Première Biennale de Flamenco de Grenade

Du 5 au 27 septembre

lundi 15 septembre 2025 par Claude Worms

Nous remercions chaleureusement Matilde Bautista et Francisco M. Maldonado pour leur invitation et leur accueil.

Carmen Linares et Javier Ruibal : "Morente. Se hace camino al andar... 1975-2025" / Esther Crisol, Noelia Arco et Luis Mariano : "De cante y verso" / Paseos flamencos por el Albaicín : Estrella de Manuela, Antonio de la Luz et Estela "la Canastera" / Antonio Rey : "Historias de un Flamenco"

Grenade inaugure sa première Biennale. Avec de tels patrimoines flamenco et architectural, ya era tiempo. La programmation investit toute la ville, du cloître de la merveilleuse Abbaye du Sacromonte aux arènes, en passant par le Monastère de La Cartuja, la Casa de las Chirimias, la Fondation Rodríguez Acosta, le Palais des comtes de Gabia, le Théâtre Isabel La Católica, le Palais de Carlos Quinto, le Colegio Mayor Santa Cruz la Real, la Casa del Almirante, le Musée Archéologique, le Centre Federico García Lorca, la Casa de Zafra, le Carmen de los Mártires, etc. Sans compter quelques promenades de fin d’après-midi dans l’Albaicín, ponctuées de trois courts concerts et spectacles gratuits — guitare : Plaza de los Carvajales à 19h30 ; cante : Plaza Lavadero del Sol à 20h30 ; baile : Mirador de San Nicolás à 21h30...Nous ne pouvions malheureusement rester à Grenade que quatre jours. Nous avons commencé notre séjour par un récital de Carmen Linares que nous n’aurions manqué sous aucun prétexte.

Photo : Paco Paredes / Cadena SER

Carmen Linares / Javier Ruibal : "Morente. Se hace camino al andar... 1975-2025"

Grenade / Abadía del Sacromonte — 13 septembre 2025

Coproduction : Fundación Enrique Morente / Bienal de Flamenco de Granada

Première partie :

Chant et guitare : Javier Ruibal

Guitares, basse, chœurs et arrangements : José Recacha

Percussions : Javier Ruibal Junior

Deuxième partie :

Chant : Carmen Linares

Guitare : Salvador Gutiérrez et Eduardo Espín Pacheco

Chœurs : Ana María González et Rosario Amador

Photo : Daria Zelenska / Granada Hoy

Le projet conçu par la Fondation Enrique Morente consistait en une double commémoration, celles du cinquantième anniversaire du disque "Se hace camino al andar" d’Enrique Morente et du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’Antonio Machado — projet quelque peu paradoxal dans la mesure où seul le titre de cet album fait allusion à l’œuvre du poète, les letras chantées par Morente y étant pour la plupart traditionnelles. De fait, le programme associait à quelques textes d’Antonio Machado des poèmes de Federico García Lorca (Javier Ruibal), Miguel Hernández et Juan Ramón Jiménez (Carmen Linares). "Se hace camino al andar" fut en son temps un disque de rupture parce qu’Enrique Morente osa pour la première fois signer de son nom quelques cantes (tangos, tientos, siguiriyas et fandangos "de Morente") alors que l’une des tables de la loi "flamencologique" de l’époque, aussi absurde qu’intangible, affirmait que "en el cante, todo está hecho". A vrai dire, ce disque est le deuxième volet d’une trilogie provocatrice, initiée en 1971 par un "Homenaje Flamenco a Miguel Hernández", poète mis à l’index par la dictature franquiste — Morente y avait d’ailleurs déjà fait ses premiers pas de compositeur, au moins partiellement, pour épouser au plus près la versification de "El niño yuntero" (malagueña), "Sentado sobre los muertos" (romance) et "Nanas de la cebolla". En 1977 enfin, avec la complicité de Pepe Habichuela, il démontrait que même les cantes les plus classiques du répertoire, en l’occurrence ceux d’Antonio Chacón, peuvent (nous ajouterions volontiers "doivent") être recréés de manière personnelle (cf. "Homenaje a D. Antonio Chacón"). Dans cette perspective, l’album "Despegando" (1977) peut être compris comme une récapitulation de ces trois ruptures successives, qu’il cumule effectivement.

Inviter Carmen Linares à une telle soirée s’imposait effectivement, non seulement parce qu’elle fut l’une des amies les plus proches d’Enrique Morente (Soleá est sa filleule), mais surtout parce que leur carrière et leur discographie présentent de nombreuses similitudes, notamment l’intérêt pour la poésie, le respect du cante traditionnel et la composition de cantes originaux. C’est sans doute la raison pour laquelle le programme de son récital consista en une sorte de double rétrospective Linares / Morente. Ajoutons, pour ne plus y revenir, que Carmen Linares était dans un grand soir : "Con Carmen, todo es fácil", nous confia Salvador Gutiérrez à l’issue du concert. Intensité vocale et émotionnelle, extrême précision du phrasé et de l’intonation, diction ciselée au plus près du texte, vaste palette de colorations timbriques expressives, etc., nous avons retrouvé avec bonheur la cantaora qui nous enchantait déjà lors des festivals des années 1970. Rendre hommage à son ami Enrique l’engagea sans doute à prendre des risques qu’elle surmonta d’autant plus aisément qu’elle était entourée de la famille d’éminents musiciens qui l’accompagnent fidèlement depuis "Remembranzas" (2011) : Salvador Gutiérrez et Eduardo Espín Pacheco, guitare (en duo, sauf pour les tientos et les siguiriyas, dévolus respectivement au premier et au second) ; Ana María González et Rosario Amador, chœurs.

Photo : Daria Zelenska / Granada Hoy

Les deux premières séries de cantes revenaient sur l’un de ses enregistrements historiques, "Carmen Linares. Antología (La Mujer en el Cante)" (1996) : d’abord des cantiñas de La Mejorana, Rosa "La Papera", Rosario "La del Colorao", augmentées d’une courte romera, puis les tangos de La Pirula et La Repompa. Suivit une première incursion dans le répertoire poétique d’Enrique Morente, “Andaluces de Jaén" (Miguel Hernández). La version por petenera de Morente, qui devait être incluse dans l’album de 1971, avait été interdite — pourquoi ce texte plutôt que les trois autres ? l’un des nombreux mystères insondables de la bêtise des censeurs franquistes... Carmen Linares l’a enregistré pour son dernier disque en date, "40 años de flamenco" (2024) sur un magnifique arrangement pour deux guitares : folia / petenera / taranta "abandolada". Les deux pièces suivantes faisaient référence à des compositions d’Enrique Morente. D’abord les tientos de 1975 ("Me acuerdo de tu persona...", "Qué grande fatiga..." et "Yo seré cómo la mimbre..."), conclus par "El carro de mi fortuna" (version de 1971, avec Parrilla de Jerez) — Carmen Linares y ajouta le bref extrait de "Cantares" (Manuel Machado) qu’elle avait elle-même adapté pour l’introduction ad lib. de ses tangos de 1984 (album "Su Cante"). Les siguiriyas furent une poignante démonstration du bon usage musical-émotionnel du cinquième degré diminué du mode flamenco, expérimenté par Enrique Morente dans une version restée longtemps inédite d’un cante de Manuel Molina (1969) puis systématisé en 1975 ("Siguiriyas de Morente", donc). Après avoir exposé ce chromatisme descendant dès le "temple", Carmen Linares l’a converti en fil conducteur d’une suite de trois cantes (Francisco La Perla, Paco La Luz et Enrique "El Mellizo") en l’insérant dans des portamentos ornementaux soulignant les notes clés de chaque modèle mélodique. Notons un hommage dans l’hommage : la siguiriya de Paco La Luz, ("La horita llegó...") avait été enregistrée par Enrique Morente dès son premier disque avec Félix de Utrera (1967).

Après ce grand moment de musique et d’émotion, Carmen Linares a conclu son récital par un chef d’œuvre de l’un de ses albums majeurs ("Raíces y alas", 2008) : "Moguer", des fandangos de Huelva composés par Juan Carlos Romero sur un poème de Juan Ramón Jiménez. Dans leur version actuelle, ils sont encadrés par d’autres fandangos, plus idiomatiques, de La Conejilla, María Limón et Juana María, tels qu’ils étaient déjà inclus dans l’anthologie de 1996 — avec le concours de Rosario Amador et Ana María González pour deux cantes solistes.

La soirée ne pouvait s’achever que par un bis dédié à la fois à Antonio Machado et Enrique Morente : en duo avec Soleá Morente, " Yo escucho los cantos de viejas cadencias..." por bulería (extrait de "Recuerdo infántil") de l’album "Despegando".

Photo : Daria Zelenska / Granada Hoy

Javier Ruibal fut lui aussi l’un des nombreux amis musiciens d’Enrique Morente. Son invitation à assurer la première partie de la soirée allait cependant moins de soi : il s’agit non d’un artiste flamenco mais de l’un des grands auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson andalouse. On connaît cependant l’éclectisme de Morente, qui lui commanda une chanson intitulée "Aurora" — seul et s’accompagnant lui-même à la guitare, Javier Ruibal la dédia ce soir à la veuve d’Enrique Morente, Aurora Carbonell. Ses deux autres hommages auront été l’une de ses chansons intitulée "A Morente" (compilation "35 Aniversario", 2016) et une reprise de "A la hora de la muerte" (tangos "de Morente", 1975), sur un tempo d’enfer nettement plus véloce que celui de la version originale dont le swing "rumbero" nonchalant devait vraisemblablement beaucoup à l’accompagnement de Manzanita. Le cante n’étant audiblement pas le point fort de Javier Ruibal, nous avons apprécié l’intention plus que la réalisation en collaboration avec un guitariste flamenco dont nous ignorons le nom (introduction et accompagnement "por granaína").

Le reste du programme consistait en une anthologie en forme de best of revenant sur quatre décennies de carrière : "La rosa azul de Alejandría" (album "La piel de Sara", 1988) ; "Tu sonrisa" (album "Pensión Triana", 1994) ; "Aurora" et "Guárdame" (album "Las damas primero", 2001) ; "Sueño que te sueño" (album "Quédate conmigo", 2013) ; "La geisha gitana" (album "Paraísos mejores", 2016) ; "Sólo la dosis hace el veneno" (album "Ruibal", 2020).

Avouons à notre grande honte que nous ne connaissions Javier Ruibal que de nom. Nous avons donc découvert son répertoire à l’occasion de cette soirée, avec d’autant plus de plaisir qu’il était secondé par deux fins musiciens, José Recacha (guitares, basse, chœurs et arrangements) et Javier Ruibal Junior (percussions). Une mise à niveau express sous forme de rapide parcours de sa discographie nous a permis de faire la connaissance d’un mélodiste et surtout d’un parolier de talent, entre verve "chirigotera" (il est né à Puerto de Santa María...) et humour doux-amer façon Kiko Veneno (portraits et tranches de vie), dont le rapproche aussi un goût certain pour les inflexions bluesy. Si les touches flamencas sont rares dans ses compostions (cf. l’introduction "por taranta" de "Guárdame"), Javier Ruibal est par contre un brillant cantautor de rumbas et plus encore de tanguillos, émaillés d’aphorismes définitifs tels que, à propos de "La geisha gitana" : "Por la gloria de Silverio / y la de La Mejorana, / ahora nacen los flamencos / en donde les da la gana.". Nous ne pouvons que regretter que la réalisation sonore, à la fois cotonneuse (mixage et excès de reverb) et agressive (volume) nous ait empêché de déguster les interprétations et les textes de Javier Ruibal comme ils le méritent. Au moins ce concert aura-t-il été l’occasion d’une heureuse découverte que nous conseillons également à nos lectrices et lecteurs.

Claude Worms


Esther Crisol, Noelia Arco et Luis Mariano : "De cante y verso"

Grenade / Carmen de los Mártires — 14 septembre 2024

Chant : Esther Crisol

Percussions et effets sonores : Noelia Arco

Guitares et claviers : Luis Mariano

Photo : J.F. Bustos / El Ideal

Imaginez un taranto de Pedro "el Morato" chanté ad lib. en prélude à la zamba "Alfonsina y el mar" composée par Ariel Ramírez et Félix Luna et immortalisée par Mercedes Sosa. Le tout en hommage à la poétesse Alfonsina Storni et en parfaite continuité d’affect, comme si cette chanson était un cante depuis toujours — il est vrai que les versions flamencas ne manquent pas, par Jesús Guerrero et Alba Carmona, El Pele, Triana Pura, Diego "el Cigala",etc. Sous-titrée "La última palabra", cette pièce faisait partie de la cinquième scène de "De cante y verso", une suite poético-musicale composée et interprétée par un trio d’éminents musiciens, Esther Crisol, Noelia Arco et Luis Mariano.

Nous avons écrit musiciens plutôt que "flamencos" parce qu’il nous semble que ces trois artistes possèdent une solide formation théorique généraliste et qu’ils ont choisi par passion le langage musical du flamenco pour s’exprimer, comme ils auraient pu choisir avec une égale réussite la musique classique, la musique baroque, le jazz, le folk, etc. C’est évidemment le cas de Noelia Arco, professeure de percussions au Conservatoire Supérieur de Musique de Grenade et d’Esther Crisol, violoniste, professeure de recherche et d’analyse du flamenco aux Universités de Cadix et de Grenade... et écrivaine à ses heures (cf. 1922. Una mirada al pasado, Granada, Diputación Provincial de Granada, 2020). Même Luis Mariano, malgré un parcours plus exclusivement flamenco, ne disposait d’aucun antécédent dans son arbre généalogique. Ce qui ne l’a pas empêché de collaborer avec Manuel Liñán, Juan Andrés Maya, La Tati, Paco et Miguel Ángel Cortés, Jaime "el Parrón", Morenito de Íllora, Rafael Jiménez "Falo" , Juan Pinilla ou Marina Heredia, entres autres. A ce propos, rappelons une fois de plus que le flamenco est avant tout un genre musical et un hôte généreux. Il accueille donc sans exclusive tous ceux qui l’aiment et le respectent, quels que soient leur origine familiale, leur lieu de naissance et leur mode d’apprentissage — transmission orale ou formation académique. C’est bien là ce qui fait sa richesse et son extraordinaire diversité stylistique.

"Un voyage sonore et poétique par la voix de femmes qui ont écrit depuis la marge, depuis le cri contenu et la parole vivante. ‘De cante y verso’ trace une biographie émotionnelle en six scènes, de l’enfance à la pleine affirmation de l’être. Les sonorités du flamenco dialoguent avec des textures contemporaines et des sons anciens ; des cœurs qui battent, des respirations qui se brisent, des silences qui parlent...

Le cante se fond dans la parole de femmes qui écrivirent quand il n’était pas permis de rêver à haute voix et que la littérature leur était un territoire interdit.

[...] Ce récital entend rendre hommage à ces poétesses qui ont résisté à l’oubli, qui payèrent par l’exil, la pauvreté ou le silence leur audace à écrire. Des femmes de différentes générations, unies par la force de la parole." (extraits du texte de présentation du concert, traduction du chroniqueur)

Nous ne saurions mieux résumer le propos de "De cante y verso". Chaque scène est précédée d’un texte récité, un bref guide d’écoute des compositions qui nous permettra d’entrer en connivence avec les trois artistes dans chaque épisode de cette "biographie émotionnelle". "Frauenliebe und Leben" : cette analogie avec le cycle de lieder de Schumann n’est pas tout à fait hors de propos, sinon pour les textes, du moins pour les humeurs changeantes des compositions (Eusebius et Florestan...) et pour leur traitement sonore volontiers chambriste. Même si son soutien rythmique est d’une précision et d’une stabilité métronomiques, Noelia Arco est surtout une remarquable coloriste. D’où la profusion de ses instruments, dont elle use avec parcimonie et juste à point nommé pour dessiner à la pointe sèche (sur fond blanc) des espaces musicaux (sur silence) qu’elle éclaire de brusques incandescences ou de rares crescendos tempétueux quand les mots et les compositions l’exigent. Luis Mariano est un fin musicien-guitariste adepte du sage précepte "menos es más", qu’il joue de la guitare flamenca, de la guitare électrique (rarement) ou des claviers (plus rarement encore). Il a évidemment hérité la limpidité des arpèges et des rasgueados de l’école de Grenade, mais l’élégance de ses idées mélodiques et l’originalité rigoureuse de ses harmonisations nous ont aussi rappelé le style du trop méconnu Salvador Andrades (cf. l’album "Cuentos de Al-Yazira"). Peut-être parce qu’elle est aussi violoniste, Esther Crisol joue de sa voix comme d’un instrument, notamment pour polir de délicates sinuosités mélodiques par de suaves legatos / portamentos. Intonation et diction impeccables, connaissance analytique précise des cantes traditionnels, longueur de souffle et maîtrise du messa de voce lui sont autant d’outils pour servir les textes qu’elle a choisis avec toute l’expressivité qu’ils requièrent. Ce concert fut un moment rare de musicalité et d’émotion, dont nous décrivons brièvement pour conclure les différentes pièces :

• Prologue (Concha Méndez, 1898 – 1986) : "Llanto primero". Esther Crisol entre dans la Carmen de los Mártires par une allée latérale, chantant a cappella une sorte de nana. Sa voix est ornée de friselis percussifs cristallins... et par le bruit de l’eau d’une fontaine du jardin.

• Scène 1 (María Luisa Muñoz de Buendía, 1898 – 1975) : "La inocencia". Le texte introductif est en forme dialoguée, voix d’adulte et voix d’enfant, sur fond de percussions sourdes, comme des battements de cœur ou le déclenchement de l’horloge qui nous conduira de la naissance à la mort ("El pequeño reloj" d’Enrique Morente...) Après un exorde vocal récitatif, les vers sont adaptés à quatre fandangos (Alosno, Santa Bárbara et Antonio Rengel), avec falsetas et accompagnement rythmique idiomatique et percussions figurant des nudillos.

• Scène 2 (Rosalía de Castro, 1837-1885) : "Lo efímero del tiempo". Guajiras avec un bref insert de l’estribillo de la colombiana avant la coda. Sur tempo très modéré, une démonstration de recitar cantando et de grâce ornementale proches du bel canto baroque. Les textures diaphanes d’arpèges (guitare électrique) et de sonnailles nous ont rappelé le récent "Himno vertical" du duo Rocío Márquez / Pedro Rojas Ogáyar.

• Scène 3 (Casilda de Antón del Olmet, 1871-¿1961 ?) "La experiencia". La première phrase du commentaire, "Yo no tengo prisa", annonce le tempo très lent, intensément habité, de ces soleares "classiques" chantées et accompagnées dans les règles de l’art (Joaquín "el de La Paula", La Serneta, Triana version El Tenazas).

• Scène 4 (Ángela Figuera Aymerich, 1902-1984) : "La rabia justa. La "rage" est figurée par une bulería en forme de crescendo vocal incantatoire qui pourrait rappeler certaines des bulerías cataclysmiques d’Enrique Morente. Luis Mariano se livre à un découpage rythmique funky ravageur, sans rasgueados, interrompu par un motif répétitif a cuerda pela’ à fonction d’intermède. "Juste" pourrait être la battue immuable des baguettes sur le bord de la caisse claire, avant, pour la coda, un déferlement de cymbales et un riff de guitare soulignant crescendo un "No quiero" clamé à pleine voix.

• Scène 5 A (Gabriela Mistral, 1889-1957) : "Ser nido sin dejar de volar". Un court extrait du "Paso del Ebro", chanté par une voix enfantine, précède le texte récité sur un ostinato lancinant de clavier électronique. Les deux peteneras suivent le plan classique (corta / modèle mélodique de Pastora Pavón "Niña de los Peines"), avec de beaux contrechants de guitare sur l’estribillo de la première. L’idée la plus remarquable est pour nous l’ostinato rythmique acéphale de percussions qui parcourt toute la pièce comme un glas lugubre sur la partie binaire (3/2) du compás, la partie ternaire (6/4) étant laissé en silence : || demi-soupir + 2 doubles croches | croche + deux doubles croches | noire ||

• Scène 5 B (Homenaje a Alfonsina Storni, 1892-1938) : "La última palabra". Cf. ci-dessus.

• Scène 6 (Mercedes Pinto, 1883-1976) : "Soy esta que ves". Pour le final, pas de palo ni de cante, mais une déclamation parlée-chantée à une ou deux voix, en arche mezza voce sur arpèges minimalistes / forte sur violent déferlement percussif / mezza voce diminuendo.

La réalisation sonore était pour une fois impeccable, à la hauteur du talent des musiciens et de l’écoute attentive du public. Ce concert nous a été doublement précieux, par ses compositions, ses textes et leurs interprétations bien sûr, mais aussi parce qu’il nous a permis de découvrir des écrivaines que, pour la plupart, nous ignorions. Nous en garderons longtemps le souvenir grâce à un beau livret (maquette de Nuria Crisol) avec prologue, textes et illustrations d’Esther Crisol, qui a décidément tous les talents.

Claude Worms


Photo : Motril Digital

Paseos flamencos por el Albaicín

Grenade, Casa de las Chirimías, Paseo de los Tristes — 15 septembre 2025

Chant : Estrella de Manuela

Guitare : Rubén Campos

Palmas : Miguel "el Cheyenne", Antonio Campos et Diego Habichuela

Granade, Placeta de Carvajales — 16 septembre 2025

Guitare : Antonio de la Luz

Palmas : Gilberto et Cristian de la Luz

Grenade, Placeta Lavadero del Sol — 16 septembre 2025

Chant : Estela "la Canastera"

Guitare : Josele de la Rosa

Photo : Motril Digital

La Bienal de Flamenco de Grenade a la générosité de proposer des concerts et spectacles gratuits, qui plus est programmés sur des places emblématiques de l’Albaicín offrant des panorama exceptionnels sur l’Alhambra et/ou le centre historique de la ville. Pas d’enceintes ni de chaises : l’idée est de cueillir par surprise les promeneurs de passage, granaínos de a pie ou touristes, et de les retenir le temps d’écouter des artistes flamencos de qualité, au moins pour un moment — et plus si affinité. Les spectateurs des trois performances auxquelles nous avons assisté étaient nombreux et, contre toute attente, attentifs et silencieux.

Un premier cycle présente chaque lundi un concert donné depuis les balcons la Casa de las Chirimías, sur la place du Paseo de los Tristes et à l’ombre de l’Alhambra. Le site est de toute beauté et particulièrement adéquat au projet parce qu’il jouxte la Carrera del Darro, passage obligé et particulièrement fréquenté du centre-ville vers l’Albaicín. Mais, revers de la médaille, le trafic des taxis et des mini-bus y est incessant. Même avec une solide amplification, il faut donc une certaine vaillance pour affronter avec ses seules cordes, vocales ou de guitare, le bruit permanent de la circulation.

Photo : Motril Digital

Le moins que l’on puisse écrire est qu’ Estrella de Manuela n’en manque pas. Elle a commencé por granaína (accompagnée por taranta) par un beau cante de Gabriel Moreno que nous n’avions plus écouté depuis bien longtemps ("Tiene la Alhambra sonora..."). La longue introduction de Rubén Campos valait à elle seule pour une composition soliste. Le choix du mode flamenco sur Fa# équivaut à celui du mode usuel (sur Si) avec un capodastre à la cinquième case et implique donc une tessiture très (trop...) élevée. Comme beaucoup de jeunes aspirantes cantaoras, Estrella de Manuela a tendance à chanter au-dessus de son registre naturel et donc à forcer la voix pour atteindre les notes les plus aigues des modèles mélodiques, dont la justesse d’intonation ne peut dès lors être qu’approximative. La même prise de risque inconsidérée produisit les mêmes effets pour le couple taranta / minera : accompagnement por rondeña (mode flamenco sur Do#), soit là encore le mode usuel sur Fa# avec un capodastre à la cinquième case. Les quatre autres séries de cantes étaient beaucoup plus abouties : cantiña dans le style de El Pele, alegrías classiques et cantiñas de Pastora Pavón "Niña de los Peines" ; tangos del Sacromonte et extremeños, avec un zeste trianero (introduction ad lib. sur le "¡ Ay, mi vida !" d’Enrique Morente — album "Sacromonte", 1982) ; bulerías por soleá (premier cante por soleá de Agustín Talega : "Las barandillas del puente...") ; bulerías avec quelques références à Remedios Amaya (jaleos) et à la Perla de Cádiz ("¿ Quien me la ha partido... ?").

Outre son toque por taranta initial, Rubén Campos a distillé tout au long du récital des falsetas et des detalles de grand style : falseta "por Vicente Amigo" et contrechants en trémolo (alegrías et cantiñas) ; remates "de pulgar" vertigineux à la manière de Manuel Parrilla (bulerías por soleá) ; prélude en trémolo inspiré de Paco de Lucía première période et citation de l’introduction de la rondeña de Ramon Montoya (taranta et minera), etc.

Intitulé "Cuando el Albaicín suena, Flamenco lleva", l’autre cycle gratuit propose trois performances successives présentant les trois disciplines fondamentales du flamenco : guitare, cante et baile. Le timing est des plus serrés : spectacles d’une demi-heure, programmés toutes les heures (19h30, 20h30, 21h30). L’aficionado insatiable ne dispose donc que d’une demi-heure pour se rendre de la Placeta de Carvajales à la Placeta de Lavadero del Sol, puis de celle-ci au Mirador de San Nicolás. Compte tenu des distances, du relief quelque peu accidenté du quartier et de l’exiguïté de ses ruelles qui interdit tout autre moyen de locomotion que la marche à pied, un entrainement préalable au trekking est fortement conseillé...

Nous avons donc d’abord eu le privilège d’écouter Antonio de la Luz sur la Placeta de Carvajales. Élève du regretté Miguel Ochando auquel il a dédié son récital, il en a hérité la limpidité du jeu et le souci de faire vivre les œuvres des grands maîtres en les réinterprétant de manière à la fois respectueuse et originale. C’est ainsi que por granaína, farruca et soleá, nous avons eu le plaisir de nous souvenir ("Vamos a acordarnos...") de Ramón Montoya, Niño Ricardo, Sabicas, Mario Escudero et, plus fugacement, de Paco de Lucía (l’introduction de "Reflejo de luna"). Le risque d’une telle approche est de tomber dans l’incohérence d’un collage de citations plus ou moins textuelles. Antonio de la Luz l’évite très intelligemment en les fondant dans une recomposition homogène par ses transitions personnelles. Après ces exercices de (grand) style, la rondeña en deux parties (ad lib. puis en mesure à 6/8) et la bulería, plus jerezana que granaína, nous ont permis de prendre toute la mesure de son talent de compositeur.

Malgré nos efforts sportifs méritoires, nous avons rallié la Placeta Lavadero del Sol un peu en retard, alors qu’ Estela "la Canastera" avait déjà commencé son récital par une suite zambra et tangos del Camino. Elle l’acheva par la "Estrella" d’Enrique Morente — reprise spontanément par le public — qui, suprême consécration, est donc devenue un tango du Sacromonte parmi d’autres. Qui se souvient des vigoureuses broncas que ne manquaient pas de déclencher les concerts d’Enrique Morente à Grenade au tournant des années 1970-1980 (parution des albums "Despegando" et "Sacromonte") savourera cette revanche avec délice — Enrique nous avait dit à l’époque : "A mí me pitan, pero por lo menos hay ambiente"...

Photo : J.F. Bustos / El Ideal

Comme son nom d’artiste l’indique, Estela "la Canastera" officie dans la Zambra de María "la Canastera" et est apparentée aux emblématiques Canasteras et Golondrinas. C’est dire qu’elle est experte ès zambra, un type de spectacle qui donnait déjà le grand frisson exotique aux touristes de la seconde moitié du XIXe siècle — ils ne s’enhardissaient cependant pas jusqu’ à s’aventurer dans les fameuses caves ; les troupes de zambra allaient à eux, dans les palaces qu’ils fréquentaient. C’est dire aussi qu’elle est habituée à solliciter le public avec une énergie et une gouaille irrésistibles. Aussi a-t-elle passé plus de temps à chanter et danser en parcourant la place en tous sens pour s’adresser aux spectateurs, qui l’entouraient effectivement de tous côtés, que sagement assise devant son micro.

Il s’agissait donc de présenter les chants et danses des spectacles de zambra, c’est-à-dire constitutifs du rituel des noces gitanes : alboreá, cachucha et mosca, entrecoupés de tangos del Sacromonte (tangos de falseta, ou de la flor et tangos del petaco). Estela "la Canastera" a pris le temps de commenter ses chants et danses avec force anecdotes, précieuses pour nous autres néophytes — qu’elles soient véridiques ou imaginaires ne retire rien à leur intérêt. Dans un tel contexte, le final ne pouvait être que por bulería, en l’occurrence le "¡ Anda jaleo ¡" de Lorca. Le tout accompagné par Josele de la Rosa avec modestie mais une redoutable efficacité, entre autres par la justesse de ses choix de tempo.

Notre grand âge nous recommandant la plus extrême prudence, nous avons renoncé à l’ascension vers le Mirador de San Nicolás. Nous avons ainsi manqué à notre grand regret le spectacle de baile d’ Adrián Sánchez.

Claude Worms


Photo : Daria Zelenska / Granada Hoy

Antonio Rey : "Historias de un flamenco"

Grenade / Abadia del Sacromonte — 17 septembre 2025

Composition et guitare : Antonio Rey

Flûte : Juan Parrilla

Guitare : Manuel Heredia et Tony Rey

Basse : Ismael Alcina

Percussions : Álejandro Fernández (?)

Chant : ?

Danse : Kika Quesada et Juan Ogalla (?)

NB : trois artistes de ce spectacle n’étaient pas les membres habituels du groupe d’Antonio Rey pour la tournée "Historias de un Flamenco". Nous étions placés trop loin de la scène pour les identifier avec certitude ; le son étant ce qu’il était, les présentations s’avérèrent souvent incompréhensibles — d’où les points d’interrogation...

Après une heure et demie de concert, Antonio Rey nous offrit en bis un hommage à Paco de Lucía de presque vingt minutes, basé sur le thème de l’adagio du "Concerto de Aranjuez" de Rodrigo, "Entre dos aguas" et "Zyriab". C’est dire s’il est généreux et visiblement heureux d’être en scène pour musiquer avec ses partenaires (cf. vidéo ci-dessous). Que le guitariste et le flûtiste Juan Parrilla aient réussi par l’originalité de leurs paraphrases (pour le concerto) et de leurs chorus (pour les deux compositions de Paco de Lucía) à renouveler l’intérêt de thèmes aussi rebattus en dit long sur leur talent.

Il est évident également qu’Antonio Rey est l’un des nombreux disciples de Paco de Lucía, tant par son esthétique que par la conception de ses programmes, et comme lui un virtuose exceptionnel. Ce qui l’était moins à l’audition de ce récital, mais ce dont témoignent ses disques, c’est qu’il est aussi un compositeur sensible et inspiré. En public, Antonio Rey nous semble céder trop souvent à la recherche de la démonstration et de l’effet gratuits, surtout par des traits ascendants en picado d’une vélocité et d’une puissance ahurissantes, conclus invariablement par des battements de notes (unissons, demi-tons, tierces) sur deux cordes contiguës, accelerando crescendo. Le procédé est particulièrement répétitif et à la longue lassant dans les rumbas, même s’il fait partie des usages guitaristiques du genre. Surtout, pour d’autres palos tels l’alegría ou la taranta, il tronçonne péremptoirement le discours musical et interrompt trop souvent abruptement de belles idées mélodiques qui auraient mérité des développements plus subtils — précisément ceux que l’on trouve dans les versions enregistrées. Les nettes différences de celles-ci avec les versions de concert démontrent par-contre la verve improvisatrice inépuisable du guitariste.

Nous en avons eu un premier aperçu avec la taranta en solo (pas moins de neuf minutes...) par laquelle Antonio Rey débuta son programme, construite sur des extraits de "Recuerdos" (album "A través de tí", 2007) et surtout de "Maestro Lucía" (album "Camino al alma", 2013), dont nous avons particulièrement goûté les falsetas en trémolo et en arpèges. Une fois de plus malheureusement, ses velléités de nuances ont été impitoyablement détruites à grands coups de décibels et de reverb. Même les rasgueados, dont tout l’intérêt réside dans l’infinie variété des découpages internes, étaient réduits à des vrombissements continus assourdissants.

De ce point de vue, l’affaire ne s’arrangea guère avec l’entrée en scène des membres du quintet de base, tous par ailleurs excellents musiciens : Juan Parrilla (flûte), Manuel Heredia (deuxième guitare), Ismael Alcina (basse) et un percussionniste qui restera anonyme (nous lui présentons ici nos excuses). Malgré toute notre admiration pour l’œuvre de Paco de Lucía, il nous sera permis de regretter le formatage systématique et réducteur des programmes de ses derniers sextets : un ou deux (les jours fastes) toques libres et ¡ vamos por tangos-rumbas y bulerías !, avec éventuellement une balada ou un boléro en intermède. Antonio Rey s’y est conformé avec exactitude, avec tout de même un détour por alegría — notre frustration est à la mesure du talent des musiciens, qui est évidemment grand dans ces deux cas. Dans l’ordre, pour ce qui nous a semblé être une première partie : rumba ("Mi rey", album "Historias de un Flamenco", 2024), alegría ("Calle Cañaílla", album "Flamenco sin frontera", 2020) et bulería ("Historias de un flamenco", album éponyme). Les versions scéniques sont considérablement allongées par les apports de Kika Quesada (baile) pour l’alegría et d’un bailaor et d’un cantaor qui resteront anonymes (nous leur présentons...) pour la bulería. Les trois se sont acquittés de leur tâche en professionnels accomplis, avec quelques cantes efficaces et de bonne facture pour l’un, et des parties de pieds impressionnantes pour les deux autres. C’est d’ailleurs bien ce qui leur était demandé, la danse étant traitée dans ce contexte comme un instrument à percussion supplémentaire — les bras et les mains y sont donc superflus, sauf pour les desplantes. L’accompagnement du baile était assuré par le percussionniste, les deux guitaristes jouant à cordes étouffées et le flûtiste et le bassiste transformés en palmeros. Donc, six percussionnistes au total : trop de polyrythmie tue la polyrythmie, surtout avec reverb additive... Seul le bailaor bénéficia d’un moment en solo et d’un duo spectaculaire pieds / guitare soliste (picados essentiellement). Les arrangements de ces trois pièces nous ont paru assez sommaires, Juan Parrilla surtout étant sous-employé, réduit à l’exposé des thèmes notes contre notes.

C’est donc la deuxième partie du concert qui nous a vraiment ravi. Antonio Rey changea d’abord de guitare pour interpréter une minera dédiée à Paco de Lucía. "Calma" (2024) a été pour nous le sommet musical du concert, une pièce structurée en rondo varié avec pour le "refrain" un thème mélodico-harmonique de toute beauté, savamment transposé au gré de nombreuses modulations. De plus, la sonorisation étant enfin plus raisonnable, nous avons pu savourer le grain d’une guitare flamenca et apprécier toute la palette des nuances de dynamique et de timbre (jeu près de la rosace, près du chevalet, pizzicati, etc.) dont dispose Antonio Rey. Il en fut de même pour un délicieux boléro pour trois guitares ( "Paseando", 2013) rendu particulièrement émouvant par l’accompagnement de Tony Rey, père et premier maître d’Antonio, adjoint à Manuel Heredia. Pour conclure le programme, une autre rumba ("Nuevo horizonte", 2013) nous a enfin permis d’écouter à loisir tous les membres du groupe sur un arrangement plus travaillé : introduction magistrale en solo, façon Eric Dolphy, de Juan Parrilla ; chorus de chaque musicien ; 4/4 flamencos (guitare / flûte, guitare / basse, flûte / basse), etc. Seul Manuel Heredia ne participait pas à la fête, mais ce n’était que partie remise : son chorus pendant le bis était à la hauteur de ceux du "patron".

Les amateurs de guitare pyrotechnique auront été comblés par ce concert ; les amateurs de musique aussi, quoiqu’un peu moins.

Claude Worms





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