Camerata Flamenco Project : "Falla 3.0"

lundi 28 janvier 2019 par Claude Worms

Camerata Flamenco Project : "Falla 3.0" - un CD Salobre SAL 04, 2018

Après les hommages à Eric Satie ("Gnossienne n°1"), Claude Debussy ("Syrinx") et Maurice Ravel ("Kaddish") du dernier album de Camerata Flamenco Project (Impressions), la rencontre du trio avec Manuel de Falla était inévitable. Non pas tant parce que le compositeur puisa parfois son inspiration dans le flamenco (une influence d’ailleurs relativement marginale et en tout cas très indirecte dans son œuvre) mais plutôt parce que les recréations d’ "Impressions" démontraient une profonde compréhension du langage musical des compositeurs français qu’on désigne communément comme "impressionnistes" - malgré la grande diversité de leurs styles -, et surtout l’intelligence et l’originalité avec lesquelles Pablo Suárez (piano), José Luis López (violoncelle) et Ramiro Obedman (flûte, saxophone ténor et clarinette) se l’étaient approprié.

Manuel de Falla séjourna sept ans à Paris, de 1907 à 1914, et y fréquenta non seulement des compatriotes, tels Isaac Albéniz ou Ricardo Viñes, mais aussi - par leur intermédiaire et celui de Paul Dukas -, Claude Debussy, Maurice Ravel, Eric Satie, Gabriel Fauré, Florent Schmitt, Déodat de Séverac, Igor Stravinsky etc. Il n’achèva, ne commença, ou ne composa intégralement que quatre œuvres dans la capitale : les "Quatre pièces espagnoles" pour piano (Madrid - Paris, 1907-1908 - assimilation de la technique d’écriture d’Albéniz) ; "Trois mélodies pour chant et piano" sur des poèmes de Théophile Gauthier (Paris, 1909 - harmonisation "impressionniste" sans la moindre tournure "espagnole") ; "Nuits dans les jardins d’Espagne", pour piano et orchestre (Paris - Barcelone, 1911-1915) ; et "Sept chansons espagnoles" pour chant et piano (Paris, 1914). Dans ces deux dernières œuvres, et singulièrement dans les "Sept chansons", il trouve enfin son premier style de maturité, dont le matériau de base pourrait être défini comme un "folklore imaginaire" : "Je suis opposé à la musique qui prend comme base les documents folkloristes authentiques. Il me semble que, par contre, il faut prendre aux sources naturelles, vivantes, les sonorités, le rythme, les utiliser dans leur substance, mais non par ce qu’elles offrent d’extérieur" ("Manuel de Falla par lui-même", in La Revue Musicale, 6ème année, t. V, n°9, page 95, Paris, juillet 1925).

Le traitement harmonique de ce matériau s’inspire de l’harmonisation modale de la guitare andalouse, puis flamenca, et plus encore de ses transpositions "savantes", de l’acciacatura des sonates de Domenico Scarlatti aux agrégats des pièces "espagnoles" d’Albéniz et Debussy. Ajoutons une concision de l’expression et un refus des procédés de développement qui le rapprochent de Ravel et de Satie, dont il admirait les pièces pour piano : paradoxalement, Manuel de Falla est l’un des maîtres d’une approche "européenne" de la musique andalouse, qu’il partage avec nombre de compositeurs de la fin du XIX et du début du XX siècles, français et russes notamment, avec une âpreté rythmique et un lyrisme dramatique qui n’appartiennent qu’à lui et qui lui viennent sans doute des musiques qu’il entendit dans son enfance à Cádiz.

Pour ses œuvres lyriques Manuel de Falla est d’abord tributaire des maîtres de la zarzuela, notamment de Francisco Asenjo Barbieri, Tomás Bretón et Ruperto Chapí. Cinq zarzuelas figurent d’ailleurs parmi ses essais de jeunesse : "Los amores de la Inés", "Limosna de amor", "El corneta de órdenes", "La cruz de Malta" et "La Casa de Tócame Roque" (1901-1902) - aucune ne fut éditée et seule la première fut brièvement représentée en 1902... C’est "La vida breve", certes baptisée "opéra" mais dont les personnages et l’écriture restent proches de ceux de la zarzuela, qui valut à Manuel de Falla son premier succès, un premier prix au concours organisé par l’"Academia de Bellas Artes de San Fernando". Composée entre 1904 et 1905, "La vida breve" attendit sa création, dans une version passablement remaniée (division en deux actes, développement de l’interlude et suppression d’une page du final contenant une "malédiction des vieillards") jusqu’au 1er avril 1913 - triomphe... au Casino Municipal de Nice.

Grâce à cette initiative niçoise, l’opéra fut repris au Teatro de la Zarzuela, à Madrid, en 1914. Pastora Imperio y assista et fut suffisamment impressionnée pour commander à Manuel de Falla une "gitanería" pour un spectacle de variétés, à l’origine composée d’une danse et d’une chanson qui constituèrent l’embryon d’"El amor brujo". L’esquisse devint progressivement un projet de "spectacle total" alliant théâtre, chant, musique et danse, dont la première au Teatro Lara de Madrid (15 avril 1915) fut un échec - vingt-neuf représentations seulement suivirent. Le théâtre ne disposant pas d’une fosse d’orchestre, l’effectif instrumental était réduit aux cordes par deux (premiers et deuxièmes violons, altos, violoncelles et contrebasses), auxquelles s’ajoutent une flûte (piccolo), un hautbois, un cor, un cornet, des cloches et un piano (plus une "cantaora" et des parties parlées). L’œuvre fut remaniée et créée dans sa nouvelle version à la Société Nationale de Musique de Madrid le 28 mars 1916 : révision en suite pour orchestre symphonique et mezzo soprano, suppression des parties récitées et passage de seize à treize tableaux (suppression de trois parties chantées). Mais il faudra attendre 1925 pour la consécration : transformé en ballet (même effectif orchestral que pour la version de 1916), "El amor brujo" triomphe enfin à Paris le 25 mai, au Trianon Lyrique : chorégraphie d’Antonia Mercé "La Argentina", qui incarnait Candela ; Vicente Escudero dans le rôle de Carmelo et le mime Mr. Wague dans celui du spectre. Ce même soir, le ballet avait été précédé par l"Histoire du soldat" de Stravinsky - heureux public...

Carmen Linares et Camerata Flamenco Project

Il existe donc plusieurs versions d""El amor brujo". Camerata Flamenco Project a enregistré ses versions des treize tableaux de la version de 1916. C’est là une première originalité de l’album. La plupart des hommages à Manuel de Falla consiste en des florilèges de morceaux choisis extraits de différentes œuvres. A notre connaissance, seul Juan Manuel Cañizares avait tenté jusqu’à présent une transcription pour deux guitares quasi intégrale, réduite cependant à dix numéros - manquaient "En la cueva", "Aparecido" et "A media noche : los sortilegios" ("El amor brujo. Falla por Cañizares", JMC Music Productions, 2014).

Si les trois musiciens ont opté pour une intégrale, c’est sans doute dans le but de mettre en évidence la profonde cohérence des treize compositions, dont ils font une véritable suite pour trio - il serait plus juste d’écrire pour petit orchestre, tant ils varient les alliages de timbres, non seulement parce que Ramiro Obedman joue de trois instruments, mais aussi parce que José Luis López multiplie les techniques de jeu et les sonorités (archet, col legno, pizzicati, glissandi harmoniques et parfois "slap") et que Pablo Suárez transforme par moments son clavier en orchestre par la diversité de ses attaques et un usage très fin des pédales. Ecoutez la manière dont il remplace les silences de la partie de piano originale en reconstituant, par les seuls moyens de l’instrument, l’orchestration de Manuel de Falla ; ou encore les déferlantes du final de "En la cueva", non prévues au programme par le compositeur : nous ne sommes pas loin des transcriptions / adaptations de Franz Liszt (celles des symphonies de Beethoven par exemple), ou de certaines compositions de Charles-Valentin Alkan (par les béances ouvertes entre l’extrême grave et l’extrême aigu du clavier).

C’est l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons jamais été pleinement convaincu par les innombrables versions d’"El amor brujo" pour guitare (pour duo de guitares en général), quel que soit par ailleurs le talent des transcripteurs et interprètes. L’objectif de rendre l’œuvre à l’une de ses sources est certes séduisant, mais les ressources de l’instrument nous semble trop réduites pour restituer l’une au moins des séductions de la partition, la limpidité et la richesse de son orchestration. Rien de tel avec ce "Falla 3.0" : les glissandi abyssaux de José Luis López ("Canción del amor dolido") ou ses alternances de doubles cordes dissonantes et de pizzicati ("A media noche : los sortilegios") valent à eux seuls une orchestration ; de même que les changements d’instruments de Ramiro Obedman au cours d’une même pièce, son articulation et ses "coups de langue" ("Canción del amor dolido", "Danza del terror" - Eric Dolphy, Jorge Pardo...). La récurrence de ces effets assume la fonction unificatrice de celle des alliages de timbres dans la partition originale.

Anabel Veloso et Camerata Flamenco Project

L’harmonisation est l’autre ressort de la cohérence de l’œuvre, par delà son découpage en numéros : outre les enchaînements d’accords de septième et de neuvième chers également à Ravel, et les enrichissements par adjonction des harmoniques naturelles aux notes principales des accords, c’est surtout l’harmonisation "d’une mélodie donnée avec des notes fonctionnelles essentielles du mode auquel elle appartient" (Campodonico, Luis : Falla, Editions du Seuil, Paris, 1959 - p. 121) qui est innovante dans l’œuvre de Manuel de Falla (Arnold Schoenberg y avait aussi travaillé quelques années auparavant). "Aparecido" ou "El círculo mágico" sont de bons exemples de la sensation de statisme harmonique produite par ce procédé. Là encore, le large ambitus couvert par les passages d’ensemble en trio est parfaitement utilisé, et capable de remplacer les textures orchestrales.

Revenons enfin sur le refus de Manuel de Falla de se plier à la "grande forme" de la musique savante européenne du XIX siècle. Le "retour aux classiques" était certes fort en vogue au début du XX siècle - Rameau pour les compositeurs français, Scarlatti pour Falla. Mais pour le style de ce dernier, c’est surtout parce que ses mélodies d’inspiration populaire sont souvent insécables en motifs nettement individualisés qu’il préfère, au travail thématique et au développement, la juxtaposition et la répétition variée. Tout au long de l’album, les trois musiciens s’approprient cette structure profonde d’"El amor brujo" : ils échangent les lignes mélodiques, ou des fragments de lignes mélodiques, successivement ou en superposition polyphonique. Il y faut tout l’art de la paraphrase des musiciens de jazz, à tel point que l’on a parfois la sensation d’écouter l’interprétation d’un "standard". La partie en 7/8 (avec un net penchant pour la habanera) de "Pantomima" en est un exemple émouvant et miraculeux : exposé du thème et chorus en duo saxophone ténor - piano, façon Ben Webster - Art Tatum (la sonorité tendrement veloutée de l’un et les fusées ascendantes de l’autre) ; reprise du thème avec commentaires afro-cubains du piano ; quant à la coda de José Luis López, elle tirera des larmes à l’auditeur le plus endurci.

En "bonus track", Carmen Linares nous offre ses versions de deux des "Sept chansons espagnoles", "Asturiana" et "Nana". Filons la métaphore jazzistique : quelque chose comme Billie Holiday chantant "Lady sings the blues".

L’album est édité par Salobre, le label indépendant de Carmen Linares. C’est dire si tout y est méticuleusement soigné, de la prise de son et du mixage de Javier Monforte (l’indispensable quatrième musicien de Camerata Flamenco Project) à la production de Miguel Espín Pacheco, en passant par les photographies de Javier Salas et le design d’Arturo Iturbe.

Tentez une expérience : écoutez plusieurs fois "Falla 3.0" avec toute l’attention qu’il mérite, puis revenez à l’œuvre originale. Vous ne l’entendrez plus jamais de la même façon.

Claude Worms

Photos : Javier Salas

Galerie sonore

Camerata Flamenco Project : "El círculo mágico" / "Pantomima".

Camerata Flamenco Project / El círculo mágico
Camerata Flamenco Project / Pantomima

Orquestre Symphonique de Madrid, direction Pedro de Freitas Branco : "El círculo mágico" / "Pantomima" - extrait de l’album "Les rarissimes de Pedro de Freitas Branco", EMI, 2005.

Freitas Branco / El círculo mágico
Freitas Branco / Pantomima

Duo de guitares Horreaux - Tréhard : "El círculo mágico" / "Pantomima" - extrait de l’album "Manuel de Falla", Calliope, 1996.

Horreaux - Tréhard / El círculo mágico
Horreaux - Tréhard / Pantomima

Juan Manuel Cañizares : "El círculo mágico" / "Pantomima" - extrait de l’album "El amor brujo. Falla por Cañizares", JMC Music Productions, 2014.

Cañizares / El círculo mágico
Cañizares / Pantomima

Paco de Lucía : "Introducción y pantomima" - extrait de l’album "Paco de Lucía interpreta a Manuel de Falla", Philips, 1978.

Paco de Lucía / Introducción y pantomima

Horreaux - Tréhard / Pantomima
Horreaux - Tréhard / El círculo mágico
Freitas Branco / Pantomima
Freitas Branco / El círculo mágico
Camerata Flamenco Project / Pantomima
Camerata Flamenco Project / El círculo mágico
Cañizares / El círculo mágico
Cañizares / Pantomima
Paco de Lucía / Introducción y pantomima




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