Entretien avec Manolo Sanlúcar

mardi 3 mai 2016 par Claude Worms

Au cours de sa brève existence, la revue Flamenco Magazine, dont Flamencoweb est l’héritier, a publié une série d’entretiens dont la plupart, nous semble-t’il, n’ont rien perdu de leur intérêt une décennie plus tard. Nous les proposons donc à nos lectrices et lecteurs.

Première livraison : Manolo Sanlúcar - entretien réalisé par Claude Worms, publié dans le numéro 5 de Flamenco Magazine (mars / avril 2006)

Photo : Rafael Carmona

Manolo Sanlúcar est un maitre dans tous les sens du terme. Concertiste exceptionnel, mais aussi professeur attentif et dévoué, il compte parmi ses anciens élèves quelques-uns des guitaristes contemporains les plus talentueux, entre autres Rafael Riqueni, Vicente Amigo, Juan Carlos Romero, Nifio de Pura, Juan Carmona, Kiko Ruiz... . Surtout, cas unique dans l’histoire de la guitare flamenca, il a créé, au terme d’une quête esthétique d’une rare cohérence, un langage musical original dont le potentiel est loin d’être épuisé. C’est donc surtout sur son œuvre de compositeur que nous souhaitions l’interroger.

Manolo Sanlúcar : c’est pour moi une grande satisfaction que tu abordes mes œuvres de ce point de vue. A partir de la sensibilité artistique, on peut arriver jusqu’à un certain point, mais au-delà, il faut utiliser la connaissance. C’est pourquoi je suis un peu marginal dans Ie monde du flamenco. On m’estime, on me valorise, on me respecte... mais... On suspecte qu’il y a quelque chose derrière tout ça, mais on ne sait pas quoi. Pour que je puisse expliquer mon travail, il faut que je sorte du milieu flamenco, et que je m’adresse à un musicien qui connaisse vraiment Ie langage musical, et qui soit de plus un artiste qui comprenne de l’intérieur le processus de la création. ]’ai eu la chance que mon caractère me mène vers des voies différentes, mais c’est en même temps un handicap, parce qu’à chaque fois que je compose, je sais que je risque de ne pas être compris. Voilà en résumé ma situation dans le flamenco contemporain.

Flamenco Magazine : tes premiers enregistrements ("lnspiraciones", 1970, et la trilogie "Mundo y formas de la guitarra flamenca", 1971 / 1972) constituent une sorte d’ "état
des lieux" du repertoire traditionnel. C’est d’ailleurs une entreprise systématique qui n’a pas de précédent, sauf peut-être les enregistrements de 1936 de Ramón Montoya. Tes compositions explorent la plupart des "palos" existants, même les moins fréquentés, comme la milonga, ou pour le compás de siguiriya, la serrana et la cabal. Ces pièces sont marquées par deux courants esthétiques très différents : l’" école de Jerez", issue de Javier Molina, et un style beaucoup plus lyrique et mélodique, que l’on peut rattacher à Séville, en particulier à Niño Ricardo. Il me semble que ce clivage correspond à deux modes flamencos fondamentaux : "por medio" pour Jerez, et "por arriba" pour le lyrisme. C’est particulièrement net quand tu donnes deux versions du même "palo" : par exemple les Bulerías "Viva Jerez" et les "Bulerias de las gitanas marquesas", ou "Soleá por mi padre Isidro" et "Soleá pasito a paso". C’est sans doute aussi cette dualité qui t’a permis d’accompagner avec une égale pertinence des cantaores aussi différents que Manuel Agujetas, Manuel Avila, El Lebrijano, Curro Lucena, El Chaquetón, Enrique Morente...

M. S. : je me réjouis que tu aies préparé cette interview par un travail d’analyse aussi sérieux et rigoureux. C’est malheureusement plutôt inhabituel. Toutes ces observations sont exactes. D’abord, parce que mon père, qui fut mon premier professeur, avait étudié avec Javier Molina, qui lui a donné une excellente formation, rigoureuse et méthodique. L’improvisation n’intervenait qu’à la fin d’un cursus quasi scolastique. A son tour, Nifio Ricardo fut un disciple de Javier Molina. Quand j’ai commencé à acquérir une certaine compréhension de la guitare flamenca, l’influence principale de tous les guitaristes de ma génération était Ie "toque" de Niño Ricardo. J’étais donc imprégné du style de ces deux maitres, et aussi de celui de Diego del Gastor, que j’aimais beaucoup. A ses débuts, Paco de Lucía a été comme moi tributaire de Niño Ricardo, par I’intermédiaire de son frère
Ramón de Algeciras.

Mais j’ai aussi très tôt envisagé la composition d’un point de vue personnel. Encore adolescent, je m’étais rendu compte que la plupart des guitaristes pensaient Ieurs solos comme des successions incohérentes de falsetas empruntées aux créateurs célèbres de l’époque, comme Niño Ricardo, Sabicas, Javier Molina, Melchor de Marchena... Quelques-uns, très rares, ne jouaient que leurs propres falsetas. Leurs œuvres étaient plus satisfaisantes, car elles reflétaient au moins I’identité d’un seul artiste. La forme restait cependant très lâche et aléatoire : chaque falseta était une histoire fermée sur elle-même, l’une parlait de religion, la deuxième de football, une autre de combats de coqs... J’ai d’abord essayé d’apparenter thématiquement mes falsetas, puis j’ai pensé qu’il était possible de jouer authentiquement le flamenco en développant un thème, à condition de le façonner soigneusement pour qu’il m’ apporte un matériau musical suffisamment plastique (donc, permettant le "travail thématique", au sens des musicologues classiques .

F M : j’avais justement quelques questions sur ces problèmes de forme. Dans tes deux enregistrements suivants, "Sanlúcar" (1974), et "Sentimiento" (1976), tu as testé certaines formes classiques : la sonate monothématique dans "Caireles" (zapateado), le rondo dans "Alfarero" ( bulerías par granaína), le scherzo avec trio central dans "Puerto Lucero" (tango-rumba por taranta). Mais ces tentatives n’étaient qu’à moitié satisfaisantes, car il te manquait un système de modulation permettant un véritable travail de développement. Dans "Poema a la Soleá", tu as véritablement commencé à moduler plus librement, et le résultat a été une forme sonate bithématique parfaitement aboutie : exposition des deux thèmes dans la première partie (successivement en La mineur, puis dans le mode flamenco relatif sur Mi ("por arriba") ; développement modulant au mode flamenco sur La ("por medio") ; réexposition dans la tonalité et le mode initiaux. Tu as ensuite étendu ce dispositif a l’ensemble de la "Fantasía para guitarra y orquesta" (1978). Les deux mouvements lents (premier et troisième) restent relativement stables, autour du mode flamenco sur Si ("por granaína") et de ses deux tonalités relatives (Mi mineur et Sol Majeur). Par contre, les deux mouvements rapides (le deuxième, zapateado, et le quatrième, guajira), modulent beaucoup. Surtout le deuxième : tu commences sur la tonalité mineure relative du mouvement précédent (respectivement Mi mineur, et mode flamenco sur Si), puis tu passes successivement par la tonalité de Mi Majeur, et les modes flamencos sur Do#, La et Fa#. De plus cette conclusion "por taranta" établit une relation de dominante avec le troisième mouvement, qui commence "por granaína". Évidemment, il ne
s’agissait pas pour toi de structurer artificiellement tes compositions sur ces formes, mais de les travailler de l’intérieur à partir de la logique modale du flamenco...

M S : je suis vraiment étonné par tes questions. C’est comme si tu avais été avec moi pendant que je composais... Jamais on ne m’avait interrogé sur ces sujets. C’est d’ailleurs très triste pour moi. Tu parles de ma musique d’un point de vue qui n’est pas habituellement celui des journalistes de flamenco ou des "flamencologues".

J’appartiens à une culture musicale qui ignore la forme, et la notion d’œuvre stricto sensu. Dans le flamenco, il n’y a jamais eu de livres, seulement des "traits d’esprit" ("chistes"). Je me réfère ici a la définition que donne Paco de Lucía des falsetas : selon lui, ce sont des
"chistes". C’est une conception parfaitement légitime, mais ce n’est pas la mienne, car elle ne conduit pas à développer une idée musicale, mais à juxtaposer des thèmes indépendants. Pour moi, une œuvre doit être basée sur un thème, qui est repris plusieurs fois, et sur son développement. Ma conception n‘est pas forcément meilleure, mais elle est différente, et se fonde sur les acquis de l’histoire de l’esthétique musicale. Les trois LPs qui constituent "Mundo y formas de la guitarra flamenca" correspondent à la première étape de ma réflexion sur la guitare flamenca. Ils reflètent ma conscience "primitive" de l’orthodoxie flamenca, telle qu’elle existait à l’époque, même si elle n’était pas valorisée en tant que telle. J’avais seize ans quand j’ai composé la soleá "Pasito a paso", et j’avais conçu toutes les pièces qui composent "Mundo y formas" avant mes vingt ans. J’appartenais alors à un monde où tout venait de la sensibilité et de l’intuition, où personne ne savait expliquer quoi que ce soit. Je devais donc tout découvrir par moi-même : pourquoi telle falseta est-elle adéquate, et telle autre non ? - naturellement, dans une problématique qui dépasse largement le cadre du simple respect du compás ou des modes et tonalités de référence. Avec les armes dont je disposait à l’époque, j’essayais de construire une œuvre digne, simplement digne... mais encore élémentaire, car je n’avais encore que peu de moyens en tant que compositeur. Cependant, sans grandes ambitions formelles ou harmoniques, il y avait déjà là une conscience claire de la rigueur, de l’orthodoxie, et de la responsabilité de témoigner de la richesse d’une culture musicale dont les valeurs sont originales, et qui n’est pas simplement un art de divertissement. En même temps, j’avais bien conscience qu’il manquait au flamenco beaucoup de procédures techniques que possédaient les autres musiques, et qu’il fallait conquérir.

D’autre part, j’avais déjà enregistré cinq disques. C’est alors que mon directeur artistique m’a dit que je n’avais plus rien à prouver au petit monde des "connaisseurs" ("entendidos"). Pour toucher le "grand public", il fallait autre chose. Il existait à l’époque un programme intitulé "Los cuarenta principales", une sorte de hit-parade. Et pour rivaliser avec Julio Iglesias, la taranta risquait de s’avérer peu efficace... Je suis rentré à la maison, et j’ai demandé à mon frère Isidro (Isidro Muñoz - NDR) de me jouer une rythmique de rumba sur deux accords. J’ai commencé à improviser, et au bout d’une demi-heure, j’avais mon futur "Caballo negro". C’est ainsi que je suis passé des centres culturels aux arènes, parce qu’il n’y avait pas de théâtres assez grands pour accueillir mon nouveau public. Avec le recul, je pense que les critiques sur cette nouvelle orientation de ma carrière étaient à la fois injustes et inappropriées.

D’une part, parce que l’évolution d’un artiste dépend aussi des circonstances et du hasard. A un moment donné de ta carrière, tu ne sais évidemment pas ce qu’il va t’arriver ensuite professionnellement, ni quels défis esthétiques tu vas devoir relever. Ce sont les leçons que tu tires de tes nombreuses erreurs, et de tes rares réussites, qui te font progresser. D’autre part, iI n’y avait aucune démagogie dans cette démarche. "Caballo Negro" durait trois minutes et quelques, et je le réservais pour le bis. Au cours de mes concerts, j’ai pu vérifier que Ie "grand public" était parfaitement capable d’être touché par les soleares, siguiriyas, tarantas... qui constituaient l’essentiel de mes programmes, à condition toutefois de lui offrir l’occasion de les découvrir. Les gens aimaient tellement le reste qu‘il est arrivé qu’on ne me réclame même pas le fameux "Caballo negro". Il est d’ailleurs arrivé exactement la même chose à Paco de Lucía avec "Entre dos aguas". Évidemment, le risque était que les producteurs me demandent de répéter indéfiniment la même formule, pour vendre non seulement en Espagne, mais dans le monde entier. Pour la première fois dans son histoire, la guitare flamenca était "tendance", et la pression médiatique devenait très contraignante. Mais j’ai pu refuser, justement parce que mes ventes me plaçaient en position de force. J’ai continué à étudier la théorie musicale et l’orchestration, et j’ai commencé à composer des œuvres avec orchestre symphonique ("Fantasia para guitarra y orquesta", 1978 ; "Tauromagia", 1988 ; "Aljibe", 1992), avec des groupes de rock ("Al viento", 1982), et avec des formations de chambre ("Trebujena", 1984 ; "Testamento andalúz", 1985). Enfin, avec "Locura de brisa y trino" (2000), j’ai transposé le quatuor classique dans la formation instrumentale du flamenco traditionnel : chant, deux guitares, et percussions.

F M : mais tu ne t’es pas contenté de travailler sur l’orchestration. Parallèlement, tu as aussi construit un système musical cohérent qui permet d’écrire pour tous les instruments, et non plus seulement pour la guitare. Pour revenir sur la question de la forme, tu as élaboré une théorie globale de la "modulation flamenca" qui permet le développement dynamique des thèmes. "Locura de brisa y trino" est de ce point de vue une sorte de manifeste pour une esthétique musicale du flamenco, radicalement originale et spécifique à cette culture musicale.

M S : en effet, je ne cherche pas à imiter le langage musical classique, mais à explorer les
chemins modulants impliqués par la logique musicale du flamenco. Je pense que j’ai seulement commencé à les découvrir, et qu’il faudra beaucoup de temps avant que les générations postérieures n’en épuisent les potentialités. Ce qui détermine traditionnellement une composition flamenca, ce n’est pas son contenu musical, c’est son mode ou sa tonalité. Si par exemple tu joues "a compás de siguiriya", mais en mode flamenco sur Mi, tu joues en fait "por serrana". C’est historiquement la base absolue de la guitare flamenca, qui nous conduit à un problème fondamental : il existe une contradiction entre l’unicité du mode ou de la tonalité des compositions flamencas traditionnelles, et la richesse du langage musical en général, qui repose sur la variété, et donc essentiellement sur la modulation. S’il t’est interdit de passer d’un mode à un autre parce que tu changerais de "palo", tu es rapidement confronté à une impasse, du moins à un certain niveau d’exigence musicale. Les choses ont un peu évolué, mais il reste que trop peu de guitaristes se sont véritablement préoccupés de ce problème. La solution à laquelle je suis parvenu finira par s’imposer d’elle-même, non parce que j’en suis l’inventeur, mais simplement parce qu’il n’y en a pas d’autre. J’ai commencé par moduler instinctivement, et de manière plutôt limitée, d’un mode vers ses tonalités relatives majeure et mineure. J’ai observé comment la musique semblait "couler" d’elle-même, comme sous sa propre impulsion, parce que le même thème pouvait être présenté sous des couleurs et des éclairages différents, et développé. En outre, on pouvait ainsi aboutir à une coda cohérente avec le discours musical qui la précédait, au lieu de conclure arbitrairement, simplement parce que la durée de la pièce paraissait convenir au format standard imposé par l’industrie phonographique. Comme les résultats que j’avais obtenus avec ces premières modulations me paraissaient prometteurs, j‘ai tenté de découvrir d’autres possibilités de modulation, et de les théoriser en un système cohérent, et conforme à la nature modale du flamenco. J’y ai consacré beaucoup de temps et de travail, mais j’ai toujours eu conscience de ma responsabilité vis-à-vis de ma culture. C’est mon père qui m’a transmis l’amour et le respect de notre culture, et je me suis rendu compte très tôt que j’y consacrerai ma vie. D’une certaine manière, je suis un moine de cette culture, et j’ai vécu cloîtré. J’ai dû prendre quinze jours de vacances dans ma vie... j’y ai sacrifié jusqu’à ma famille, et je dois rendre ici hommage à mon épouse qui a su accepter beaucoup de sacrifices. Mais j’ai toujours été soutenu par la conviction que je pouvais apporter des choses importantes au flamenco.

Cette passion imprègne aussi mon enseignement, le respect que je porte à mes élèves, comme si la transmission était un devoir presque sacré. Je te dis tout cela parce qu’il me semble que ma musique serait mieux comprise si l’on connaissait mieux ma personnalité. Mais je dois faire ici une confession qui relativisera cette "aura de sainteté" que mes propos antérieurs pourraient malencontreusement laisser supposer. Quand je termine un disque dont le contenu musical me parait trop dense, je compose un dernier thème plus léger, pour en faciliter l’accès de l’auditeur à ma musique. Je ne veux pas être élitiste, mais m’adresser à tous, sans toutefois sacrifier la qualité. Chacun de mes disques est le reflet exact de ce que je devais faire à un moment donné. A chaque fois, je vais au bout de ce que je sais faire à ce moment-là.

Si nous envisageons maintenant ces questions sous leurs aspects techniques, mon point de départ a été la remarque suivante : les modes ecclésiastiques médiévaux constituent un tournant historique dans l’évolution de la musique occidentale, parce qu’ils signifient le passage d’une logique mélodique descendante, celle des modes de l’antiquité grecque, à une nouvelle logique mélodique ascendante. Or, le mode "flamenco" est apparenté au mode dorien, le principal des modes grecs (le tétracorde descendant La / Sol / Fa / Mi). Il est d’ailleurs paradoxal qu’on ait critiqué le "modernisme" de "Locura de brisa y trino", alors qu’il s’agit d’un retour, non pas même au flamenco traditionnel, mais, au-delà, à la source commune à toutes les musiques traditionnelles du bassin méditerranéen : les modes grecs théorisés il y a 2500 ans.

Ici, quelques rappels techniques ne seront peut-être pas superflus. Le mode "flamenco" est similaire au mode dorien, à une variable près : le troisième degré est instable, et forme avec la fondamentale une tierce mineure ou majeure, selon qu’on se réfère, respectivement, au mode mélodique, ou a l’harmonisation du premier degré qui, dans le flamenco, se fait par un accord majeur, et non mineur. Le mode ecclésiastique correspondant a été nommé "phrygien" par les théoriciens médiévaux, à la suite d’une erreur de vocabulaire. IL peut revêtir deux formes : "authente", une octave ascendante de Mi à Mi, divisée en une quinte et une quarte successives ; "plagale", une octave à la quarte inférieure, donc de Si à Si, divisée en une quarte et une quinte successives. Surtout, les notes de références, ou "teneurs", des modes ecclésiastiques, qui servent de base aux motifs mélodiques, sont situées une quinte ou une quarte au-dessus de la fondamentale, parfois une sixte. On peut y voir les ancêtres des toniques, dominantes, et sous-dominantes de la musique classique occidentale. D‘où la référence de Manolo Sanlúcar à l’opposition entre modes grecs et modes ecclésiastiques. NDR).

La dynamique de la musique classique occidentale, à partir du milieu du XVllle siècle, est fondée sur la tension tonique / dominante. Or, le mode dorien est privé de dominante (Considérer le deuxième degré du mode flamenco comme sa dominante serait donc d’après Manolo Sanlúcar une métaphore sans grande valeur opérationnelle. NDR). Je devais donc chercher une autre énergie motrice, conforme à la logique modale du flamenco. Je l’ai finalement trouvée avec mon système de modulations (pour ne pas surcharger cet article de développements trop techniques, nous renvoyons ici les lecteurs intéressés à l’ouvrage de Manolo Sanlúcar : "Sobre la guitarra flamenca. Teoría y sistema para la guitarra flamenca" — Ediciones La Posada, Córdoba, 2005 NDR). Je n’ai pas de dominante ni de sous-dominante, mais je peux créer un nouveau type de tension dynamique en modulant indéfiniment : je provoque un "suspens" en repoussant aussi longtemps que je le souhaite le moment de la cadence conclusive sur le tétracorde descendant du mode de référence de ma composition. Je reste dans un lieu musical ambigu, je ne suis jamais là où l’on m’attend, mais je laisse percevoir en permanence l’éventualité d’un retour sur un terrain plus solide : je maintiens ainsi l’auditeur dans l’inquiétude qui naît du désir insatisfait d’une résolution, mais c’est moi qui décide du moment de la"délivrance", c’est-à-dire du retour à la cadence flamenca, ou de son
équivalent, la cadence "andalouse" de la musicologie classique. J’ai écrit un livre (cf. ci-dessus) pour décrire mon système musical. Sans fausse modestie, je le crois important, mais je n’ai trouvé personne dans le monde du flamenco pour écrire son prologue.Tout
simplement parce que personne ne comprenait ce dont je parlais. J’ai donc dû solliciter un compositeur classique, Luis de Pablo. Je fais ce commentaire pour t‘expliquer la situation dans laquelle je me trouve dans le flamenco contemporain.

Manolo Sanlúcar et Isidro Muñoz

F M : les duos de guitares flamencas sont en général très pauvres : la seconde guitare double strictement la première (tierces, sixtes, octaves...), ou encore, les deux guitaristes superposent plus ou moins adroitement deux falsetas de même structure harmonique. Au contraire, dans tes duos avec ton frère Isidro Muñoz, les deux voix sont véritablement polyphoniques. Le thème passe d’une voix à l’autre en imitation, les entrées sont en général décalées, la deuxième voix offre un contrechant au thème principal... La complexité musicale n’a cessé de croître, depuis vos premières tentatives ("Sevillanas de las cuatro esquinas", "Guajira merchelera", "Corrida real", "Ruy-sefior y mirlo"), jusqu’à "Locura de brisa y trino". Quand vous jouez des extraits de "Tauromagia" en concert, ton frére remplace l’orchestre symphonique à lui seul... Peux-tu nous parler de ton travail avec Isidro ?

M S : les premiers thèmes que tu mentionnes datent d’une époque où j’avais déjà acquis une certaine maturité, alors qu’lsidro commençait à peine sa carrière. Je suis donc pratiquement l’auteur des deux parties de guitare. Mais mon frère est un grand musicien, et il n’a pas tardé a développer son propre style. Au fur et à mesure, il a assumé pleinement ce rôle de second guitariste, et a créé en partie son "toque" personnel dans
cet esprit. Si bien que je suis intervenu de moins en moins dans la conception des secondes guitares. Un moment est arrivé où les parties de seconde guitare étaient totalement de lui, et ce sont de vrais bijoux. Depuis quelques années,lsidro est devenu un producteur très sollicité, etje ne peux plus beaucoup compter sur lui. Évidemment, quel que soit le talent de mes partenaires, sa guitare me manque, et je peux ainsi mieux mesurer son niveau artistique. De plus, j’essaye toujours de laisser les musiciens de mon
groupe aussi libres que possible, pourvu qu’ils aient bien compris mon esthétique, ou même, disons, ma morale artistique. Je souhaite que mes partenaires apportent au groupe leur propre personnalité, et je dois dire que j’ai eu de la chance : je n’ai jamais eu beaucoup de directives à donner aux musiciens qui ont joué avec moi. Quand je compose pour orchestre, par exemple, je peaufine la partition, j’introduis dans les différentes voix toutes les subtilités qui me plaisent...

Je m’efforce de traiter les autres comme je me traite moi-même. Quand je demande à quelqu’un d’intervenir dans une de mes œuvres, je suis bien conscient que je m’adresse aussi à un artiste qui a quelque chose à dire, même s’il m’en coûte parfois de céder du terrain.

F M : dans "Brindis para Alberto Vélez", tu joues en mode flamenco sur Do# avec l’accordage "standard" de la guitare, ce qui ne se faisait pas encore à l’époque. Comment cette idée t’est-elle venue ?

M S : ce n’était pas du tout une volonté d‘innovation arbitraire. C’est en fait la conséquence d’une réflexion sur l’accompagnement du cante. Au cours du développement d’un cante sur plusieurs coplas, le guitariste joue sur un mode ou une tonalité unique, codifiés par la tradition, ce qui oblige souvent le cantaor à chanter dans un ambitus très large, et à forcer sa voix. Avec l’usage du capodastre et la transposition du mode dorien
sur différentes notes (La, Si, Fa#, et Sol# ; soit, respectivement, "por medio", "por granaína", "por taranta", et "por minera". NDR), ça fonctionne à peu près.Mais je butais toujours sur un écueil : pour la granaína, la coutume impose de chanter successivement la granaína, puis la median granaína. Pour pouvoir atteindre les notes très aigües de la coda de la Media granaína, la plupart des cantaores chantent la granaína initiale trop grave pour leur tessiture. Bref, il manquait un mode spécifique pour l’accompagnement de la granaína. Je devais trouver un mode dont la couleur sonore évoque le "toque por granaína", et j’ai pensé à la rondeña, en mode flamenco sur Do#, donc juste un ton au-dessus du mode flamenco sur Si. Mais comme je ne pouvais pas changer l’accordage de la guitare en plein milieu du cante, je ne pouvais pas utiliser celui de la rondeña de Ramón Montoya. Je me suis donc mis à jouer "por rondeña" avec l’accordage "standard", et je modulais de Do# à Si entre les deux cantes. Ainsi, le cantaor pouvait chanter la granaína un ton au-dessus de la media granaína, ce qui lui facilitait un peu la tâche. J’ai ensuite utilisé cette nouvelle manière de jouer la rondeña pour composer "Brindis para Alberto Vélez", et ça sonne plutôt comme une granaína. Dans "Gacela del amor desesperado" ("Locura de brisa y trino"), j’ai développé le même système sur toute une série de modulations : ce n’est vraiment ni une granaína, ni une taranta, ni une minera, ni une cartagenera... J’ai tenté d’évoquer l’univers musical et émotionnel des "cantes de Levante" en général. Cette composition exige d’ailleurs de la cantaora une très grande précision vocale. Aussi bien Carmen Linares dans l’enregistrement, qu’Eva Durán qui sera ma partenaire pour le concert de demain, l’interprètent merveilleusement.

F M : tu es toujours resté fidèle à un style de composition dans lequel la mélodie est le paramètre essentiel. C’était déjà Ie cas dans "Mundo y formas de la guitarra flamenca" : beaucoup de falsetas y étaient purement monodiques, avec de longs développements basés sur quelques cellules mélodiques répétitives (la siguiriya "Elegia al Niño Ricardo",
par exemple). Cela reflétait sans doute à l’époque l’influence des styles de Javier Molina et de Diego del Gastor. Ta fameuse technique de "trémolo continu" me semble aussi liée à cette obsession de la mélodie pure : non seulement, elle évoque la tenue des notes caractéristique des instruments à archet, mais surtout, elle te permet d’éviter les basses périodiques qui impliquent forcément une harmonisation contraignante. Ton usage de l’ornementation est aussi très révélateur à cet égard. Chez la plupart des guitaristes, elle apparaît très aléatoire et dépendante de réflexes digitaux, ou au mieux, comme un moyen de souligner les temps forts du compás. Dans tes compositions, l’ornementation est totalement intégrée à la ligne mélodique, un peu à la manière des compositeurs baroques (par exemple clans ton évocation des tonás : "Las carceles", dans le disque "... y regresarte"). Chez toi, le rythme et l’harmonie sont toujours étroitement subordonnés à la
mélodie, ce qui donne à tes phrasés beaucoup de fluidité et d’élégance. En ce sens, tu es un compositeur à contrecourant, à une époque où la plupart des guitaristes privilégient la virtuosité rythmique, et cherchent des accords "modernes" à valeur purement démonstrative, dont on ne voit pas toujours la nécessité musicale.

M S : c’est une lecture très pertinente de mon style. Je répugne un peu à m’exprimer aussi abruptement, mais je crois vraiment que dans le monde des arts, il existe beaucoup de gens capables de faire, mais incapables de comprendre. Je crois que dans le milieu flamenco, beaucoup d’artistes auraient besoin de comprendre qu’il est certes nécessaire d’apprendre à faire, mais plus important encore d’apprendre à ne pas faire.

Et c’est le plus difficile, car il faut savoir renoncer à des impulsions qui te mènent à des impasses. Souvent, tu ne te rends pas compte que tu es en train de te tendre un piège à toi-même, dans lequel tu tomberas plus tard. Au moment de composer, il faut donc avoir une idée claire de ce que l’on veut faire, pour ne pas se retrouver dans une forêt vierge, à défricher aveuglément à coups de machette. Il faut tracer un chemin précis, y planter soigneusement, et créer un jardin. C’est ce que j’observe trop peu dans le flamenco actuel. Je pense que les dangers sont apparus au moment où le flamenco est passé sur l’"autre rive". Diego del Gastor n’était pas si "pur" seulement parce que telle était sa nature, mais aussi parce qu’il ne pouvait pas écouter à volonté la musique des Caraïbes, la musique brésilienne, le jazz... Les "anciens" ne pouvaient pas se tromper tout simplement parce qu’ils ne connaissaient rien d’autre.

Aujourd’hui, avec un accès si rapide et facile à toutes les cultures du monde, il faut beaucoup de volonté et une conscience esthétique très aiguisée pour savoir "renoncer à...". Car tout peut toujours servir ("todo sirve"). C’est comme si, pour changer de veste, tu te mettais à la raccommoder avec toutes sortes de pièces rapportées, un peu de jazz ici, un peu de musique des Caraïbes là... Mais au final, c’est toujours la même veste. Dans ce cas, à mon avis, mieux vaudrait acheter une veste neuve... L’évolution économique et sociale du monde conduit d’elle-même à une certaine uniformisation, mais cela devrait se faire spontanément, non de manière volontariste. Parce que sinon, les pressions viendront toujours de ceux qui détiennent le savoir et / ou le pouvoir. Les autres finiront par aller là où l’on veut les mener, mais en violation de leur liberté et de leur identité. C’est ce qu’il se passe avec ce que l’on appelle la "fusion". C’est un concept politique utile, que ce soit dans le sens d’internationalisme ou de "village mondial", mais c’est un concept culturel dangereux et appauvrissant. Donne à quelqu’un du caviar et des langoustes à tous les repas, et tu verras ce qu’il finira par en faire... On ne peut pas obliger la musique, par décret-loi, à aller dans telle ou telle direction. Pas plus d’ailleurs qu’on ne peut la figer indéfiniment à tel ou tel "âge d’or". L’identité de notre culture musicale est fondamentalement modale. Soutenir que notre accord fondamental n’est pas celui du premier degré, mais la dominante de la tonalité de La mineur (accord de Mi Maj.) est une aberration. C’est imposer à une musique modale une grille d’analyse tonale. A partir de la tonalité, la musique occidentale a développé une extraordinaire richesse harmonique, qui a influencé les guitaristes flamencos quand ils ont commencé à harmoniser les degrés du tétracorde dorien. C’est la raison pour laquelle nous harmonisons notre premier degré par un accord majeur, et non mineur. l| existe donc une contradiction dialectique entre la logique mélodique modale et la logique harmonique tonale de la guitare flamenca. C’est pourquoi il faut être très prudent pour harmoniser une composition flamenca. La musique tonale nous propose beaucoup de possibilités tentatrices que nous devons refuser pour ne pas perdre notre identité. C’est en ce sens que je disais tout à l’heure que les "anciens", ignorant ces tentations, ne savaient pas se tromper. Ils n’avaient pas le choix. Ce qui manque souvent aux jeunes guitaristes actuels, c’est la connaissance des fondements musicaux de l’identité flamenca, parce que personne ne les leur enseigne. Ils suivent donc leurs goûts du moment, sans se préoccuper de leur pertinence esthétique. C’est là une problématique essentielle de la guitare flamenca contemporaine.

Propos recueillis par Claude Worms.

Logo : photo Cristina Quicler





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