Andrés Marín & Pedro Barragán : "Recto y Solo" / Perrate & Caracafé : déambulation au Musée des Beaux-Arts / ZA ! + Perrate : "Jolifanto" / Niño de Elche : "Cante a lo gitano" / Ballet Flamenco de Andalucía : "Pineda — Romance Popular en tres estampas"
Le Festival Flamenco de Nîmes fête cette année son trente-cinquième anniversaire, avec une programmation dense qui investit quelques nouveaux lieus et intègre des spectacles et concerts gratuits ("regalitos", lit-on dans le livret de présentation). Nous ne pouvons que saluer ces initiatives... et regretter cependant que les concerts de chant et plus encore de guitare aient été réduits à la portion congrue : Tomás de Perrate, Niño de Elche, María Terremoto et Antonio Rey. La danse est en revanche particulièrement bien servie, avec des spectacles de dimensions et d’esthétiques très variées surtout orientés vers la création contemporaine... qui mettent à l’honneur quelques habitués de longue date : Rocío Molina dans un exploit marathonien (les trois volets de sa "Trilogía sobre la guitarra" donnés le même jour) ; Israel Galván pour une nouvelle version de son classique "La Edad de Oro" ; et surtout Andrés Marín, avec pas moins de trois pièces : une performance inédite en ouverture du festival ("Un aire de signos"), la reprise d’une de ses dernières créations ("Recto y Solo") et une rencontre au sommet avec Ana Morales ("Matarife | Paraíso"). Nous attendons beaucoup d’une autre rencontre au sommet entre Paula Comitre et Alfonso Losa ("Alter Ego"), ce dernier étant également invité par le Ballet Flamenco de Andalucía dirigé par Patricia Guerrero pour "Pineda — Romance popular en tres estampas", ainsi que du "Concerto en 37 1/2" d’Ana Pérez et de la "Danza para guitarra" de la Compañía Estévez / Paños — la programmation à l’Odéon est complétée par un hommage à Antonio Gades par Rafael Ramírez ("Crónica de un suceso"). Comme chaque année, le jeune public n’est pas oublié, avec "Soleá ma voisine" de et par Maria Pérez au Théâtre Christian Liger.
Les "petits cadeaux" s’annoncent délectables : un spectacle de rue pour cante et manipulation (“La CarmenCycletta. Flamenco mécanique à pédales") ; un duo Perrate / Caracafé au Musée des Beaux-Arts ("De Utrera a las Tres Mil") ; un trio chant / guitare au Musée de la Romanité ("Un momento en el cante" par Paco Santiago, Juan Pedro Fernández "el Misto" et Gregorio Ibor-Sánchez) ; la première en France de "Carmen takes a break" de Yinka Esi Graves au Carré d’Art.
Quelques saines traditions sont maintenues. Notamment les rendez-vous de midi (et demi) au bar du Théâtre Bernadette Lafont : rencontres avec Andrés Marín et Rocío Molina ; présentation de la nouvelle édition très attendue du livre "Israel Galván. Danser le silence" par son auteur, Corinne Frayssinat-Savy ; hommage à José María Velázquez Gaztelu qui présentera une conférence sur "Nîmes, capitale européenne du flamenco. 35 ans : origines et actualité". Mais aussi : les projections au cinéma Le Sémaphore ("La gran mentira de la muerte", documentaire de Wu Tsang) ; et les expositions : "Suplicar el duende" de Marjorie Nastro au Centre d’Art Contemporain de Nîmes et "Les affiches historiques du Festival Flamenco de Nîmes" à l’Office du Tourisme).
A notre grand regrets, nous n’avons pu assister qu’aux concerts et spectacles des trois premiers jours. Adonc :
ZA + Perrate : "Jolifanto"
Nîmes, Paloma, 10 janvier 2025
Chant, batterie électronique et guitare : Perrate
Trompette, guitare électrique, musique électronique et chant : Pau Rodríguez
Batterie, musique électronique et chant : Edi Pou
Perrate & Caracafé : "De Utrera a las Tres Mil"
Nîmes, Musée des Beaux-Arts, 11 janvier 2025
Chant : Tomás de Perrate
Guitare : Emilio "Caracafé"
Installés dans les premiers rangs, nous n’avons d’abord pas vu les deux musiciens qui commencèrent le concert en descendant les allées latérales de la grande salle de la Paloma. Mais nous avons bien entendu de furieux appels de trompette résolument atonaux et deux baguettes frappant en zébrures foudroyantes tout ce qui se trouvait à leur portée (marches, sièges, bord de scène, etc). Ce qui explique que nous ayons été en proie à un vertigineux paradoxe temporel : Bernard Vitet et Jacques Thollot, années 1970 ? Nous n’avons été détrompé que quelques instants plus tard, quand ils rejoignirent sur scène la silhouette de Perrate émergeant des ténèbres, fermement campée devant sa batterie électronique. Il s’agissait en fait des deux membres du groupe ZA !, Pau Rodríguez et Edi Pou. Pour faire court, écrivons que leur musique, telle que nous l’avons entendue ce soir, est un dub-cocktail détonnant de free jazz, rock "expérimental" façon Soft Machine (ou Gong, ou Henry Cow, ou Can, etc.), de Techno lorgnant vers Detroit et de Noise Music, non sans quelques piments afro-cubains pour au moins une composition (cf. ci-dessous) — bref, l’abécédaire complet d’un des principaux courants du jazz contemporain.
Perrate se saisit de la dernière note de trompette qu’il développa en temple d’une suite de trois pregones dont le traitement vocal, instrumental et sonore annonçait celui de plusieurs autres pièces du programme. La batterie martèle d’abord un 5/4 immuable qui évolue progressivement en une masse polyrythmique complexe (batterie + batterie électronique + "base" électro dans le tréfond des graves) qui menace constamment de submerger la voix, assaillie également par des éclats de trompette dissonants. La mesure à 5/4 mute en ternaire (6/4) pour le dernier pregón, repris en boucles à trois voix. La structure est aussi caractéristique du jazz contemporain ou du rock expérimental : épisodes, sinon écrits du moins pré-composés, jalonnant des espaces d’improvisation.
"Steve Kahn", hommage au célèbre photographe de Diego del Gastor qui a offert à Tomás de Perrate trois heures d’enregistrements caseros de son père, apporte une première accalmie : imaginez un mambo-cha-cha-cha dans les règles de l’art (années 1950-60) par Perrate dans le rôle de Miguelito Valdés, Pau Rodríguez dans celui de Tito Puentes et Edi Pou sans celui de Carlos "Patato" Valdés — luxueux.
"Jolifanto" (por toná) est le premier mot d’un poème sonore onomatopéique créé par Hugo Ball en 1916 au Cabaret Voltaire de Zurich, haut-lieu dadaïste. Depuis sa première version en 2013 pour le spectacle Lo Real d’Israel Galván, Perrate en a fait l’une de ses signatures musicales, avec une deuxième version pour l’album "Tres golpes" (Lovemonk, 2022). Pour la troisième en date : ambiance cathédrale et voix d’outre-tombe d’abord, puis saturation progressive de l’espace sonore façon "Trance" avec une escalade vocale vertigineuse vers l’extrême aigu.
Le programme comportait deux suites de siguiriyas. Sans doute parce que l’hémiole interne et plus encore la courte durée du compás se prêtent parfaitement aux superpositions rythmiques : noire + noire + noire pointée + noire pointée + noire, soit 2/4 + 6/8 + 1/4, ou mieux 7/8 + 5/8 si l’on tient compte de la carrure harmonique (7/8 = accord de tension ; 5/8 = accord de résolution). Nous avons lu quelque part que la première, "Tomaseando", devait d’abord être titrée "Tomwaitseando", ce qui situe bien le propos. Perrate recrée, avec une magnifique sobriété comme d’habitude, le répertoire de Tía Anica "la Piriñaca" — d’abord une paraphrase originale du cante de Tío José de Paula puis la siguiriya de Juanichi "el Manijero" ("Hermanito mío Cuco...") — sur une boucle en 6/8 hérissée de syncopes et contretemps (mutation du 3/4 constitué par la dernière et les deux premières noires de deux compás enchaînés, que l’on trouve depuis fort longtemps dans les falsetas — cf. Niño Ricardo). Les falsetas sont remplacées par des déflagrations de batteries qui semblent littéralement déchiqueter la voix. La seconde suite porte bien son nom, "Seguirilla MIDI". Cette fois, la boucle rythmique énoncée d’entrée ne conserve que la partie 7/8 du compás (textures de plus en plus impénétrables et haletantes) sur laquelle Perrate chante la siguiriya corta de son grand-père Manuel Torres ("Siempre por los rincones...") puis la siguiriya attribuée à El Planeta ("A la luna le pido...") dans la version de son grand-oncle Pepe Torres, telle qu’il l’a enregistrée en 1959 avec Melchor de Marchena, sans les modifications ultérieures d’Antonio Mairena.
"Tarareos" est un (presque) duo guitare/chant qui donne l’occasion à Pau Rodríguez de faire valoir une autre veine de son talent : de délicates parties de guitare jazzy californienne (Joe Pass, Walter Becker, Robben Ford...). Le tango "¡ Ay, por Dios ! matita de romero..." cher à Juan Peña "el Lebrijano" s’avère effectivement propice aux riffs, contrechants et autres chorus lumineux. La "Posible soleá" est effectivement une option possible de détournement du fameux compás de douze temps, à la condition d’être capable sans vaciller de superposer un chant en 6/4 à un arrangement instrumental en 5/4, sans pour autant dénaturer les modèles mélodiques du répertoire de La Serneta. Les deux cycles métriques sont de même durée, ce qui implique que la pulsation interne de la partie de chant soit légèrement plus brève que celles des parties instrumentales... Apparemment pas de problème pour Perrate malgré des partenaires de plus en plus intraitables, jusqu’à une transition guitare / batterie cataclysmique por bulería (imaginez un Bo Diddley survitaminé...) : goûteuse version de "María Trifulca la castañera", alias "El tío de las castañas..." (retour au pregón donc), possible création de la lebrijana Antonia Pozo, en tout cas enregistrée comme telle par El Lebrijano en 1974 (album Arte de mi tierra) — la premier enregistrement connu remonte à 1934, par Manuel Vallejo et Niño Ricardo, donc l’origine est hypothétique, ce qui n’a d’ailleurs aucune importance.
Le concert ayant été éprouvant pour les musiciens autant que pour leur public, un retour à l’euphorie, sinon au calme, s’imposait pour conclure : milonga de Pepa de Oro por rumba (" ¡ Cucú ! y tú me estás matando..." qu’Antonio Chacón ne dédaigna pas d’enregistrer en 1913). Perrate à la guitare : on sait qu’ Utrera a produit quelques rumberos notoires, à commencer par Bambino.
"Jolifanto" est clairement un projet musical passionnant. Pour une fois, nous ne contesterons pas qu’il est en cohérence avec les tornades stroboscopiques et les déluges de décibels qui nous ont déstabilisé tout au long du concert — sans doute un effet de notre grand âge. Cependant, la réalisation sonore (surtout les balances et le mixage) n’était malheureusement pas à la hauteur. Il est logique que la voix de Perrate ait été submergée aux instants de climax, mais pas qu’elle ait été noyée pendant tout ou partie de plusieurs pièces. Même s’il s’agit de compositions pour trio, les performances vocales de Perrate en sont l’épine dorsale, le "flow" pour user du vocabulaire de ce genre musical. Il n’est certes pas nécessaire de "comprendre", encore moins d’analyser ; encore faut-il être en mesure de saisir intuitivement des continuités sous-jacentes, des accidents, des ruptures, des silences de surface pour entrer dans le "flow" et s’y abandonner. Si l’on n’entend pas les mouvances de texture, donc les fluctuations des alliages vocaux/instrumentaux, si ce qui parvient à nos oreilles se résout trop souvent en une masse sonore indistincte jusque dans sa dynamique, nous restons forcément extérieurs à ce qui se joue (dans tous les sens du terme) sur scène. Ajoutons que la complexité rythmique des compositions implique une transparence sonore indissociable d’une précision de la mise en place qui nous a semblé faire défaut par instants — il est probable que chaque musicien n’ait pas toujours entendu clairement ce que jouaient ses deux partenaires.
Écouter le disque de même titre (Lovemonk, 2024) est d’autant plus indispensable. En tout cas, la programmation de "Jolifanto" en seconde partie de "Cante a lo gitano" était parfaitement logique. Manuel Torres hantait ce soir-là la Paloma. Perrate et ZA ! auront donné une réponse possible à la question : quel aurait été l’univers musical de Manuel Torres s’il avait eu notre âge en 2025 ?
Le rendez-vous que nous ont donné le lendemain, au Musée des Beaux-Arts, Perrate et Caracafé en... trio (Perrate avait apporté sa batterie électronique, dont il fit un usage discret mais efficace) s’annonçait convivial et festif. Il le fut, d’autant qu’il s’agissait d’un concert gratuit. "De Utrera a las Tres Mil" effectivement : pour Utrera, siguiriyas, tangos, cantiñas et bulerías ; pour la Tres Mil, la famille Amador, donc Pata Negra, donc deux de leurs hits ("Yo me quedo en Sevilla" et "Camarón"). Caracafé avait une main (droite) à Utrera et l’autre (gauche) à las Tres Mil : toque a cuerda pelá (on sait l’affinité ancienne entre les cantaores d’Utrera et les guitaristes de Morón) et traits bluesy façon Raimundo AMador (dans les cantiñas, entre autres). Le trait d’union entre les deux pôles flamencos a d’ailleurs été signifié par un délicieux triptyque dont le guitariste fut le principal protagoniste : deux coplas en versions instrumentales ("La bien pagá" et "Ojos verdes") encadrant une brève partie vocale. Rien de tel que la copla pour fédérer les flamencos, n’en déplaise aux grincheux. Le programme a sans doute été choisi à la dernière minute. Tant mieux ! Avec deux musiciens de ce tempérament, la spontanéité n’exclut pas la qualité et est un gage de partage.
Le cadeau était conçu comme une "déambulation" dans le musée. Finalement, pour pouvoir accueillir plus de spectateurs, le concert a eu lieu dans la grande salle du rez-de-chaussée. C’était généreux, mais peu adapté aux circostances : il s’agissait tout de même de musique, ce qui aurait supposé une acoustique correcte plutôt qu’un écho "genre hall de gare" (comme aurait chanté Higelin). Mais tant pis, c’était un beau cadeau, le public est sorti ravi et joyeux, et nous aussi.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
Niño de Elche : "Cante a lo gitano"
Nîmes, Paloma, 10 janvier 2025
Chant : Niño de Elche
Guitare : Caracafé
Percussions : Nasrine Rahmani
"A Manuel Torres, Niño de Jerez, que tiene tronco de Faraón". Federico García Lorca rédigea ainsi la dédicace de ses "Viñetas flamencas" incluses dans le recueil Poema del cante jondo, écrit pendant la préparation du Concours de Grenade (1921-1922) mais publié en 1931. Pour le poète, Manuel Torres personnifiait le "cante jondo" (selon la définition qu’en donne Manuel de Falla) et son inséparable "duende" qu’il théorisa dans une conférence ("Juego y teoría del duende", 1930), dont seuls les artistes gitans posséderaient le secret. Falla considérait le "chant primitif andalou" (sous-titre du Concours de 1922) comme le seul vestige d’un chant "naturel" dont les origines immémoriales remonteraient, c’est selon... ,au chant liturgique byzantin, aux musiques classiques orales de l’Inde, etc. (non sans "éléments" arabes), bref, au "chant primitif des peuples orientaux" — "naturel" parce que, pour faire bonne mesure, le compositeur nous assure qu’il est "le premier qui apparaît dans l’ordre naturel, par imitation du chant des oiseaux, du cri des animaux et des bruits infinis de la nature." (toutes les citations, traduite par nos soins, proviennent du livre "Manuel de Falla. Escritos sobre música y músicos. Análisis de los elementos musicales del cante jondo.", Madrid, Espasa Calpe, 1988, pages 165 à 171). Nos lectrices et lecteurs voudront bien excuser la profusion des guillemets précédents, nécessaire parce que cette théorie repose sur des considérations passablement obscures, parfois contradictoires, sur un énigmatique "genre enharmonique" et, surtout, ignore prudemment les pratiques effectives de cantaora(e)s de l’époque.
Quoi qu’il en soit, la métaphore pharaonienne la synthétise opportunément : antiquité, aura mystérieuse— voire ésotérique —, l’une des origines longtemps supposées du peuple tsigane tombait on ne peut mieux. Niño de Elche s’en empare dans une saisissante image finale (cf. ci-dessous), non pour démythifier l’œuvre de Manuel Torres dont il est fort respectueux, mais plutôt les fantasmes qui reviennent à le priver, lui et plus généralement les musiciens flamencos, de toute conscience créatrice. Or, pour peu qu’on l’écoute sans à priori, le legs discographique de Manuel Torres montre qu’il ne fut en rien une sorte d’artiste "primitif", encore moins "majareta", totalement dépendant de l’inspiration du moment, mais bien un chanteur-compositeur conséquent qui a élaboré méthodiquement (ce qui ne signifie pas sur une base théorique a priori) une esthétique musicale-flamenca qui a fait école. On comprend donc pourquoi "Cante a lo gitano" est exclusivement, à l’exception des guajiras, consacré aux cantes et aux letras enregistrés par Manuel Torres (pour les références précises, on pourra consulter notre critique du disque). Ce titre indique cependant qu’il ne s’agit pas d’un simple hommage mais d’une recréation personnelle de ce répertoire, fondée sur une analyse rigoureuse du style vocal qu’il désigne, et plus précisément sur la manière dont Manuel Torres en a usé : sélection et développement de certains de ses paramètres, dont il a nourri ses compositions.
L’expression "a lo gitano" a surtout été usitée pendant la période de création de ce que nous entendons actuellement comme étant le flamenco, pour l’essentiel le dernier tiers du dix-neuvième siècle et le premier tiers du vingtième. Notons que dans les articles de journaux et les affiches de l’époque, elle est synonyme de "por lo flamenco" et désigne un style vocal particulier et identifiable, quel que soit le répertoire auquel il est appliqué — ce que nous nommons actuellement des cantes, certes mais aussi des chants folkloriques, des airs de zarzuelas ou d’opéras, de tonadillas, etc. (les interprètes, "tenores" ou "tiples flamenco(a)s" sont donc éclectiques). L’expression n’a pas de connotations ethniques, comme ce sera le cas pour l’étiquette "cante gitano" chère à Antonio Mairena : tout comme Manuel Torres, les payos Antonio Chacón et Pepe Marchena (qui finança les obsèques de Manuel Torres, qu’il admirait) chantaient "a lo gitano", bien que de manière différente. On peut induire une autre signification, partiellement concomitante, de la désignation ancienne de certains cantes, par exemple des tangos. On les nommait couramment "americanos" quand ils étaient en modes majeur ou mineur, "gitanos" quand ils étaient en mode flamenco. Quelle qu’en soit l’origine que nous ne discuterons pas ici, ce dernier (mode de Mi à tierce instable, mineure/majeure, avec harmonisation du premier degré par un accord majeur, contrairement au mode phrygien) était (et reste) rarement utilisé de manière exclusive pour les cantes, soit qu’ils modulent pour leur coda à la tonalité majeure homonyme ("cambio"), soit qu’ils modulent ponctuellement aux tonalités relatives mineure et/ou majeure. Dans une culture musicale marquée depuis le XVIIIème siècle par l’usage quasi exclusif des modes majeur et mineur (celle de l’Europe occidentale, Andalousie comprise), l’irruption du mode flamenco possédait pour les auditeurs un fort potentiel de surprise et donc d’émotion. Il semble que Manuel Torres y ait été particulièrement sensible. Écoutant les "Noches en los jardines de España" de Manuel de Falla, dont certains passages comportent des cadences andalouses tellement développées qu’on peut les entendre comme des cadences flamencas, il aurait déclaré : "Todo lo que tiene sonidos negros tiene duende". La remarque est sans ambiguïté, même si l’on peut douter qu’il ait employé le terme "duende", popularisé postérieurement par Federico García Lorca. En tout cas, l’analyse de ses versions des siguiriyas créées par ses prédécesseurs (El Viejo de La Isla, Francisco La Perla, Manuel Molina, Loco Mateo, Joaquín La Cherna et Curro Dulce) montre le clair dessein d’en resserrer les modèles mélodiques autour du noyau dur du mode flamenco, les accords des deux premiers degrés (Bb et A, s’agissant du mode flamenco sur La) — à tel point qu’on pourrait désigner les 21 siguiriyas de sa discographie comme autant de cantes de Manuel Torres.
Outre cette claire appréhension du potentiel musical et émotionnel du mode flamenco, Manuel Torres travailla en orfèvre tous les outils du phrasé vocal. Pour mettre en valeur l’impact affectif des letras, il use fréquemment de violents contrastes entre chant syllabique quasi parlando, souvent staccato, et longues séquences mélismatiques sur des ayeos insérées dans les tercios — le jipío est toujours signifiant, jamais démonstratif (cf. sa création por siguiriya "Era un día señalao de Santiago y Santa Ana...", aisément accessible sur Youtube). Les micro-césures et les silences prolongés, les oppositions entre syllabes brèves et longues, soulignées par une alternance entre quiebros et messa di voce, tendent au même objectif. Les lignes mélodiques sont très clairement dessinées, avec la sobriété ornementale caractéristique du "decir el cante". Niño de Elche travaille sur ces traits stylistiques qu’il accentue souvent de manière originale ou affecte à d’autres cellules mélodiques constitutives de tel ou tel tercio que celles auxquelles Manuel Torres les avait lui-même appliqués. Niño de Elche ouvre le concert par une démonstration por bulería de ce travail de recomposition, d’autant plus spectaculaire qu’elle est chantée a cappella, sur un accompagnement de palmas en trio, avec Nasrine Rhamani et Caracafé. L’original ("Fiesta gitana", 1928) est composé de cinq bulerías cortas de Jerez que Niño de Elche développe en reprises symétriques : quatre premiers cantes x 2 / cinquième cante / quatre premiers cantes x 2 / cinquième cante / coda : répétition du premier tercio du quatrième cante ("Piló, piló, piló, piló, piló"). Les reprises étant systématiquement variées, cette structure est propice à une brillante démonstration de virtuosité rythmique et de paraphrase vocale confinant au rap pour une coda explosive, sur une répétition vertigineuse du "Piló...".
Le reste du programme est à l’avenant, sobrement et impeccablement accompagné par Nasrine Rhamani (percussions) et Caracafé (guitare — savoureusement aussi pour ce dernier) : dans l’ordre, soleares et soleares por bulería ; cantiñas ; saeta ; fandangos ; farruca ; siguiriyas ; campanilleros ; cartagenera et taranto ; guajiras ; petenera. Comme pour le disque, plus encore même (effervescence de la scène aidant), tous les cantes étaient à la fois conformes aux modèles mélodiques originaux et savamment déconstruits-reconstruits en compositions de Niño de Elche / Manuel Torres, non sans quelques inserts de signatures vocales "de la casa", sans doute pour marquer une certaine distanciation entre les sources et leur exégète (grognements, borborygmes, bruits de souffle, sifflements, etc.). Nous avions admiré l’album et nous nous y attendions donc, mais nous avons été particulièrement marqués par trois cantes jugés marginaux, on se demande bien pourquoi : farruca, saeta et campanilleros — les deux premiers étant logiquement chantés sur un arrangement instrumental diffusé off, respectivement gaita (cornemuse galicienne renvoyant à l’origine supposée de la farruca) et cornet (marche processionnelle et contrechants doloristes sur le cante). Niño de Elche applique à ces trois compositions des portamentos ascendants proprement sidérants combinés à des messa de voce, façon Enrique Morente, peut-être lui-même inspiré par les versions par Manuel Zapata de la saeta d’Arcos de la Frontera. Interprétée ad lib. et sans les fameux "trantreiro" qui l’encadre traditionnellement, la farruca se trouve ainsi métamorphosée en une litanie solennelle, tandis que la saeta devient une psalmodie plus poignante encore que lorsqu’elle est chantée in situ. Dans la version de Manuel Torres, les campanilleros étaient déjà beaucoup plus tendus que les gracieuses chansons vernaculaires dont il s’était inspiré. Niño de Elche les transforme en une figuration terrifiante du jugement divin (au premier degré ou parodique ?) par l’étirement résolument monstrueux du motif mélodique portant les mots "Santa Hulmidad", répété trois fois de manière de plus en plus éruptive ("éructive" ? — Screamin’ Jay Hawkins n’est pas loin).
A partir de la farruca, Niño de Elche prend d’ailleurs de plus en plus de distance par rapport à son inspirateur. Jusqu’alors, il se tenait debout, quasiment immobile, avec une gestuelle des plus sobre — sa présence scénique et son costume avec chapeau emblématique (cf. un célèbre portrait de Manuel Torres) étant plus que suffisants pour assurer le spectacle. Pour la farruca, il est isolé de ses deux partenaires et enserré dans un dense réseau de rayons lumineux projetés verticalement, symbole visuel d’une répétition mélodique qui semble ne jamais pouvoir prendre fin. Les lumières deviennent dès lors un élément essentiel du spectacle — les belles photos de Sandy Korzekwa sont suffisamment éloquentes pour nous dispenser de description. Niño de Elche s’assied ensuite pour la première fois dans la posture rituelle du cantaor pour les siguiriyas : pour le dernier cante (“Era el día señalado de Santiago y Santa Ana..."), enchaîné sur le souffle avec le précédent, un friselis fébrile de percussions, des graves abyssaux et des stridences électroniques de plus en plus frénétiques font pourtant irruption pour la première fois, menaçant de submerger la voix. La cartagenera et le taranto por rumba nous renvoient à Pata Negra ("Levante" — album Rock gitano, 1983). Peut-être pour souligner l’admiration mutuelle de Pepe Marchena et Manuel Torres, qui ne les enregistra pas, les guajiras sont interprétées mezza-voce, chantées-parlées avec force ornementation mélismatique, illustrées par un jeu de scène langoureux (gracieux braceos, chapeau à usage d’éventail) et commentées par des sifflements qui remplacent les temples ou se superposent en contrechants aux paseos de Caracafé qui ne manque pas l’occasion de nous régaler de quelques "cocottes" funky.
La conclusion du concert (en bis, mais évidemment anticipé) est donc pharaonienne. Niño de Elche trône parfaitement immobile et paré comme il se doit de colliers et bracelets par ses deux partenaires. Impassible, sous un déluge de lumières stroboscopiques, il écoute la petenera qu’il a enregistrée sur un arrangement binaire électro robotique de D.J. Ylia, diffusée off. "Ppppppppetenera" : débit vocal rappé déchiquetant les syllabes du mot petenera puis celles des deux premiers tercios dont il conserve cependant les profils mélodiques ("Ni aun durmiendo puedo tener / tranquilo mi pensamiento") ; quintuple ¡ Ay ! scandé staccato et entrée d’une deuxième voix pour la coda. Soit ce que pourrait donner la petenera de Pastora Pavón "Niña de los Peines" si elle était chantée par un "primitif" inconscient, si possible plus ou moins fou ou du moins incontrôlable. Tout le reste de ce magnifique concert avait prouvé l’ineptie de cette fable, mais autant enfoncer le clou tant elle a la vie dure.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes
Andrés Marín : "Un aire de signos"
Nîmes, Hall du Carré d’Art, 9 janvier 2025
Danse : Andrés Marín
Saxophones soprano et ténor : Alonso Padilla
Andrés Marín : "Recto y Solo"
Nîmes, Salle de l’Odéon, 11 janvier 2025
Conception, direction artistique et chorégraphie : Andrés Marín
Musique : Andrés Marín, Pedro Barragán et Francisco López
Danse et chant : Andrés Marín
Guitare : Pedro Barragán
Costumes et scénographie : José Miguel Pereñiguez
Son : Ángel Olalla
Lumières : Benito Jiménez
Textes : Vicente Escudero
Andrés Marín est un habitué du Festival Flamenco de Nîmes. Son programmateur historique, Patrick Bellito, l’a invité régulièrement à y présenter presque toutes ses nouvelles créations. Son successeur, Chema Blanco, a perpétué cette louable tradition. Aussi était-il logique qu’il ouvrit l’édition du trente-cinquième anniversaire avec l’une de ces performances qu’il affectionne — qui plus est dans un lieu insolite, en l’occurrence le hall du Carré d’Art, en étroite proximité avec un public ravi.
Insolites aussi (du moins dans un contexte flamenco) le duo danses / saxophones et le choix des musiques transcrites et interprétés de main de maître en live par Alfonso Padilla : Bach ( "Toccata en Ré mineur"), Debussy ("Syrinx"), De Falla ("Danza ritual del fuego") et García Lorca ("Zorongo"). Nous avons écrit danses au pluriel parce qu’il s’agissait de rendre hommage successivement à deux maîtres fondateurs, l’un du bûto (Kazuo Ohno), l’autre de la danse flamenca dans sa modalité "ballet" (La Argentina). La structure symétrique de la performance associait Bach et Debussy au premier, De Falla et García Lorca à la seconde, avec pour seul fil d’Ariane un accessoire, l’éventail qui soulignait la géométrie spatiale des braceos et caractérisait l’ethos de chaque genre chorégraphique (courbes lentissimes, bras anguleux péremptoires, frémissements fébriles, etc.)
Le style d’Andrés Marín était évidemment le garant de la cohérence de cette confrontation improbable entre bûto et baile. Il ne manqua pas de nous en offrir un abrégé, avec toutes les signatures auxquelles l’on pouvait s’attendre et sans doute une bonne part d’improvisation : pas de surprise donc, mais un régal d’élégance et d’humour sans la moindre trace de transgression et moins encore d’iconoclastie, comme nous l’avons pourtant lu ici ou là.
Andrés Marín n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il danse en solo, parce que l’extrême rigueur de la trame de ses pièces est précisément conçue pour lui offrir des espaces d’improvisation. C’est notamment le cas de "Recto y Solo", un hommage à Vicente Escudero que nous avions déjà vu et qui nous avait vivement intéressé à Paris (Théâtre de Chaillot) mais dont la représentation à Nîmes était encore supérieure en qualité, en engagement et en rythme (quelques longueurs ont été heureusement éliminées) et frisait la perfection autant qu’il est possible.
La salle est encore éclairée ; nous sommes accueillis par Andrés Marín assis en bord de scène, vêtu d’une combinaison de danse noire et d’une chasuble blanche. Son visage est étroitement masqué de noir comme un personnage de Dali ; il porte un chapeau semblable à celui de Vicente Escudero, dont un portrait est projeté sur l’écran qui tiendra lieu de rideau de fond de scène ; diffusé off en boucle, le "Tanguillo de los anticuarios" d’Antonio Rodríguez Martínez "Tío de la tiza", extrait de l’unique enregistrement réalisé par le danseur-chorégraphe ("Vicente Escudero. Flamenco ! Sings and Dances", LP Columbia CL 982, 1957), accompagné par le guitariste Mario Escudero, sans lien familial avec lui — leurs seuls rapports sont qu’ils furent tous deux des maîtres de leur art et que ni l’un ni l’autre n’étaient andalous (le premier est né à Urive, province de Valladolid, le second à Alicante). Le propos du spectacle est ainsi affirmé d’emblée : l’influence de l’art contemporain sur l’ œuvre de Vicente Escudero, sa passion pour la peinture qu’il pratiqua lui-même et une scénographie en noir et blanc (plus tard, avec dégradés de gris) à l’image du cinématographe (comme on nommait à l’époque le 7ème art) et des projections qui suivront. La silhouette d’Andrés Marín, en noir, semble parfois une matérialisation de ce que nous voyons sur l’écran.
Il n’aura pas échappé à nos lectrices et lecteurs que nous sommes plus amateurs de chant et de guitare que de danse. Aussi avons-nous été comblés par les cantes que nous a offerts Andrés Marín comme par les accompagnements (et la musique de scène) de Pedro Barragán. Après une brève soleá et un long prélude de guitare paraphrasant un cante por malagueña, la pièce maîtresse en fut sans doute une somptueuse suite de trois cantes : malagueña d’Antonio Chacón ("Que te quise con locura") / fandango de Lucena ("A comerme una manzana...") / jabera ("Se despierta un rey celoso..."). Mais la cantiña de Las Mirris, la zambra et les tientos-tangos et deux siguiriyas dont une version d’une sobriété poignante du cante de Frasco "el Colorao" ("Y Dios mandó el remedio...") ne leur cédaient en rien.
En ce qui concerne la danse, "Recto y Verso" n’est ni une reconstitution historique ni même un "à la manière de". On ne trouve dans cette pièce aucune citation explicite des chorégraphies de Vicente Escudero. Le titre, et même l’ordre des deux termes qu’il associe, pourrait être l’une des clés du spectacle. "Recto" renverrait éventuellement au quatrième précepte du "Decálogo de baile flamenco masculino" de Vicente Escudero (1951) : "Las caderas quietas", donc à l’immobilité des hanches prolongée par la rectitude du torse. Mais nous rapprocherons plutôt cet adjectif du deuxième précepte, "Sobriedad", à la droiture ou à la probité artistique, à une esthétique de la rigueur et de l’épure. "Solo", évidemment parce qu’Andrés Marín est le seul danseur sur scène ; mais aussi pour affirmer la singularité d’un style forgé pendant plus de trente ans de carrière professionnelle et de manière autodidacte, comme il l’a affirmé à maintes reprises, bien que son père Andrés ait été lui aussi bailaor — sans doute plus important pour ce spectacle, on sait moins que sa mère, Isabel Vargas, est une très estimable cantaora. Comme l’avait été "Yarín" (2022), sa magnifique œuvre précédente en duo avec le danseur basque Jon Maya, "Recto y solo" est un dialogue, cette fois entre Andrés Marín et Vicente Escudero, présent tout au long de la pièce par des projections de ses dessins, de ses écrits (extraits de "Mi baile", 1947 — réédition par Athenaica Ediciones en 2017) et de son film, "Bailes primitivos flamencos masculinos" (Herbert Matter et Mura Dehn, 1955), dont il réalisa lui-même le montage (16’26 pour plus de deux heures de rushes...). Nous y avons retrouvé, tendues vers un tout autre objectif, l’intensité émotionnelle et l’âpre intériorité de l’inoubliable "Vigilia Perfecta" (2020), à laquelle collaborait déjà l’artiste plasticien José Miguel Pereñiguez.
Le premier tableau plante le décor chorégraphique : dans la continuité du tanguillo, torse immobile, avant-bras croisés à hauteur de la ceinture, Andrés Marín se conforme effectivement au décalogue pour un premier zapateado. Synchronisé avec le film muet de Vicente Escudero projeté simultanément, il donne l’impression de le sonoriser — le procédé sera repris pour plusieurs tableaux ultérieurs. Progressivement, les bras et les mains s’émancipent du "Décalogue", en sorte que le corps d’Andrés Marín semble habité par le dialogue entre Vicente Escudero ("De la cintura para abajo") et lui-même ("De la cintura para arriba"). Mais l’infinie variété des nuances de dynamique et de timbre n’appartiennent qu’à lui. S’y ajouteront plus tard d’autres percussions corporelles, claquements de doigts ("pitos"), etc. : donc, un corps non seulement dansant mais aussi sonore. Pedro Barragán applique au rythme du tanguillo une mutation ternaire (ostinato en arpèges) qui conduit à une coda por bulería. Nous ne décrirons pas toutes les chorégraphies : les séquences dansées sont sans doute fixées à l’avance, mais leur ordre et leur durée sont sujets à l’improvisation modulaire caractéristique du flamenco traditionnel, qu’il s’agisse du cante, du toque ou du baile. L’ensemble nous a semblé être une synthèse de la signature Andrés Marín : de profil, de face et de dos ; debout, accroupi et au sol ; postures en arrêts sur image qui recueillent l’énergie et résument la géométrie dans l’espace des mouvements qui les ont précédées — Vicente Escudero affirmait que son style s’inspirait de l’architecture ; Andrés Marín lui ajoute la sculpture. Au cours de ce spectacle, ses mains et ses doigts semblent par instants dessiner des idéogrammes qui signifient les letras, des neumes qui figurent les courbes mélodiques des tercios des cantes ou des angles qui dessinent des chorégraphies à venir. Ou peut-être les trois à la fois, tant la continuité entre danse, chant et guitare est l’une des grandes qualités de "Recto y solo" : il danse parfois en "répondant" à sa voix par de bref commentaires de zapateados, parfois en "marquant" simultanément ce qu’il chante, parfois en développant par ses chorégraphies ce qu’il a chanté auparavant.
Ainsi, sur un accompagnement d’abord pointilliste en pizzicati et accords très espacés, il prolonge le cante por cantiña par une "escobilla" au cours de laquel le "balai" est remplacé par un aspirateur-robot avec lequel il se risque à un savoureux pas de deux (Buster Keaton ou Harold Lloyd ne sont pas loin). Pour la célèbre scène du film de Vicente Escudero rythmée par les ailes d’un moulin ("Romance del molino"), seules visibles sur l’écran, leurs cliquetis sont remplacés par des coups sourds isochrones (musique électronique) marquant le compás des tangos-tientos sur lequel, entre deux séquences dansées, le duo nous offre une émouvante version d’une zambra de Manolo Caracol. Pour l’occasion, Andrés Marín ajuste sur scène les polainas (guêtres) que Vicente Escudero avait empruntées au costume du meunier de la création du "Sombrero de tres picos" de Manuel de Falla.
Décrire toutes les surprises et toutes les émotions offertes par ce spectacle serait interminable. Nous passerons donc sans plus tarder au tableau final. On sait que Vicente Escudero fut le premier danseur qui ait chorégraphié la siguiriya. Après avoir ébauché et testé son œuvre avec le guitariste Eugenio González, il la créa au Teatro Falla de Cádiz en 1939, puis la présenta l’année suivante au Teatro Español de Madrid et au Palacio de la Música de Barcelone. Dans "Mi baile", le chorégraphe écrit à ce propos : "Con la seguiriya, la guitarra y el cante no pueden utilizar acrobacias y fantasías. El baile tampoco admite frivolidades ni fiorituras. Si se baila la seguiriya hay que hacerlo con el corazón y sin respirar. O, mejor aún, ha de ser el propio corazón el que no permita que se respire. Sólo de esta forma sería yo, por ejemplo, capaz de bailar en un templo sin profanarle. Hasta parece que el sonido rítmico y grave de las cuerdas obliga a recurrir a liturgia." — un extrait de ce texte est projeté pendant le spectacle. Le moins que l’on puisse écrire est que la longue pièce qui conclut "Recto y solo" est conforme à l’esprit, sinon à la lettre, de la conception de Vicente Escudero. Andrés Marín lui ajoute deux cantes (cf. ci-dessus). Dans le même esprit minimaliste, Pedro Barragán reprend l’introduction de sa composition "El Vacie" : l’entame d’une falseta de Perico el del Lunar, limitée à quatre notes conjointes ascendantes (noire + noire + noire pointée + noire pointée, le cinquième temps du compás restant en silence) d’abord exposée a cuerda pelá, puis contrepointée notes contre notes par une basse chromatique en mouvement conjoint rétrograde (cf. "Chinitas", 2021). La prolongation de ce motif au début du premier cante donne une saisissante sensation d’ascétisme en apesanteur, repris par la danse. Que Andrés Marín puisse chanter avec une parfaite justesse sur une telle composition, quasiment bimodale, montre à que point il n’est pas seulement un maître danseur-chorégraphe, mais aussi un grand musicien. Et compositeur, serions-nous tenté d’écrire à l’audition de l’éblouissant traitement sonore des zapateados et percussions corporelles de ces siguiriyas, sur une texture de vrombissements et sifflements électroniques (respiration ? machines ? vent ?), avec lumières stroboscopiques "à l’unisson", pour une fois justifiées.
Souhaitons qu’Andrés Marín parachève son hommage à Vicente Escudero par un enregistrement, accompagné évidemment par Pedro Barragán. Au cours de l’interview qu’il nous offrit au bar du Théâtre Bernadette Lafont, citant au passage Juan Valderrama, Porrina de Badajoz, La Marelu et Gabriel Moreno (c’est donc aussi un homme de goût), il nous confia qu’il avait hésité entre le cante et le baile et avait finalement opté pour ce dernier, faute de capacités vocales suffisantes. C’est-là pécher par excès de modestie.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nîmes.
Ballet Flamenco de Andalucía : "Pineda — Romance Popular en tres estampas"
Nîmes, Théâtre Bernadette Lafont, 9 janvier 2025
Direction artistique et chorégraphie : Patricia Guerrero
Dramaturgie et adaptation : Alberto Conejero
Direction musicale : Agustín Diassera et Dani de Morón
Extraits de l’œuvre de Federico García Lorca "Mariana Pineda. Romance Popular en tres estampas".(1925)
Répétiteur Eduardo Leal
Danseur invité : Alfonso Losa
Danse : Agustín Barajas, Álvaro Aguilera, Ángel Fariña, Araceli Muñoz, Blanca Lorente, Claudia “La Debla”, Cristina Soler, David Vargas, Hugo Aguilar, Jasiel Nahin, Lucía “La Bronce”, María Carrasco et Sofía Suárez danse
Chant : Amparo Lagares et Manuel de Gines
Guitare : Jesús Rodríguez et José Luis Medina
Percussions : David Chupete
Composition musicale : Agustín Diassera, Dani de Morón et Sergio “El Colorao”
Adaptation musicale du texte : Sergio “El Colorao”
Chorégraphie de la scène "La batalla del Albaicín" : La Venidera (Albert Hernández et Irene Tena)
Autres chorégraphies : Eduardo Leal et Alfonso Losa
Costumes : Pablo Árbol
Lumières : Juan Gómez Cornejo (AAI)
Scénographie : Bengoa Vázquez et Laura Ordás (AAPEE)
Espace sonore : Rafael Pipió (Bésame Music Produccionnes)
La première œuvre théâtrale de Federico García Lorca, "Pineda — Romance Popular en tres estampas" (création au Teatro Goya de Barcelone en 1927 sous la direction de l’auteur, décors et costumes de Salvador Dali) avait déjà fait l’objet d’une adaptation par la Compagnie Sara Baras, sur une musique de Manolo Sanlúcar (Bienal de Sevilla, 2002). Par sa conception chorale, la première pièce dirigée par Patricia Guerrero pour le Ballet Flamenco de Andalucía est très différente de la version précédente, même s’il s’agit également d’un spectacle "grand format", du moins mesuré à l’aune des chorégraphies flamencas — le sujet l’impose évidemment. Le sous-titre rappelle à quel point la figure historique de Mariana Pineda est devenue une figure du folklore populaire, surtout à Grenade où elle est née et a vécu (brièvement : 1804 - 1831). La maison familiale de García Lorca était très proche du monument érigé en l’honneur de l’héroïne, sur la place qui porte son nom. Il rédige la pièce pendant la dictature de Primo de Rivera, non sans doute sans arrières pensées. Cependant, l’œuvre tente de concilier deux thèmes symbolisés par le personnage principal, celui de la lutte pour la liberté politique et celui de la liberté amoureuse — elle est veuve d’un militaire libéral et courtisée par un sien cousin, un révolutionnaire et un absolutiste envoyé à Grenade par Ferdinand VII en tant d’"alcalde del crimen" pour réprimer ce qu’il soupçonne être une tentative de soulèvement général en Andalousie. Le dramaturge Alberto Conejero a nettement privilégié le premier, souligné dès le prologue : des femmes brodent un drapeau libéral ("Libertad, Igualdad y Ley" — il sera retrouvé au domicile de Mariana Pineda et constituera la seule preuve produite contre elle) tandis que le "Romance de Mariana Pineda" chanté par le Coro Femenino de la Asociación Cultural Cruz de Mayo Albaicín est diffusé off. De fait, l’intrigue amoureuse est réduite à un seul pas de deux entre Patricia Guerrero et Eduardo Leal, qui incarne son amant (Pedro de Sotomayor).
Aussi sera-t’il peut-être utile de rappeler le contexte historique. Après l’échec de l’invasion française, les Cortes réunies à Cadix proclament en 1812 une Constitution libérale (la "Pepa") qui lance une série d’affrontements entre libéraux et absolutistes. En mai 1814, Ferdinand VII tente un retour à l’absolutisme, équivalent à celui de Charles X en France, en annulant les lois votées par les Cortes. En Andalousie, l’opposition vient de pronunciamientos militaires, en particulier celui du commandant Rafael de Riego (janvier 1820), qui proclame unilatéralement le Constitution de 1812 — il sera pendu à Madrid le 7 novembre 1823. Sous sa pression et celle d’un soulèvement en Galice, le roi prête serment à la Constitution en mars 1820. Ce bref épisode, le "Trienio liberal", reprend et amplifie les lois votées par les Cortes. La situation espagnole n’est évidemment pas du goût de la Sainte-Alliance. En mandataire zélé, Charles X envoie en Espagne des troupes dirigées par le duc d’Angoulême qui passent la frontière espagnole le 7 avril 1823 et atteignent rapidement l’Andalousie sans résistance notable, tandis que Ferdinand VII annule toutes les décisions du gouvernement constitutionnel (manifeste du 1er octobre 1823). Sur fond de crise économique sévère, une nouvelle série de pronunciamientos, soutenus par des révoltes urbaines et des guérillas rurales s’oppose au retour à l’absolutisme ; d’abord, dès 1824, celui du colonel Valdés, depuis Gibraltar vers Tarifa et Almería. Mais c’est en 1831 que la sédition s’étend partout en Andalousie : attaque de La Línea (janvier) ; débarquement du colonel Manzanares à Estepona, qui tente sans succès d’organiser un maquis dans la Serranía de Ronda (février) ; soulèvements populaires à Cadix (mars) et Grenade (mai — exécution, parmi les insurgés, de María Pineda le 26 de ce mois) ; tentative de soulèvement à Málaga (décembre) menée par le général Torrijos, qui fut exécuté le 11 décembre.
Bien que le prétexte en ait été son refus de dénoncer ses "complices", la condamnation à mort de Mariana Pineda et le choix du mode d’exécution le plus infamant (le "garrote vil") sont donc doublement politiques en ce qu’ils visent une femme révolutionnaire — d’autant que les femmes ont pris une part importante à la résistance aux troupes napoléoniennes comme aux luttes politiques et sociales qui suivirent. L’essentiel du spectacle traite de ces deux thèmes, résumés par l’héroïne au cours du dernier tableau : "Yo soy la libertad herida por los hombres". Il est éminemment granaíno, non seulement par sa conceptrice, l’auteur de la pièce de référence et son personnage principal, mais aussi par le choix d’une écriture chorégraphique théâtrale et narrative qui renvoie à l’œuvre de Mario Maya. Le découpage suit de près celui de l’œuvre de García Lorca, avec effectivement trois parties : conspiration et liberté ; broderie du drapeau et amours ; bataille de l’Albaicín, arrestation et exécution de Mariana Pineda. Elles sont nettement différenciées par une scénographie fondée sur un seul élément de décor modulable (Laura Ordaz et Bengoa Vázquez) : dehors / dedans et entre-deux — un mur percé d’un trou qui permet quelques épisodes sur deux niveaux verticaux, l’intérieur d’une pièce avec fenêtre ("Ventanas a la calle son peligrosas...", dans un sens ici bien différent de celui d’une letra bien connue de liviana), et une cour dessinée par un muret. Toutes les composantes de la production sont d’ailleurs des réussites et contribuent à parts égales à la remarquable cohérence du spectacle : costumes et accessoires (éventails, écharpes) avec circulation symbolique des couleurs rouge, mauve et jaune d’or (Pablo Árbol), lumières (Juan Gómez Cornejo), musique (Agustín Diassera, Dani de Morón et Sergio "el Colorao" pour l’adaptation des cantes aux textes) et bien sûr chorégraphies. Patricia Guerrero a eu l’excellente idée de déléguer certaines d’entre elles à Eduardo Leal, Alfonso Losa, Albert Hernández et Irene Tena (compagnie "La Venidera"), alliant ainsi l’unité de la ligne directrice à la variété de ses réalisations.
Il est rare dans les spectacles flamencos que les compositeurs et les interprètes soient dissociés. Sans doute pour accentuer la tendance théâtrale de la pièce, ces derniers sont placés dans la salle dans une sorte de "fosse d’orchestre", et non sur scène : Amparo Lagares et Manuel de Gines (chant), Jesús Rodríguez et José Luis Medina (guitare) et David Chupete (percussions) sont à la hauteur de l’exigence des trois compositeurs. Nous retiendrons en particulier la richesse du nuancier de la partie de percussions de la bataille de l’Albaicín, des presque silences mortifères aux déchaînements de violence les plus extrêmes et, pour le tableau final, une superbe interprétation à deux voix de la malagueña del Mellizo quasi a cappella sur un bourdon diffusé off, suivie d’un duo de guitares qui distille d’abord quelques notes clés du modèle mélodique de la mariana disséminées dans une trame polyphonique complexe avant de confirmer le figuralisme de la composition par une paraphrase subliminale du "temple" du cante ("Tro-lo-rón..."). Qu’elles soient chantées ou instrumentales, les versions des autres palos sont toutes de grande qualité musicale : entre autres, soleares, bulerías (conclues par "El vito"), nana (fragilité a cappella par Patricia Guerrero puis a compás de bulería romanceada), tarantos.
La réalisation chorégraphique repose sur deux éléments à fonction théâtrale : progression de l’action pour les chorégraphies de groupe ; caractérisation des personnages pour les solos et les pas de deux. Les transitions sont assurées par des "concerti" de soliste ou des "concerti grossi" (le "concertino" étant alors un groupe de deux ou trois danseurs) qui mettent en scène les interactions entre personnages principaux et contextes populaires ou politiques. Les chorégraphies chorales sont déclinées dans toutes les configurations possibles : synchronisées ou savamment déstructurées avec arrêts sur image de chaque danseur dans des poses différentes, fragmentées en groupes symétriques ou non, en ligne face à la salle, en diagonales, en carrés, en cercles, etc.
Dès le prologue, les demi-pointes boleras (comme les costumes "typiques") des brodeuses figurent le milieu populaire du quartier de l’ Albaicín. Le contraste entre les pas de deux de Patricia Guerrero avec ses deux soupirants dépeint les caractères des trois protagonistes : sur un suave duo de guitares, le premier est de facture presque classique, avec son festival de portés, ses embrassements et très peu de pieds — l’amant de cœur (Eduardo Leal) et une Mariana tendre et fragile ; sur un compás de taranto implacable, le second est tout en violents zapateados face à face et braceos agressifs — le tortionnaire (Alfonso Losa) et une Mariana rebelle et inflexible. Alfonso Losa, en uniforme noir comme il se doit, est d’ailleurs particulièrement convaincant (et virtuose comme de coutume) dans le rôle du méchant, dès son premier "concerto" por soleá avec cinq soldats. Dans tous les tableaux, les zapateados, ou leur absence, ont aussi une valeur expressive. Les scènes avec les jeunes voisines et les servantes de Mariana sont délicieuses, entre tendresse complice et exubérance, et apportent quelques répits dans la violence d’une guerre civile. Celle-ci culmine évidemment dans la scène finale, d’une manière d’autant plus oppressante qu’elle confronte Mariana Pineda à la mort sans le moindre expressionnisme : d’abord l’un des plus beaux solos conçus par Patricia Guerrero, sur la mariana instrumentale, puis concerto en rouge (soliste) et noir (corps de ballet spectral). D’abord immobile en bord de scène, main posé sur le cœur, devant l’alignement glacé des spectres, elle est ensuite ensevelie dans leur masse grouillante. Elle s’en libère enfin, en jaune (cf. la symbolique du drapeau), pour une sortie de scène comme un envol, en pasos et braceos au ralenti.
Certains aficionados restent résolument réfractaires — voire hostiles — au ballet flamenco, par goût ou par principe. Nous ne discuterons par ici de ce dernier, selon lequel une mystérieuse essence flamenca serait incompatible avec la notion même de ballet. Nous nous contenterons de rappeler que depuis un siècle (au moins depuis "El amor brujo" chorégraphié par La Argentina) nous lui devons quelques œuvres majeures de l’histoire de la danse occidentale. "Pineda — Romance Popular en tres estampas" en fait partie. La représentation était dédiée à la mémoire d’El Güito, décédé le jour même ; elle a été digne de son dédicataire.
Claude Worms
Photos : Sandy Korzekwa / Festival Flamenco de Nïmes
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