jeudi 25 octobre 2007 par Louis-Julien Nicolaou
« Il faudra trouver une forme de protection. »
« Le chant est la base. C’est à partir de lui que l’on peut explorer d’autres voies personnelles. »
Né en 1955 dans le Barrio Santiago, à Jerez de la Frontera, Manuel Moreno Junquera, « Moraíto Chico » est l’un des meilleurs représentants du toque gitano le plus intègre. D’une grande efficacité, son jeu possède une saveur unique, un charme inégalable ne devant pourtant rien à une quelconque complexité technique, mais tout entier inspiré par un mode de vie authentiquement flamenco – et tout aussi authentiquement jerezano, pour être plus précis. Infatigable promoteur de cet art et de ce style, Moraíto s’est ainsi surtout mis au service du chant et a accompagné les meilleurs cantaores, de la Paquera à José Mercé en passant par la Macanita, Agujetas, Terremoto, El Sordera, El Torta et tant d’autres. Mais il a en outre gravé l’un des disques solistes les plus importants des années 90, Morao y oro, dont chaque falseta se doit d’être apprise par tous les guitaristes que le jeu de Jerez intéresse. Il n’est d’ailleurs que de le voir en train d’accompagner les cantiñas chantées par Inés Bácan – présente durant l’entretien – pour rester stupéfié par son toque, à la fois classique et inimitable. Comment Moraíto réussit-il à produire tant de musique avec ces deux seuls petits accords traditionnels de majeur et de septième ? La réponse est sûrement à chercher en la modestie, la simplicité et la malice de cet homme si habité par le compás que même lorsqu’il converse, il continue, de paroles en éclats de rire, de simples gestes en pas de danse esquissés, de faire entendre le petit démon de son soniquete.
F.M : _ Avec ton premier album, tu as fait l’unanimité auprès des guitaristes français. Pourquoi avoir si peu enregistré en solo ? Manques-tu de temps ou te considères-tu d’abord comme accompagnateur ?
M : _ Les deux raisons sont valables car en dehors du manque de temps, il est vrai que je me considère surtout comme accompagnateur. Enregistrer un disque tout seul se révèle le plus souvent complexe et laborieux, en produire un par an est très contraignant, demande beaucoup de travail, d’efforts et de temps. Et puis, autour de la fabrication d’un disque gravitent la critique, la responsabilité de satisfaire les attentes du public, et la réception qu’il en sera faite, toutes ces questions qui ne me préoccupent pas beaucoup… Alors je n’en sors que tous les quatre ou cinq ans. Ce qui m’intéresse, c’est d’enregistrer de temps en temps les thèmes qui me sont propres, à la façon d’un album de souvenirs personnels plutôt que dans une optique commerciale ou dans le but de devenir plus populaire. Et de la sorte, je ne reste pas bloqué ni ne prends du retard sur cette jeunesse qui déboule aujourd’hui et qui joue très bien. Finalement, réaliser un nouveau disque revient à me faire une injection de rappel et me permet de faire le point sur moi-même.
F.M : _ Comment composes-tu ? Rassembles-tu diverses falsetas composées pour des chanteurs ou pars-tu de compositions intégrales que tu morcelles ensuite pour le chant ?
M : _ Comme tous les guitaristes d’accompagnement et qui plus est, gitans, j’ai à la fois des falsetas que je mets bout à bout et des pièce conçues pour être jouées en solo dont j’extrais des parties pour l’accompagnement.
F.M : _ Si l’on pense à ton introduction por siguiriya sur « Morao y oro », elle exploite un accord assez dissonant introduit par Paco de Lucía sur La tumbona. Pourtant, tu sors rarement des harmonies traditionnelles. Es-tu, à l’inverse d’une majorité de flamencos actuels, réticent envers le jazz ?
M : _ Oui, j’utilise quelques accords qui ne font pas partie du flamenco et qui introduisent une dissonance [il chante la falseta de Paco puis la sienne en
marquant le compás] C’est bien que tu t’en sois rendu compte… Je donne en effet à cet accord de Paco un mécanisme différent et un autre sens rythmique. Mais je suis ouvert à tout pourvu que je reste fidèle à mes racines. Ma guitare doit toujours sonner flamenco. On parle de « fusion » et je n’aime pas ce mot-là, je préfère celui de « rencontres » car toute fusion avec le flamenco est impossible. Si tu viens du flamenco, tu dois rester dans ton monde. C’est comme être dans une chambre : tu peux visiter celle du voisin mais tu ne vas quand même pas la lui piquer ! Si tu sors du domaine flamenco pour aller dans celui du voisin, ce n’est plus du flamenco que tu joues. C’est ce que font beaucoup de jeunes chanteurs qui oublient leurs racines et démarrent directement en imitant Camarón. Et souvent ils le font bien mais si tu leur demandes de sortir de là, de chanter por siguiriya ou por soleá, ils ne le savent pas. Et je veux bien que quelqu’un me dise qu’il va chanter la siguiriya de Manuel Torre, mais s’il la chante mal, autant qu’il chante bien un fandango de Gordito de Triana ! Pour en revenir à la guitare, il faut d’abord savoir accompagner avant de jouer en solo. On ne peut pas aborder l’escalier par la dernière marche. Le chant est la base. C’est à partir de lui que l’on peut explorer d’autres voies personnelles.
F. M : _ Ton jeu est unanimement considéré comme indissociable de Jerez. Mais penses-tu pouvoir donner une définition du style jerezano ?
M : _ Cette affaire de Jerez, je crois que cela passe par la tournure qu’on donne au rythme, comme à Utrera ou à Lebrija, par exemple. Il existe des vitesses et une façon de marquer le compás qui sont propres à tel ou tel lieu. Mais en réalité, l’originalité vient plutôt du chant car il n’y a pas de danses propres à Jerez, Lebrija etc.
F. M : _ Et cependant, à l’audition, on identifie certaines provenances, comme par exemple la sonorité de Morón…
M : _ Mais celle-là ne vient que d’un seul homme, Diego del Gastor. De la même façon que le toque de Jerez vient de Javier Molina et de mon oncle Manuel. Au fond, cela repose sur des individualités, car avant Javier, qu’y avait-il à Jerez ?
F. M : _ (A Inés Bácan) Et pour Lebrija, c’est ton frère, Pedro, qui a joué ce rôle catalyseur et créatif…
I.B : _ Oui. Mais cette histoire de son reste mystérieuse. Parce que mon cousin, Pedro Peña, qui est pourtant de Lebrija, n’a jamais eu ce son reconnu aujourd’hui comme étant celui propre à chez nous et qui était en fait celui de mon frère.
M : _ C’est que Pedro Bácan était plus créatif et a pu consacrer beaucoup plus de temps et d’énergie à la guitare que son cousin qui a un autre métier [Ndr : instituteur].
F. M : _ On observe que la bulería de Lebrija est plus lente que celle de Jerez. Alors, qui est le gagnant de la course ?
M : _ Mais c’est la faute du chant, pas celle de la guitare. C’est le chant qui commande. On me demande parfois d’aller plus vite et d’autres fois d’aller plus lentement. Evidemment, il existe des nuances locales et à Lebrija, tu ne peux pas jouer à toute allure. Mais les styles se sont influencés entre eux par le contact entre les travailleurs des champs de Lebrija, d’Utrera etc. Dans chaque village, on s’adaptait à ce qui lui était propre. Il en résulte que, dans l’ensemble, les différences sont minimes.
I.B : _ Il faut dire aussi que, à Utrera comme à Lebrija, on conserve encore le goût des bulerías para escuchar.
M : _ A Jerez aussi, nous avons des bulerías para escuchar qu’on appelle, à tort d’ailleurs, bulerías por soleá ou, plus justement, bulería al golpe. Cette appellation ne date que d’une cinquantaine d’années, peut-être moins. C’est une bulería plus lente que celle qu’on pratique ordinairement à Jerez.
F.M : _ El Torta et toi n’avez enregistré qu’un seul disque entier, Colores morenos, qui est inoubliable. Je sais qu’il a connu des difficultés personnelles, mais avez-vous en projet d’enregistrer de nouveau ensemble ?
M : _ On était en train de démarrer un disque mais on n’a pas pu le terminer pour des raisons de santé. On a comblé les manques, avec Parrilla, juste avant sa disparition. Il y joue une siguiriya, une malagueña et aussi, me semble-t-il, une soleá. Quant à ma bulería et mon alegría, on est encore dessus. Mais il n’y a pas moyen de mettre la main sur El Torta. Et c’est bien dommage. J’aimerais qu’il ait un disque pour qu’on puisse se rappeler de lui car ça fait des années qu’il est hors circuit.
F.M : _ Avec Mercé, tu as enregistré plusieurs disques. Ces productions ne sont-elles pas un peu trop « légères » ? Es-tu content du travail réalisé avec lui ?
M : _ En partie seulement, à cause de certains aspects commerciaux
incontournables… Ce n’est pas que les maisons de disques t’imposent des chants précis mais elles te font bien comprendre que le style rumbita etc. est obligatoire pour toucher un public plus ample que celui de la seule aficíon. Car ce qui dirige tout, c’est l’argent et les directeurs de maisons de disques savent qu’avec les productions traditionnelles, ils ne commencent à faire des bénéfices qu’au bout de deux ou trois ans. C’est trop long pour eux, et comme les disques « clinquants » rapportent des bénéfices plus immédiatement, eh bien on fait de moins en moins de disques de flamenco traditionnel. Ils finissent alors par tous se ressembler en proposant un mélange entre genres proches de la variété et véritables palos flamencos. Pour l’aficionado, il reste alors l’ordinateur. Comme on ne veut pas payer un bon palmero, il fait lui-même les palmas. Et moi aussi, il m’arrive de travailler sur l’ordinateur mais je fais de mon mieux pour « parler » flamenco.
I.B. : Il y a un malentendu général. Par exemple, nous, les artistes « sérieux », on ne nous appelle jamais à la télévision parce qu’ils pensent que nous n’intéressons pas le public. C’est pur mensonge !
M : _ Il y a un public pour nous et il est même assez puissant, mais pour un programme, ils appelleront les trois ou quatre vedettes commerciales du moment. Ils nous mettent sur des chaînes confidentielles. Sur la radio, on trouve encore des programmes de qualité sous forme de « terturlias » (réunions de discussion). Et à la télévision, il y a un programme intéressant le dimanche à midi et demi, que j’enregistre.
F. M : _ Si le monde du disque a trop d’emprise sur vous, comment, dans le futur, allez-vous pouvoir laisser une trace conforme à vos désirs ?
M : _ On sera parmi les derniers même si cela nous tue. Mais quand même, certains sont bons parmi les jeunes, et prêts à défendre le flamenco de toujours, comme mon neveu par exemple. Le prochain disque sera réalisé par une petite maison productrice, non par une multinationale, et sera destiné aux aficionados. Ce que font beaucoup d’artistes, c’est de lancer sur internet un ou deux morceaux, sans graver un disque entier. Et en plus, il y a le problème de la vente illicite puisque ton disque, avant même qu’il soit en magasin, est déjà piraté. Il faudra trouver une forme de protection.
F.M : _ Ton fils Diego arrive aujourd’hui avec un toque impressionnant qui ne cesse de monter en puissance. Que penses-tu de ses innovations, comme ce jeu por siguiriya (La Libertad sur « Lio ») avec Mercé ?
M : _ Là, il a utilisé un accordage spécial de Diego Carrasco et a repris une de mes façons d’accompagner la siguiriya, à l’ancienne, et dans la tonalité du fandango, que j’avais utilisée, avec Diego, sur la « Mariposilla verde ». En fait, il va bientôt enregistrer en solo pour Universal. Moi, je lui dis, « signe vite ! ». Ce sera toujours ça de pris… (large sourire) Qu’il gagne son argent et comme ça, il arrêtera peut-être de m’en demander ! Il a plus de vingt-sept ans et il se précipite encore sur le frigo dès qu’il arrive chez moi ! Pourtant je suis déjà grand-père…
F.M : _ Diego a-t-il suivi ton enseignement ?
M : _ Oui. Mais au début, je l’ai branché sur un professeur, El Carbonero. Je l’ai fait parce que de toutes façons, les enfants n’écoutent pas leurs parents. Ce n’est que plus tard qu’il s’est mis à m’imiter, à se rapprocher de mon jeu. Mais il a aussi été influencé par les guitaristes d’avant-garde comme Tomatito, Vicente Amigo et Paco. Après, il a fait ses choix.
F.M : _ De qui te semble-t-il avoir le plus appris ?
M : _ J’ai été beaucoup influencé par mon oncle, bien sûr, mais aussi par Melchor [de Marchena] et, sur un plan plus technique, par Paco de Lucía qui est de ma génération. Et, bien entendu, par Manolo Sanlúcar.
F.M : _ De quelle façon pratiques-tu la guitare au quotidien ? T’astreints-tu à une rigueur technique, à des exercices au métronome etc. ?
M : _ La guitare est comme une femme avec laquelle on a des scènes de ménages, des divorces, des raccommodages, des retrouvailles… Elle est comme un véhicule pour expulser la peine, la joie, les sentiments…Mais je ne suis pratiquement jamais passé par le métronome. J’ai beaucoup pratiqué dans ma jeunesse et la guitare est alors devenue comme une extension de mon corps, toujours proche de moi pour me permettre de créer et de m’exprimer. En réalité, chaque guitariste a sa propre technique. La preuve en est qu’une phrase musicale que joue Pedro [Bácan], Paco [de Lucía], mon oncle Manuel, comme quelque chose de naturel et d’extrêmement personnel, pour toi, ça peut être tout un monde de le reproduire. Cette chose est en fait impossible à transférer ; tu peux la refaire, mais jamais avec le sentiment d’origine.
F.M : _ Hormis tes voyages professionnels, quel genre de vie mènes-tu à Jerez ? Es-tu casanier ou plutôt du genre à sortir avec des amis ?
M : _ Les deux. J’habite désormais dans le Barrio de Santiago et depuis la fenêtre de ma cuisine je sens l’ambiance… Parfois ma mère m’interpelle : « Viens, le repas est prêt ». Je me demande alors : « Je sors ou je ne sors pas ? »… En fait, je suis plutôt casanier, mais cela ne m’empêche pas de prendre de temps en temps quelques cuites avec les copains.
F.M : _ (allusion à son look invraisemblable) Ta forme vient-elle des joggings que tu portes ?
M : _ Je me suis mis au sport depuis une semaine. J’irai au gymnase, si je peux. D’ailleurs, Diego Carrasco y va aussi. C’est peut-être la future mode chez les Gitans !
Propos recueillis par Louis-Julien Nicolaou et Anne-Marie Vireliziers
Discographie :
Morao, Morao, 1999.
Morao y oro, Ethnic, 1992.
Avec El Agujetas – Agujetas cantaor, 1999.
Avec Tomasa la Macanita – Con el alma, Ethnic, 1995.
Avec El Torta – Colores morenos, Ethnic, 1994.
Avec Curro Malena – Carbón de caña, Ethnic, 1994.
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