de Moraíto, assurant ainsi une forme de transmission et prouvant que sa musique et sa manière de jouer ne sont pas mortes avec lui. On quitte ici définitivement les territoires du guitariste soliste ordinaire, ce pistolero dégainant des falsetas plus vite que son ombre, et heureusement, ce n’ est pas pour emprunter les allées quelque peu funèbres que Tomatito arpente dans les deux titres avec Camarón de « Soy flamenco ». Non, ici, le flamenco est de nouveau un art collectif, appartenant à une communauté, et qui vit et se régénère perpétuellement de génération en génération. Une tradition en mouvement constant, une histoire jamais achevée, toujours actuelle. Quel plus bel hommage aurait-on pu rendre à Moraíto ?

Autre guitariste alliant science de l’ accompagnement et don véritable pour la composition, Miguel Ángel Cortés donne l’ impression, de disque en disque, de marcher vers la lumière en personnalisant toujours plus son toque. «  El Calvario de un genio », son nouvel album, nous séduit plus encore que « Bordón de trapo », que l’ on préférait déjà à « Patriarca ». On y retrouve le goût du guitariste pour les accordages particuliers, ainsi que pour certains palos, Siguiriya, Alegrías, Bulerías et Tangos. Mais le disque contient également une délicate Soleá, une Taranta et deux Fantasías. Comme Antonio Rey, mais avec plus de profondeur et d’ originalité – l’ expérience, sans doute –, Cortés résiste aux sirènes « modernistes » sans pour autant verser dans le passéisme, ancrant sa musique dans la tradition pour libérer son génie propre (dans « Graná toca por Tangos », par exemple, il n’ hésite pas à reprendre le schéma mélodique traditionnel de la Zambra en l’ intégrant dans un Tango).

Avec lui, la « Fantasía » n’ est pas ce terme fourre-tout grâce auquel on peut composer tout et n’i mporte quoi (en général des arpèges étoffés d’ arrangements à l’ eau de rose, réécoutez donc, une fois encore, « Tierra ») sans plus avoir à se soucier des contraintes liées aux palos. Au contraire, comme chez Manolo Sanlúcar, Serranito ou Paco de Lucía, les Fantasías de Cortés constituent des tentatives pour élargir le champ flamenco, surtout pas pour le quitter. Dans « El Calvario de un genio », dédié à Federico García Lorca, la voix vibrante d’ émotion du fidèle complice Arcángel rejoint ainsi la guitare pour un magnifique passage en Tiento, avant que divers effets « expressionnistes » ne viennent rappeler le destin tragique du poète. Autre signe de fidélité indéfectible, Miguel Angel Cortés s’ aventure dans des tonalités nouvelles, mais en prenant soin qu’ elles soient toujours compatibles avec l’ esthétique flamenca (en cela, il est d’ ailleurs proche aussi bien de Gerardo Nuñez que, encore une fois, de Manolo Sanlúcar). Enfin, il ne dédaigne pas, comme la tradition l’ enseigne, de recourir aux clichés les plus basiques pour bien s’ installer dans un palo (c’ est notamment le cas dans la Soleá por Bulería). Ce choix témoigne davantage d’ une grande intelligence artistique que d’ une vilaine paresse. Assurément, Cortés dispose de la technique nécessaire pour sortir l’ accord ou le contretemps inattendu à la place d’ un simple cliché. Mais il s’ y refuse car il sait parfaitement qu’ à multiplier ce geste, la musique n’ est plus déchiffrable, devient simple concours sportif réservé à quelques initiés et hermétique à tous les autres. Cette foi dans son art, cette conviction que, avec ses limites nécessaires, il ne cessera jamais d’ ouvrir sur d’ inépuisables infinis, font de Miguel Angel Cortés un musicien aussi passionnant qu’ attachant. Nous continuerons à suivre son évolution avec le plus grand intérêt.

Louis-Julien Nicolaou

Galerie sonore

La fuentecita / Soleá por Bulería
Al Tío Morao / Bulerías
Que jaula tan bonita para esos pájaros tan feos / Soleá

Tomatito : "La fuentecita" (Soleá por Bulería)

Antonio Rey (+ Diego del Morao, Diego Carrasco et Miguel Poveda) : "Al Tío Morao" (Bulería)

Miguel Ángel Cortés : "Que jaula tan bonita para esos pájaros tan feos" (Soleá)


La fuentecita / Soleá por Bulería
Al Tío Morao / Bulerías
Que jaula tan bonita para esos pájaros tan feos / Soleá




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