Biennale d’art flamenco — du 30 janvier au 11 février 2024

samedi 3 février 2024 par Claude Worms

Andrés Marín : "Recto y solo" / Olga Pericet : "La Leona" / David Coria : "Los bailes robados"

Andrés Marín : "Recto y Solo"

Théâtre de Chaillot, salle Firmin Gémier — 11 février 2024

Idée originale, direction artistique et chorégraphie : Andrés Marín

Musique : Andrés Marín, Pedro Barragán et Francisco López

Danse et chant : Andrés Marín

Guitare : Pedro Barragán

Costumes et décors : José Miguel
Pereñiguez

Son : Ángel Olalla

Lumières : Benito Jiménez

Lumières et son : TBC

Textes : Vicente Escudero

Photo : Judit Rodríguez

Sur un écran en fond de scène, un portrait de Vicente Escudero ; diffusé off, le "tanguillo de los anticuarios" d’Antonio Rodríguez Martínez "Tío de la tiza", extrait de l’unique enregistrement réalisé par le danseur-chorégraphe (Vicente Escudero. Flamenco ! Sings and Dances" — LP Columbia CL 982, 1957), accompagné par le guitariste Mario Escudero, sans lien familial avec lui — leurs seuls rapport sont qu’ils furent tous deux des maîtres de leur art et que ni l’un ni l’autre n’étaient andalous (le premier est né à Urive, province de Valladolid, le second à Alicante). "Recto y solo" est donc l’hommage rendu par Andrés Marín à Vicente Escudero, dans une continuité esthétique dont le chaînon intermédiaire pourrait être Antonio Gades (lui-même né à Elda, province d’Alicante...).

En l’espèce, "hommage" ne signifie ni reconstitution historique ni même "à la manière de". On ne trouvera dans cette pièce aucune citation explicite des chorégraphies de Vicente Escudero. Le titre, et même l’ordre des deux termes qu’il associe, pourrait être l’une des clés du spectacle. "Recto" renverrait éventuellement au quatrième précepte du "Decálogo de baile flamenco masculino" de Vicente Escudero (1951) : "Las caderas quietas", donc à l’immobilité des hanches prolongée par la rectitude du torse. Mais nous rapprocherons plutôt cet adjectif du deuxième précepte, "Sobriedad", à la droiture ou à la probité artistique, à une esthétique de la rigueur et de l’épure. "Solo", évidemment parce qu’Andrés Marín est le seul danseur sur scène ; mais aussi pour affirmer la singularité d’un style forgé pendant plus de trente ans de carrière professionnelle et de manière autodidacte, comme le il l’a affirmé à maintes reprises, bien que son père Andrés ait été lui aussi bailaor — sans doute plus important pour ce spectacle, on sait moins que sa mère, Isabel Vargas, est une très estimable cantaora.

Comme l’avait été "Yarín" (2022), sa magnifique œuvre précédente en duo avec le danseur basque Jon Maya, "Recto y solo" est un dialogue, cette fois entre Andrés Marín et Vicente Escudero, présent tout au long de la pièce par des projections de ses dessins, de ses écrits (extraits de "Mi baile", 1947 — réédition par Athenaica Ediciones en 2017) et de son film, "Bailes primitivos flamencos masculinos" (Herbert Matter et Mura Dehn, 1955), dont il réalisa lui-même le montage (16’26 pour plus de deux heures de rushes...). Nous y avons retrouvé, tendues vers un tout autre objectif, l’intensité émotionnelle et l’âpre intériorité de l’inoubliable "Vigilia Perfecta" (2020), à laquelle collaborait déjà l’artiste plasticien José Miguel Pereñiguez.

Photo : Judit Rodríguez

Le premier tableau plante le décor chorégraphique : dans la continuité du tanguillo, torse immobile, avant-bras croisés à hauteur de la ceinture, Andrés Marín se conforme effectivement au décalogue pour un premier zapateado. Mais l’infinie variété des nuances de dynamique et de timbre n’appartiennent qu’à lui. S’y ajouteront plus tard d’autres percussions corporelles, claquements de doigts ("pitos"), etc. : donc, un corps non seulement dansant mais aussi sonore. Pedro Barragán applique au rythme du tanguillo une mutation ternaire (ostinato en arpèges) qui conduit à une coda por bulería. Nous ne décrirons pas toutes les chorégraphies : les séquences dansées sont sans doute fixées à l’avance, mais leur ordre et leur durée sujets à l’improvisation modulaire caractéristique du flamenco traditionnel, qu’il s’agisse du cante, du toque ou du baile. L’ensemble nous a semblé être une synthèse de la signature Andrés Marín : de profil, de face et de dos ; debout, accroupi et au sol ; postures en arrêts sur image qui recueillent l’énergie et résument la géométrie dans l’espace des mouvements qui les ont précédées — Vicente Escudero affirmait que son style s’inspirait de l’architecture ; Andrés Marín lui ajoute la sculpture. Au cours de ce spectacle, ses mains et ses doigts semblent par instants dessiner des idéogrammes qui signifient les letras, des neumes qui figurent les courbes mélodiques des tercios des cantes ou des angles qui dessinent des chorégraphies à venir. Ou peut-être les trois à la fois, tant la continuité entre danse et chant est l’une des grandes qualités de "Recto y solo".

Photo : Judit Rodríguez

Car Andrés Marín chante (sans sonorisation, il y tient) autant qu’il danse, parfois en "répondant" à sa voix par de bref commentaires de zapateado, parfois en "marquant" simultanément ce qu’il chante, parfois en développant par ses chorégraphies ce qu’il a chanté auparavant, parfois en s’en tenant au strict duo chant/guitare. Ainsi, après un brève soleá et un beau et long prélude de Pedro Barragán, il s’assied pour interpréter une malagueña d’Antonio Chacón (“Que te quise con locura..."), puis, après une transition par des variations "historiquement informées" du guitariste sur ce que l’on nommait jadis malagueña de baile, il enchaîne sur un fandango de Lucena chanté et dansé. Rafael Romero, nous déclara, au détour d’une interview qu’il nous avait fait l’honneur de nous accorder : "Tengo poquita voz pero sé cantar". On ne saurait mieux décrire le style vocal d’Andrés Marín, qui, à l’évidence, connaît et aime le cante autant que le baile. Ses interprétations rendent les modèles mélodiques avec la même limpidité que ses zapateados en décomposent-recomposent le compás. Il le démontra abondamment au cours du spectacle :

• cantiña de Las Mirris, sur accompagnement d’abord pointilliste en pizzicati et accords très espacés. Pour l’ "escobilla", Andrés Marín avait remplacé le "balai" par un aspirateur-robot en compagnie duquel il se lança dans un savoureux pas-de-deux.

• pour la célèbre scène du film de Vicente Escudero rythmée par les ailes d’un moulin ("Romance del molino"), seules visibles sur l’écran, leurs cliquetis sont remplacés par des coups sourds isochrones (musique électronique) marquant le compás des tangos-tientos sur lequel, entre deux séquences dansées, le duo nous offre une émouvante version d’une zambra de Manolo Caracol. Pour l’occasion, Andrés Marín avait ajusté sur scène les polainas (guêtres) que Vicente Escudero avait empruntées au costume du meunier de la création du "Sombrero de tres picos" de Manuel de Falla.

Photo : Joan Cortés

• on sait que Vicente Escudero fut le premier danseur qui ait chorégraphié la siguiriya. Après avoir ébauché et testé son œuvre avec le guitariste Eugenio González, il la créa 1939 au Teatro Falla de Cádiz en 1939, puis la présenta l’année suivante au Teatro Español de Madrid et au Palacio de la Música de Barcelone. Dans "Mi baile", le chorégraphe écrit à ce propos : "Con la seguiriya, la guitarra y el cante no pueden utilizar acrobacias y fantasías. El baile tampoco admite frivolidades ni fiorituras. Si se baila la seguiriya hay que hacerlo con el corazón y sin respirar. O, mejor aún, ha de ser el propio corazón el que no permita que se respire. Sólo de esta forma sería yo, por ejemplo, capaz de bailar en un templo sin profanarle. Hasta parece que el sonido rítmico y grave de las cuerdas obliga a recurrir a liturgia." — un extrait de ce texte est projeté pendant le spectacle. Le moins que l’on puisse écrire est que la longue chorégraphie qui conclut "Recto y solo" est conforme à l’esprit, sinon à la lettre, de la conception de Vicente Escudero. Andrés Marín lui ajoute deux cantes de Manuel Torres, dont le cambio "Era un día señalado de Santiago y Santa Ana...". Dans le même esprit minimaliste, Pedro Barragán reprend l’introduction de sa composition "El Vacie" : l’entame d’une falseta de Perico el del Lunar, limitée à quatre notes conjointes ascendantes (noire + noire + noire pointée + noire pointée, le cinquième temps du compás restant en silence) d’abord exposée a cuerda pelá, puis contrepointée notes contre notes par une basse chromatique en mouvement conjoint rétrograde (cf. "Chinitas", 2021). La prolongation de ce motif au début du premier cante donne une saisissante sensation d’ascétisme en apesanteur, repris par la danse.

Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’Andrés Marín parachève son hommage à Vicente Escudero par un enregistrement, accompagné évidemment par Pedro Barragán.

Claude Worms


Photo : Juan Flores

Olga Pericet : "La Leona"

Théâtre de Chaillot, salle Firmin Gémier — 2 février 2024

Idée originale, direction artistique et musicale, et chorégraphie : Olga Pericet

Mise en scène et conseil en création : Carlota Ferrer

Musique originale et arrangements : José Manuel León, Alfredo Mesa et Juanfe Pérez

Lumière : Gloria Montesinos

Son : Ángel Olalla

Composition de l’espace sonore : Sandra Vicente

Costumes : Olga Pericet et Carlota Ferrer

Danse : Olga Pericet (danse)

Chant : Israel Moro

Guitare : José Manuel León et Alfredo Mesa

Basse : Juanfe Pérez

Percussions : Roberto Jaén

Photo : Paco Villalta

Comme "Los bailes robados" de David Coria, "La Leona" d’Olga Pericet a fait l’objet de représentations suivant les phases de son élaboration (les fameux "works in proress") auxquelles nous avions assisté en 2022 au Festival Flamenco de Jerez puis à la Biennale de Séville — ils étaient alors titrés, respectivement, "El avance de la Leona" et "La tienta de la Leona". "La Leona", tout court, semble indiquer que la pièce est achevée.

Leur thème commun, ou plutôt leur inspiration première, en est la guitare construite en 1852 par Antonio de Torres, effectivement baptisée La Leona, actuellement conservée au Musée de la Philharmonie de Paris. Dans un ouvrage récent, le guitariste et musicologue Norberto Torres Cortés, qui a conseillé Olga Pericet, a démontré comment cet instrument avait influencé de manière décisive non seulement la facture instrumentale, mais aussi la technique et conséquemment l’écriture des guitaristes-compositeurs espagnols de la deuxième moitié du XIXe siècle — musiciens "éclectiques" (Eusebio Rioja), à la fois classiques et flamencos selon une classification actuelle qui n’avait pas cours à l’époque — cf. Antonio de Torres y Julián Arcas. Una nueva expresión para la guitarra española. Almería, Diputación de Almería. Instituto de Estudios Almerienses, 2018.

La totalité de l’œuvre est basée sur une double interprétation de La Leona, guitare et animal.
Pour que nul n’en ignore, une pancarte placé een bord de scène proclame, en lettres rouges sur fond noir (tout un programme...) : "La Leona" — il subira ensuite bien des vicissitudes et, renversé au sol, deviendra entre autres usage un parquet de danse. Mais le premier état antérieur de la pièce ("El avance..." reposait, au moins pour partie, sur un scénario décrivant métaphoriquement le travail du luthier et le processus de fabrication de l’instrument. Pour la "tienta", Olga Pericet avait déjà abandonné ce fil conducteur et n’avait conservé que la métaphore "féline", ce qui est d’ailleurs conforme à la symbolique féminine-érotique attachée à la guitare et abondamment utilisée par les peintres du tournant des XIXe et XXe siècle — cf. la thèse de Vinciane Trancart, Accords et désaccords. Pratiques et représentations de la guitare à Madrid et en Andalousie de 1883 à 1922. Université Paris III, 2015. La version que nous avons vue au Théâtre de Chaillot bien que de même inspiration, a beaucoup gagné quant à son rythme, certaines digressions anecdotiques ayant été supprimées ou considérablement écourtées. Nous pourrions en résumer le propos par le sous-titre "La danse et la guitare dans (presque) tous leurs états" : au cours du spectacle, la guitare (dont on sait la versatilité, surtout en matière de répertoires populaires) et le baile transforment en flamenco des langages musicaux et chorégraphiques qu’on pourrait croire lui être étrangers. Le "peso" des notes jouées ou chantées, un insert rythmique a compás, une zébrure de taconeo, un éclair des bras, une posture fugace..., bref, une qualité spécifique d’énergie intérieure sont "flamencos", quel que soit le matériau de base : "Busco la simbología de la leona porque siento el rugido, lo felino, la fuerza interna, las tablas, el flamenco, el preflamenco y los diferentes discursos dancísticos y culturas que llenan mi interior." (Olga Pericet). Ne subsistent finalement du travail du luthier que quelques tables d’harmonie disposées sur le sol, au pied des musicien... et un sketch désopilant joué par Roberto Jaén et Israel Moro, au cours duquel ils tentent maladroitement de découper un table d’harmonie dans du carton, non sans se livrer à un duo a compás pour quatre lames de ciseaux et, par instants, palmas — on sait qu’Antonio de Torres, pour démontrer l’importance déterminante de la table d’harmonie et du barrage, avait construit une guitare dont la caisse était en carton, seule la table étant en bois de lutherie. Parmi les rappels subliminaux de l’instrument, remarquons également que la couleur du rideau de fond de scène et de l’un des costumes d’Olga Pericet (un manteau dont elle use comme d’une robe) rappelle celle des guitarras "blancas" (celle du cyprès, par opposition aux "negras" en palissandre).

Photo : RTVE

La scène introductive (la seule qui reste un peu trop longue à notre goût), inspirée d’un tableau de Ramón Casas "Desnudo con guitarra" (1894), dont Olga Pericet reprend par instant la posture au sol, représente la naissance du mythe, en agrégeant les images de la guitare, de la lionne et de la danseuse. En duo avec le percussionniste Roberto Jaén, arborant une perruque effectivement "à la lionne" et un masque "primitif", elle émerge progressivement, telle une chrysalide, d’un drap-pagne qui restera son seul vêtement jusqu’à la fin d’une première danse dont les arabesques des bras, les sinuosités du torse et les balancements des hanches auraient été propres à nourrir (très élégamment…) les fantasmes orientaux des voyageurs qui visitaient l’Andalousie au XIXe siècle. Le rythme hypnotique scandé par Roberto Jaén pourrait aussi bien être celui de quelque danse "tribale" que le compás du tango. La mue achevée, nous irons sans avoir le temps de reprendre haleine de ravissements en ravissements, tant musicaux que chorégraphiques. A l’image des nombreuses variations pour guitare (sur le fandango, la malagueña, la jota, etc.) de la seconde moitié du XIXe siècle, "La Leona" est une série de variations sur le symbole qui vient de naître sous nos yeux. Pas de fil conducteur, à peine quelques transitions à la charge des musiciens : comme les variations instrumentales étaient souvent basées sur des techniques diverses (gammes, arpèges, trémolo…) et pour partie improvisées, les variations sur la lionne seront tour à tour féminines et masculines, flamencas, jazz, latinas, boleras, etc., dans un ordre et sur des bases naturellement fixés à l’avance mais sujets à des développements sans doute laissés à l’inspiration du moment.

Photo : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez

Entrons donc dans la danse, avec cette fois quatre musiciens (José Manuel León (guitare), Juanfe Pérez, basse, Israel Moro, chant et Roberto Jaén), pour une rumba endiablée (quels riffs guitare / basse !) dansée par Olga Pericet — tailleur-pantalon noir et chemise blanche — de manière particulièrement torride et latina, bien que le premier cante ("Corcho con caña") ait été baptisé naguère "Rumba argelina" par le groupe Radio Tarifa. La bailaora semble vouloir en finir avec la lionne, dont elle piétine allègrement le nom sur la pancarte transformée en plancher, pour passer à une farruca dans les règles de l’art, donc avec quelques réminiscences du baile Carmen Amaya : un chef d’œuvre chorégraphique et musical, tant pour le chant et l’arrangement que pour l’introduction et les falsetas de José Manuel León — nous tenons ce dernier pour l’un des compositeurs-guitaristes les plus originaux de ces dernières années. Alfredo Mesa, guitariste et grand spécialiste du répertoire "pré-flamenco" se joint alors au groupe, dans une veine jazzy que nous ne lui connaissions pas, pour une version du "‘Round Midnight" de Thelonious Monk. Olga Pericet, avec le quintet instrumental, "marque" superbement (après Carment Amaya, une Cyd Charisse flamenca), non le cante mais la musique de Thelonious, tandis que le Juanfe Pérez se montre aussi inspiré dans l’exécution des walking bass que dans ses chorus et que José Manuel León harmonise le tout par des voicings flamenco/jazz qui n’appartiennent qu’à lui. Après une brève transition du bassiste, cette longue suite s’achève sur une samba qu’Olga Pericet, sa perruque de lionne initiale transformée en manchons de poignet comme pour le carnaval de Rio, conduit en meneuse de revue exubérante (clins d’œil comiques au public inclus). Elle en profite pour présenter ses musiciens qui quittent ensuite la scène un à un, ce dont nous lui sommes reconnaissant. Dans un spectacle de baile, il est rare qu’un tel hommage leur soit rendu avant le salut final ; et tout aussi rare qu’une bailaora manifeste un tel respect pour ses musiciens, qu’elle laisse à plusieurs reprises seuls en scène pour de mimi-récitals qui n’altèrent en rien la continuité de la pièce. C’est que "La Leona" est tout autant une œuvre musicale que chorégraphique, à tel point qu’elle pourrait donner matière à un disque qui reprendrait la musique de scène.

Resté seul sur le plateau, Juanfe Pérez reprend allusivement le thème de "‘Round Midnigth", d’où naît magiquement une brève composition por taranta. Il est vrai que la basse à cinq cordes, surtout jouée avec une telle musicalité, est presque une guitare. Le rideau oscille suavement en fond de scène, Olga Pericet revient, visage et torse dissimulés par un long manteau qu’elle transformera en robe, pour un duo avec Alfredo Mesa : nous plongeons en plein XIXe siècle pour une démonstration éblouissante de danse bolera et castagnettes sur la murciana de Julián Arcas. Le guitariste retrouve donc son répertoire de prédilection, puis module por granaína : un long trémolo lyrique dansé silencieusement, avec recueillement, dont José Manuel León se saisit et qu’il développe en prélude, après modulation à la tonalité relative de Mi mineur, à un pur moment de grâce frémissante, une version en duo chant/guitare de la "Milonga del silencio" d’Atahualpa Yupanqui.

Photo : Paco Villalta

Une bambera chantée ad lib., en avant-goût des fandangos qui vont suivre, nous ramène au music-hall flamenco. Perchée sur des échasses dont elle se débarrassera plus tard, en corset et jupe pelucheuse rose fuchsia, une table d’harmonie en guise de chapeau, Olga Pericet préside à ce qui va devenir progressivement une fiesta de verdiales : malagueña d’Antonio Chacón pour la mise en bouche ("Del convento las campanas..."), variations de malagueñas "de baile" à l’ancienne par Alfredo Mesa, puis malagueña abandolá de Juan Breva et zangano avec tout le groupe. Olga Pericet s’est saisie de deux autres tables d’harmonie qu’elle utilise comme des accessoires, façon éventails, en une chorégraphie de plus en plus débridée et orgiaque — fiesta de verdiales oblige. Nous sommes dès lors prêts pour un final paroxystique : compás de siguiriya martelé à un tempo d’enfer par tous les musiciens alignés en front line face à la salle, comme un gang de rock. Olga Pericet entre en scène en collant et justaucorps noirs, mène la saturnale en brandissant une table d’harmonie dont elle venait de jouer comme un guitariste, la brandit rageusement et finalement l’achève en la jetant au sol, comme si elle signifiait la résistance de la matière au plaisir immédiat.

Photo : Paco Villalta

Par contre, le plaisir de danser, la fougue, l’énergie et l’humour d’Olga Pericet ne se heurtent à aucune résistance technique. Pouvant tout danser, elle est libre de tout oser et de céder à toutes ses impulsions. Surtout, le rythme impétueux de ses chorégraphies, montages kaléidoscopiques de brèves séquences glanées-métamorphosées dans le baile flamenco comme dans d’autres langages chorégraphiques, laisse pantois. Pas de redites ni de longueurs complaisamment démonstratives, de sorte que l’immobilité de ses postures semble encore habitée par les incandescences qui l’ont précédée, tandis que la fulguration du zapateado qui suivra en recueille encore un peu du hiératisme. D’où une troublante impression d’ubiquité : elle occupe tout l’espace scénique avec une rare présence mais n’est jamais là où on l’attend — même ses replacements déambulatoires à pas lents (tablao ?) sont a tempo.

NB : à la suite de notre critique, Olga Pericet nous a fait l’amitié de nous communiquer ces informations sur le processus de création de sa trilogie sur le thème de l’évolution des guitares d’Antonio de Torres :

“La tienta de la Leona” fue proceso para que diera a luz el primer capítulo llamado "La Leona". Este fué el que visteis en Chaillot que fue estrenado anteriormente en la Bienal de Sevilla. Èl capítulo 2 de la trilogía se llama "La Materia" ("de la Leona a la Invencible"). Se ha estrenado y cerrado este año en Temporada Alta Girona y también pasó por el Festival de Nimes 2024. Son capítulos independientes con el tema común de la evolución de las guitarras de Torres. Este segundo capítulo empezó su proceso creativo en Torrox, haciendo una exposición en el Festival de Jerez. Ahora me daré un respiro para continuar con el capítulo 3 que aún no he comenzado a crear para cerrar así la trilogía.

Olga Pericet

"La tienta de la Leona" fut l’état initial de ce qui devait donner naissance au premier chapitre intitulé "La Leona". C’est cette pièce que vous avez vue à Chaillot. Elle a été créée auparavant à la Biennale de Séville. Le chapitre 2 de la trilogie est titré "La Materia" ("de la Leona à l’Invincible"). Il a été créé et achevé cette année à l’occasion de la Temporada Alta de Gérone et a aussi été représenté au Festival Flamenco de Nîmes 2024. Ce sont des chapitres indépendants sur le thème commun de l’évolution des guitares d’Antonio de Torres. J’ai commencé à créer ce deuxième chapitre à Torrox et l’ai présenté dans le cadre du Festival de Jerez. Je vais maintenant faire une pause puis poursuivre avec le chapitre 3, que je n’ai pas encore commencé à créer, pour achever ainsi la trilogie.

Claude Worms


Photo : Ana Palma

David Coria : "Los bailes robados"

Théâtre de Chaillot, salle Firmin Gémier — 30 janvier 2024

Direction artistique, mise en scène, projet, mise en espace : David Coria

Musique : David Lagos, Jesús Torres et Juan Jiménez Alba

Chorégraphie : David Coria et les danseurs

Collaboration artistique : Eduardo Martínez

Idée originale : Daniel Muñoz Pantiga

Costumes : Juan Berlanga, David Coria

Lumières : Gloria Montesinos A.A.I

Son : Chipi Cacheda

Danse : David Coria, Iván Orellana, Florencia OZ, Aitana Rousseau, Rafael Ramírez et Marta Gálvez,

Violoncelle et chant : Isidora O’Ryan

Chant : David Lagos

Saxophones ténor et soprano : Juan Jiménez Alba

Avant d’aboutir à la version définitive (ou peut-être pas...) à laquelle nous avons assisté au Théâtre de Chaillot, "Los bailes robados" ont fait l’objet de plusieurs stades d’élaboration présentés en tant que "works in progress". Celui que nous avions vu lors de la Biennale de Séville de 2022 était titré "De lo humano". La conception en était fort différente, la pièce actuelle n’en conservant que le dernier tableau, d’ailleurs lui-même remanié (cf. ci-dessous). Surtout, David Coria était le seul danseur en scène. "Lo humano", la condition humaine avions-nous pensé à l’époque, n’était donc traitée que sous l’angle du destin individuel, alors même qu’elle est indissociable de ses dimensions sociales. D’où l’élargissement de l’effectif des danseuses et danseurs à cinq autres artistes, Iván Orellana, Florencia OZ, Aitana Rousseau, Rafael Ramírez et Marta Gálvez — nous évitons l’expression "corps de ballet" tant David Coria se fond dans le groupe tout au long du spectacle.

Selon les déclarations du chorégraphe, la pièce aurait été inspirée par une "épidémie de danse" survenue à Strasbourg en 1518, qui s’inscrit dans une longue série de phénomènes similaires impliquant des centaines de personnes, documentés au moins du XIIIe au XVIe siècle : entre autres, entre Erfurt et Anrstadt en 1237 ; en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas en 1373 et 1374, à Aix-la-Chapelle en 1374, à Augsburg en 1381, à Strasbourg en 1418, Schaffhausen et Zurich en 1428, Bâle en 1536, Anhalt en 1551, etc. Ces événement étaient si fréquents, avant de disparaître mystérieusement au milieu du XVIIe siècle, qu’ils sont passés dans plusieurs pays européens dans le lexique vernaculaire : "danse de Saint-Guy" en France, "baile de San Vito" en Espagne — la tarentelle italienne peut aussi leur être apparentée. Deux constantes caractérisent ces épisodes : l’implication d’enfants, exclusive ou non, d’une part ; leur durée (plusieurs jours) paroxystique jusqu’ à épuisement, voire mort, des participants. Le diagnostic purement neurologique du phénomène (chorée, ou maladie de Huntington) nous semble échouer à en expliquer le caractère collectif. Tentons une hypothèse : l’implication des enfants pourrait le situer dans la longue tradition des fêtes des sous-diacres, des innocents, des fous, de l’âne, etc. qui marquaient au Moyen-Âge la période s’étendant des jours précédant Noël à l’Épiphanie. Il s’agissait d’offrir un exutoire temporaire aux sous-diacres (des enfants ou de très jeunes gens) des chapitres collégiaux ou cathédraux, corvéables à merci le reste de l’année. Le stratagème ne tarda pas à être subverti : inversion des hiérarchies, cortèges avec chants et danses, bâfreries, beuveries, jeux de dés, orgies et autres, aussi bien dans les rues que dans les églises, et jusque sur leurs autels. L’Église y mit bon ordre, non sans mal, en imposant la liturgie de Noël que nous connaissons. Les carnavals étant eux aussi sous haute surveillance, cette fois impulsés et contrôlés par les familles patriciennes de cités-états d’Italie et des Flandres qui y trouvaient l’occasion d’affirmer leur puissance par des dépenses somptuaires, on peut voir dans les "bailes de San Vito" une résurgence des cortèges chantants et dansants échappant à tout contrôle, qu’il soit religieux ou politique. Comme toujours, les dominés, après avoir secoué frénétiquement le joug, finissaient par retourner la violence cathartique contre eux-mêmes, parce qu’ils étaient impuissants à affronter leurs tyrans, voire à simplement les identifier.

Photo : Sandy Korzekwa

On voit que, certes dans d’autres contextes, le thème reste d’actualité. Ainsi, la réitération de la progression paroxystique qui marque la plupart des tableaux de cette pièce, qui pourrait être reprochée à David Coria, nous semble au contraire parfaitement justifiée : d’une part par la répétition historique des "bailes de San Vito", d’autre part par la perpétuation des situations de domination insupportable qui sont à leur origine. En conséquence, le choix de quelques-uns des exemplaires et courageux "Cantes del silencio" de David Lagos pour la musique du spectacle n’est évidemment pas fortuit, comme celui de cantes particulièrement âpres (martinete, saeta, siguiriya).

Vers le milieu du spectacle, l’une des danseuses proclame : "La danse est interdite. Les contorsions sont interdites." (en français dans le texte). L’association des deux termes souligne le potentiel érotique de la danse, puisqu’il s’agit en l’espèce d’un interdit religieux — en espagnol, le verbe menearse est tout aussi suggestif. Il s’agit donc de danser et de musiquer l’impact dévastateur de la pesanteur des interdits de toutes sortes et, plus généralement, de la sujétion sur les psychés individuelles et sur les liens sociaux — un contexte indissociable de la genèse andalouse du flamenco. Par moments, les musiques de scène et les chorégraphies sont d’ailleurs volontairement pesantes, à la limite de l’étouffant. Les danses dont il est ici question sont donc dérobées aux autorités dominantes, quelle que soit la nature de leur domination et non sans risques pour les transgresseurs.

Évidemment, il reste que la pertinence de son projet ne saurait à elle seule garantir la valeur esthétique d’une œuvre. Or, les musiques et les chorégraphies sont de toute beauté et parfaitement adéquates au propos : leur symbiose met en cohérence formelle ce qui pourrait a priori relever du chaos ou de la vaine gesticulation, en travaillant sur un tragique de répétition systématique quant à son argument mais décliné en suites de variations scénographiques et spatiales pour chaque tableau.

Au début de la pièce, sur fond de litanies murmurées, de stridences insistantes et de sourdes percussions (espace sonore : Isidora O’ Ryan), les six danseurs, en silence et au ralenti, dessinent des agrégats mouvants — nous serions tenté d’écrire "grouillants" — qui tour à tour se déploient et se replient, d’où émergent parfois un bras ou une main comme un appel. Les corps se rapprochent et s’éloignent insensiblement : solidarité ou enfermement ? sans doute les deux à la fois. La lumière mordorée qui baigne le groupe donne l’impression d’un bloc de statuaire. Finalement, David Coria s’en dégage pour l’un de ses rares solos. Face à Isidora O’Ryan, il danse sur une mélopée a cappella qui, selon l’interprétation de la chanteuse, pourrait être quelque antienne (nous n’avons pu l’identifier). Surtout, Isidora O’Ryan figure la ligne mélodique par ses gestes et semble diriger ceux du danseur — une référence, peut-être non intentionnelle mais significative, à la chironomie pratiquée par les chantres qui précéda la notation en neumes et coexista durablement avec elle. On ne sait dès lors qui, de la musique ou de la danse, dirige l’autre : lors des "bailes de San Vito", les sources signalent la présence de musiciens dont on pensait qu’ils pouvaient soigner le "mal", mais dont l’intervention finissait en général par l’exacerber. La géométrie du tableau place la chanteuse en bord de scène côté jardin et David Coria au centre. Les danseurs se joignent ensuite au duo en bloc compact (reprise de l’image introductive), comme un chœur antique silencieux, positionnés côté cour en fond de scène. L’ensemble dessine donc une belle (et signifiante) diagonale : fluidité des lentes volutes de la mélodie chantée et de la chorégraphie de groupe aux extrémités vs zapateado sec et rapide du soliste au centre. La diagonale, variée dans tous ses états, sera dès lors une figure-leitmotiv de la scénographie, qui y gagne beaucoup en cohérence. A la fin de la scène, David Coria est absorbé par le groupe, d’abord pour une chorégraphie synchrone de voltes en ligne amplement déployée, puis pour une bacchanale qui disloque le groupe en individus en proie à une frénésie désarticulée. La lumière blafarde accentue le malaise, tandis que la musique intensifie le climax avec l’irruption du saxophone ténor façon free jazz de (Juan Jiménez Alba et de martèlements caverneux diffusés off. Ce type de progression aux extrêmes est repris plusieurs fois au cours du spectacle. Nous nous contenterons de souligner que, dans ce cas, la musique est traitée à l’image de la chorégraphie, en blocs sonores compacts d’où émergent ça et là le(s) saxophone(s) Juan Jiménez Alba ou le chant de David Lagos, avant une désagrégation finale en violentes déflagrations qui confinent au bruitisme.

Photo : Sandy Korzekwa

Les "bailes robados" ne sont cependant pas univoques. D’autres tableaux traitent le thème central de manière plus indirecte, ou plus illustrative. D’abord un magnifique duo violoncelle / danse por farruca : Isidora O’Ryan recueille délicatement David Coria, prostré au sol, par une mélodie diaphane en pizzicati, le redresse progressivement et le soulève littéralement par une alternance de rasgueados (furieux coups d’archets en doubles et triples cordes) et de falsetas, puis accompagne le baile jusqu’à la transe giratoire finale. Deux scènes font appel au potentiel transgressif du répertoire des airs à danser andalous : des verdiales, avec soliste-sorcière ou possédée (en tout cas lascive) ; des sevillanas corraleras de Lebrija, chorégraphiées en deux groupes qui semblent se défier. Pour l’occasion, Juan Jiménez Alba troque logiquement ses saxophones pour une gaita gastoreña (cornemuse andalouse).

David Lagos est le principal protagoniste d’une suite de cantes d’anthologie, au cours de laquelle il use en grand musicien de toutes les techniques vocales développées par Enrique Morente (murmures, souffle rauque, parlé/chanté) : d’abord une soleá de cambio (ou cantiña) de Carapiera, suivie de deux autres cantiñas citant celle de Córdoba et la romera ; puis une version bouleversante de sa "trilla de la Mano Negra". Sur ponctuations et tenues de saxophones alternées, cette dernière progresse par paliers chromatiques successifs, liés par des glissandos/portamentos/sforzando stupéfiants (cf. le "Guern-Irak" de Morente). Elle s’achève sur le mot "silencio" entonné et tenu longuement à pleins poumons dans un silence écrasant, qui laisse les danseurs pétrifiés, immobiles, bras tendus implorant (ou accusant ?) le Ciel.

Photo : Sandy Korsekwa

Au cours de ces tableaux, des cordes tenant des bâtons, suspendus à mi hauteur, semblaient menacer les artistes. La menace se précise pour les scènes finales : ils atteignent cette fois le sol, tels des barreaux de prison ou un labyrinthe dont on ne sortira pas. C’est là le seul élément de décors du spectacle, repris de "De lo humano". Il est cependant utilisé différemment, même si David Coria y danse d’abord en solo, avec bâton, en zapateado et martèlements furieux, sur une suite de cantes a capella ou accompagnés du violoncelle : taranta (El Rojo "el Alpargatero" / Niña de los Peines) / levantica (Cojo de Málaga) / cante de jabegote (ou rondeña de Jacinto Almadén) / fandango (Frasquito Yerbabuena). Suit une nouvelle mélopée d’Isidora O’Ryan, qui prend cette fois la tête des danseurs qui la suivent docilement en file indienne et qu’elle guide ou qu’elle égare dans la forêt des cordes-bâtons, en tout cas ensorcelle, comme le joueur de flûte d’Hamelin.

Dès lors, le joug oppressant s’abat définitivement sur les danseurs, quels que soient leurs efforts pour le briser : une ultime danse "paysanne", au centre d’un carré marqué par les cordes-bâtons tressées telles des gerbes de blé ; une ultime milonga pesante et désespérée scandée de" ¡ Bailar, bailar, bailar ! ; surtout, le martèlement opiniâtre des pieds nus sur le sols (la tarentelle), bras tendus en prières ou en imprécations. Après une dernière tentative de danse coordonnée, de solidarité, chacun(e) se mure dans sa solitude, en proie à des gestes névrotiques qui sont cette fois les vrais symptômes de la chorée, et, secoué(e) de spasmes, s’abat sur le sol.

Claude Worms





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