mardi 5 février 2013 par Claude Worms
Transcription intégrale
Le Zapateado est un genre singulier, sans doute le seul du répertoire flamenco né de la danse et non du chant. Comme son nom l’ indique, il est centré sur les techniques de pied qui distinguent la danse flamenca de tous les autres types de danse traditionnelle ibériques. De ce point de vue, on peut le ranger parmi les nombreux "palos de ida y vuelta" : le zapateado est une technique que l’ on trouve abondamment en Amérique Latine - Pérou, Mexique, Cuba, Vénézuela, Argentine..., vraisemblablement développée par les danseuses gitanes dont les chroniqueurs, à commencer par Cervantés notent l’ habileté dès le XVII siècle.
Le rythme du Zapateado (on peut ici difficilement employer le terme "compás", tant le cycle métrique est court) est identique à celui des Tangos flamencos du XIX siècle, actuellement caractéristique des Tanguillos (cf : un prochain article dans notre rubrique "Initiation"). Il est issu de danses populaires latino-américaines, passées dans le répertoire baroque, telles les Canarios ou la Guaracha - ou plus tardivement la Habanera. Sa caractéristique essentielle est la coexistence de phrasés ternaires et binaires (hémioles) sur des cellules de deux temps, soit de mesures à 6/8 et à 2/4, à pulsations égales (noire pointée = noire). Les lignes mélodiques sont en général ternaires (figures de trois croches), alors que les séquences en rasgueados sont binaires (figures de croche + deux doubles croches). On trouve aussi fréquemment des phrasés binaires pour les traits en "picado", à fonction de "remates", qui donnent une sensation d’ accélération du tempo (sur un temps : la figure de trois croches est remplacée par quatre doubles croches). Pour la guitare, la séquence harmonique de base comporte deux mesures, successivement accord de dominante puis accord de tonique - le Zapateado étant en général composé en tonalité majeure (cf : ci-dessous).
Le torero Bombita (à gauche) et Antonio "El Pintor"
Le guitariste Antonio Pérez (assis) et Lamparilla
Le Zapateado est donc comme le Tango arrivé en Andalousie par les ports de la baie de Cádiz, et ses premiers grands interprètes furent des bailaores gaditans : Antonio "El Pintor" et son fils Lamparilla, et El Raspaó. Mais la première grande chorégraphie classique, connue comme le "Zapateado de las campanas", est l’ oeuvre d’ un artiste de Linares, Enrique "el Jorobao". Si le Zapateado est traditionnellement un baile typiquement masculin, on n’ oubliera pas de souligner les apports décisifs de Trinidad Huertas "La Cuenca" (Málaga) et de sa disciple Salud Rodríguez "Hija del Ciego" (Séville), héritière également du style d’ El Jorobao. Enfin, El Estampio (Jerez - disciple de Salud Rodríguez) et Antonio el de Bilbao (né à ... Séville) opérèrent les premières synthèses et donnèrent au Zapateado sa physionomie définitive.
Le Zapateado est le seul exemple, dans le répertoire flamenco, de duo danse / guitare (donc sans cante). On pourra avoir une idée de l’ accompagnement de guitare originel en écoutant la version enregistrée à la fin des années 1950 (section "de las campanas" comprise) par Perico del Lunar, intitulée "Rosita" - sans doute en hommage à la bailaora Rosita Durán ("Perico del Lunar. Guitariste flamenco" : Ep BAM LD 362 - réédition en CD par El Flamenco Vive, dans le coffret "Rafael Romero, Juan Varea, Perico del Lunar. Grabaciones en París. 1956 - 1959") : composition en tonalité de Do Majeur (tonalité d’ ailleurs fictive : capodastre à la troisième case - tonalité réelle de Mib Majeur) et alternance de passage en rasgueados et motifs mélodique joués en attaque butée du pouce ("pulgar") ou en "picado" (gammes butées index / majeur).
Trinidad Huertas "La Cuenca" / El Estampio
Libre des contraintes liées aux modèles du couple chant / guitare traditionnel, le Zapateado a été avec la Zambra l’ un des laboratoires privilgiés de la composition flamenca pour guitare soliste, tant sur le plan harmonique (modulations) que sur le plan formel (la plupart des pièces empruntent peu ou prou au rondo ou au thème et variations). La plupart des pièces se conforment à la tonalité d’ origine de l’ accompagnement du baile (Do Majeur), ou explorent les possibilités de la tonalité de Ré Majeur avec la sixième corde en Ré. Il n’ est donc pas étonnant que les premiers classiques du genre soit des oeuvres des premiers guitaristes ayant mené essentiellement une carrière de concertiste soliste : Ramón Montoyan’ a jamais enregistré de Zapateado, et Niño Ricardo ne l’ a fait que tardivement, et sans grande réussite ("Zapateado en Do Mayor").
La paternité du genre peut être revendiquée par Mario Escudero ("Repiqueteos flamencos" - Do Majeur) ou Esteban de Sanlúcar ("Perfil flamenco" - Ré Majeur / "Marisma del Guadalquivir" - Do Majeur) - ces compositions datent des années 1950. Suivirent tous les grands solistes de l’ époque : Sabicas ("Zapateado en Re"), Luis Maravilla ("Zapateado de la Tanguera" - Do Majeur), Manuel Cano (Zapateado en Ré Majeur, sans titre)...
Les trois maîtres qui leurs succédèrent ne furent pas en reste : Victor Monge "Serranito" ("Planta y tacón" - Do Majeur), Paco de Lucía ("Percusión flamenca" - Do Majeur) et Manolo Sanlúcar. Ce dernier fut sans conteste le compositeur qui explora le plus rigoureusement les possibilités de la modulation, avec successivement "Andares gaditanos" (Do Majeur), "Caireles" (Ré mineur / Ré Majeur - sixième corde en Mi et non en Ré) et surtout le deuxième mouvement de sa "Fantasia para guitarra y orquesta" : cas unique, la pièce commence en tonalité de Mi mineur, et conclut, après un parcours tonal et modal complexe, en mode flamenco sur Fa# ("por Taranta") sans retour à la tonalité d’ origine.
Depuis, le Zapateado semble être tombé dans une relative disgrâce - il faut dire que la barre qualitative était placée très haut, et remplacé par un parent proche, le Tanguillo. Parmi les quelques compositions récentes, on retiendra le célèbre "Vivencias imaginadas" de Vicente Amigo, et les plus confidentiels mais à notre avis plus aboutis ""Se alza la luna" de Juan Manuel Cañizares et surtout "Wolfgang Amadeus Mozart" de Jerónimo.
Le père de Niño Miguel, Miguel Fernández "El Tomate" / Niño Miguel
"En el tablao" est issu de "Diferente" (1976) second LP de la production discographique météorique de Niño Miguel - il avait été précédé en 1975 par "La guitarra del Niño Miguel"... puis, plus rien... (les deux LPs Philips ont été réédités en un CD à trois reprises par Universal, successivement dans les collections "Grandes guitarras del flamenco", "Grabaciones históricas" et "El flamenco es universal") - pour plus d’ informations biographiques, nous renvoyons le lecteur à notre article de la série "La décade prodigieuse" (rubrique "Articles de fond"). La composition est donc à peu près contemporaine de "Planta y tacón", "Percusión flamenca", "Andares gaditanos" et "Caireles". Elle s’ en rapproche effectivement par son caractère virtuose et sa structure ponctuée de reprises (ici de trois sections différentes, notées successivement dans notre transcription A - B, C - D et E - F - lire : jouer de A à B...). La virtuosité est ici plus affaire de main gauche que de simple vitesse d’ exécution : démanchés et extensions acrobatiques, barrés de l’ auriculaire sur les deux cordes aiguës... Comme Niño Ricardo et dans une moindre mesure Victor Monge "Serranito", Niño Miguel est d’ ailleurs un musicien qui laisse libre cours à son imagination mélodique, sans trop d’ égards pour les possibilités physiques de la main gauche. D’ où quelques failles dans la limpidité de l’ exécution, largement compensées par la puissance et le dynamisme rythmique de l’ interprétation.
Elle s’ en distingue par contre radicalement, comme d’ ailleurs de tous les Zapateados précédents, sur deux points :
_ d’ abord, un choix modal très original : l’ essentiel de la composition n’ est pas en tonalité majeure, mais en mode flamenco sur Si ("por Granaína"), affirmé dès l’ introduction par une cadence flamenca IV - III - II - I (Em - D7 - C7 - B(b9), ce qui lui donne un caractère plus idiomatiquement "flamenco". Le deuxième degré (C) est souvent remplacé par son relatif mineur (Am ou Am7) - un procédé harmonique fréquent à l’ époque, devenu depuis un cliché.
_ d’ autre part, par la récurrence de courtes cellules chromatiques, qui amènent fréquemment les modulations, notamment vers la tonalité relative de Mi mineur.
On notera également quelques innovations intéressantes. Entre autres : une brève modulation inattendue vers la tonalité de Mi Majeur ( l’ accord du premier degré du mode "por Granaína", B7, devient l’ accord de dominante de la nouvelle tonalité), suivie d’ un retour vers le mode flamenco sur Si par une basse chromatique descendante portant le premier renversement des accords de E (note Sol#), G (note Sol bécarre) et D (note Fa# - suivent logiquement le premier renversement de C et l’ accord de B7) ; puis une autre tout aussi fugitive vers la tonalité de La mineur, par l’ accord de dominante, E7 ; et une harmonisation originale du deuxième degré du mode, C7M(sus2), qui superpose astucieusement les trois premiers degrés du mode (Si à l’ aigu, Do à la basse, Ré dans les voix intermédiaires - + la quinte de l’ accord, Sol, mais pas de tierce, ce qui rend l’ effet d’ autant plus saisissant).
Claude Worms
Bibliographie
José Luis Navarro García : "Historia del baile flamenco" - Signatura Ediciones, Séville, 2008
Transcription
Galerie sonore
Niño Miguel : "En el tablao" (Zapateado)
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