Chloé Paola Houillon : "Le flamenco : vitalité et limites de la pensée de Jean-Jacques Rousseau" (I)

Première partie

dimanche 14 février 2016 par Maguy Naïmi

Il n’ y a pas que les spécialistes du blues qui s’intéressent au flamenco (cf : les articles de fond de Patrice Champarou publiés dans flamencoweb) les étudiants en philosophie aussi, comme en témoigne cette recherche effectuée par Chloé Paola Houillon, également titulaire d’une licence de musicologie, étudiante à la faculté de Nanterre, sous la direction de Madame Anne Sauvagnargues. Son mémoire de première année de Master de Philosophie s’intitule : "Le flamenco : vitalité et limite de la pensée de Jean-Jacques Rousseau". Passionnée de musique dès son plus jeune âge, Chloé entre au conservatoire de Milly-la-Forêt à 8 ans. Au cours de sa formation, elle est initiée à divers styles de chants traditionnels, et en particulier au chant flamenco : elle suit des stages avec Maguy Naïmi et Claude Worms, puis à Séville avec Laura Vital, cantaora et professeur au Conservatoire de cette ville. Dans ses travaux de recherche elle se plait à lier ses deux passions que sont la musique et la philosophie.

Préambule

Dans la première partie de son travail de recherche, "Le flamenco et la philosophie de Jean Jacques Rousseau : entre divergences et compatibilités", Chloé Paola Houillon souligne que Rousseau "porte toute son attention sur la mélodie (…) parce qu’elle est pour lui synonyme de chant et que la voix porte les passions humaines… Il fonde sa théorie de la musique sur la notion de passion et non sur les seuls critères d’analyse de la musique savante occidentale (…). Il théorise une philosophie de la musique non élitiste".

"Si l’on se réfère au milieu dont il est issu, le flamenco est une musique populaire. Il se développe dans le milieu gitan et dans le sous-prolétariat des quartiers populaires des villes de Basse Andalousie, dont le célèbre quartier de Triana à Séville, pour s’affirmer, à la fin du XIXème siècle dans trois centres principaux : Séville, Cádiz et Jerez. Mais c’est avant tout son mode de transmission oral, qui oppose le flamenco à la musique savante, qui elle est écrite – celle-là même que Rousseau théorise et que parfois même, il compose. Comment rapprocher une philosophie s’appuyant sur une musique savante, du flamenco considéré terrain propice à une étude ethnomusicologique ?".

Chloé Houillon renvoie aux célèbres "Escenas andaluzas" de Serafín Estébanez Calderón (articles écrits entre 1830 et 1840) qui décrivent le contexte historique et culturel dans lequel le flamenco émerge. L’origine du flamenco serait "un folklore populaire de chansons à danser (…). Au sein des airs à danser populaires, peu à peu, les chanteurs s’imposent : une mode se développe, celle d’une manière gitane d’interpréter un répertoire populaire fruit du métissage généré par la situation économique et sociale. La voix devient centrale dans la formation du genre".

"Si des formes génériques naissent de ce processus de transformation au XIXème siècle, elles se fixent au tournant du XXème en deux catégories : les formes (palos) a compás définies para leur cycle métrico–rythmique, et les formes de type Fandango, définies par leurs modèles mélodico- harmoniques. Le genre se codifie progressivement : les modèles mélodiques apportés par le chant sont structurés rythmiquement et harmoniquement par la guitare. Le chant apparaît alors comme l’axe autour duquel les autres éléments, guitare, palmas et danse, viennent se greffer, mais il s’en retrouve

lui même cadré. (…). Ce contexte d’émergence du flamenco est aux antipodes de celui de la musique théorisée par Rousseau. Cependant, la voix émerge des deux siècles et des deux genres : la musique classique occidentale du XVIIIème se cherche dans la voix, le flamenco lui, se trouve dans la voix".

"Le terme de "musique savante" désigne des traditions musicales impliquant des considérations structurelles et théoriques avancées et nous pouvons dire que le flamenco n’en est pas si éloigné dans la mesure où il possède ses propres canons classiques. Si l’on peut revendiquer pour le flamenco le terme de "composition", c’est bien parce qu’il y existe des processus de création individuelle. Le flamenco est une musique de compositeurs et est, on l’oublie souvent, dès ses origines, une activité professionnelle. Par ailleurs il implique une maîtrise du chant nécessaire comme elle peut l’être pour le chant lyrique, qu’il faut travailler - par exemple, cantar de un jipío, qui signifie chanter tout ou partie d’une copla sans reprendre son souffle. Là encore le flamenco se distingue du folklore populaire et est pratiqué par des artistes d’un haut niveau technique, capables de rivaliser avec les chanteurs lyriques de l’époque. Au sein d’une musique populaire, nous reconnaissons là un trait savant : la technicité vocale, qui nécessite non plus une simple imitation mais une performance évaluée par le "jipío" et l’ornementation mélismatique. On peut donc attribuer un certain caractère savant au chant flamenco, tant du point de vue technique que de par sa composition codifiée".

"S’il semble aisé de rapprocher le flamenco d’une musique savante telle que Rousseau l’a théorisée, que faire de sa part d’improvisation ?"

"Il est vrai que le fossé infranchissable entre le flamenco et la musique dite savante est l’oralité. L’écriture assure à une composition classique une certaine fixité. Dans le cas du flamenco, la fixité se trouve dans la multiplicité elle-même".

Chaque chant peut en effet être défini selon trois critères hiérarchisés, du plus générique au plus spécifique :

_ 1) La forme : un ensemble de règles harmoniques et / ou rythmiques -exemple : "cantar por Soleá".

_ 2) Le modèle mélodique validés par la tradition, assignés à un lieu et / ou à un compositeur - exemple : "cantar la Soleá de El Mellizo".

_ 3) L’interprétation : certaines interprétations marquantes qui font références pour les artistes de générations postérieures - "cantar la Soleá de El Mellzo al estilo de Manolo Caracol".

"Les modifications porteront sur le deuxième niveau pour les artistes les plus originaux, créant alors un nouveau cante ; ou, plus fréquemment, sur le troisième niveau, créant une nouvelle interprétation d’un même cante qui pourra être reprise par d’autres chanteurs. On parlera donc moins d’improvisation que d’interprétation, d’appropriation du cadre formel, appropriation aussi d’une composition sur ce cadre dessinant un schéma mélodico – rythmique préétabli (...), et les compositions ne sont que des squelettes que l’on habille différemment, au point que l’on trouve de très grandes variations d’un même chant".

"L’aria da capo du XVIII ème siècle laisse également au chanteur la possibilité d’orner la reprise selon son goût et ses possibilités vocales. Il ne serait donc pas approprié de dire que la musique savante du XVIIIème siècle, parce qu’elle est écrite, rejette l’improvisation. Néanmoins à la différence de l’aria da capo, le cante n’expose pas une première fois le schéma mélodique non ornementé ; et ce parce que d’une part, il ne comporte que peu de notes (le strictement nécessaire à la définition d’un profil mélodique à la fois identifiable et non contraignant - NDR) et que, d’autre part, il est déjà connu des aficionados : un cante (por Soleá, Granaína, Alegría…) possède un profil

mélodique préétabli. Le cante est donc en lui même une esthétique de la transformation, du faire autre, et même de la transgression du déjà-là. Il ne faut pas chanter ce qui est écrit (écrit au sens de "ce qui existe déjà") mais plutôt trouver les moyens de refaire différemment".

"Cette mince part d’improvisation que l’on trouve dans le flamenco est réservée au chant : le guitariste improvise plus rarement encore. Il utilise les cadres mélodico – harmoniques qu’offrent les formes et sélectionne dans un répertoire de marqueurs stéréotypés (paseos, llamadas, remates...) et de courtes compositions nommées "falsetas", mémorisées ou composées au fur et à mesure de son apprentissage. Si l’on peut dire que le guitariste "improvise", "c’est parce qu’il doit adapter son phrasé et ses "réponses" au chanteur qu’il accompagne (…). Le guitariste est soumis à la fluctuation d’interprétation du chanteur. Le rapport à l’improvisation est donc, là aussi, une mise en valeur de la voix, la guitare guidant le chanteur dans ses ornements à la manière du clavecin qui structure harmoniquement la reprise dans l’aria da capo (…). On ne fait pas "le bœuf" en flamenco, comme en jazz, et un concert nécessite un important travail préalable, au même titre que n’importe quelle musique "savante".

"Il ne s’agira donc pas de chercher à faire du flamenco une musique savante, ni même de construire une analogie entre le flamenco et la musique dont parle Rousseau, mais de savoir jusqu’où les écrits sur la musique de Rousseau trouvent une résonnance dans le flamenco. Nous cherchons deux choses : savoir si l’on peut libérer la philosophie de la musique de Rousseau de sa temporalité (nous nous confrontons en quelque sorte ici au problème du holisme) puisqu’elle est souvent comprise comme un témoignage au sein de la Querelle des Bouffons, et mesurer le flamenco à une philosophie de la musique "savante" afin de mieux cerner sa place au sein de l’art musical".

La Querelle des Bouffons

"Elle divise la société musicale du XVII ème siècle entre partisans de l’opéra italien et partisans de l’opéra français. Rousseau affirme que, contrairement à l’opéra italien, l’opéra français est "un faux genre où rien ne rappelle la nature". La musique y reste sans rapport avec les sentiments exprimés par le texte. L’enjeu de la controverse se cristallise donc sur l’importance qu’il convient d’atrtibuer à la mélodie (opéra italien) ou à l’harmonie (opéra français). Les compositeurs privilégiant l’harmonie, tels que Rameau, insistent sur le fait que les principes de l’art sont susceptibles d’une expression rationnelle. Au contraire, les partisans de la mélodie, tels que Rousseau, s’interrogent davantage sur l’impact affectif de la musique. Alors que la théorie de Rameau s’inscrit dans un cadre purement musicologique, qui est celui de la théorie musicale, Rousseau opte pour une anthropologie de la musique. Rameau met en avant le caractère rationnel de la mélodie comme étant ce qui découle des relations harmoniques. L’harmonie est alors celle qui "détermine une route" pour la mélodie. En cela nous pourrions reconnaître un trait du flamenco, dans la mesure où le guitariste, qui porte l’harmonie, donne le ton au chanteur, le guide d’une phrase à l’autre, notamment lorsqu’il ponctue entre les phrases mélodiques, ou appelle le chant par des phrases codées (llamadas). Cependant, nous ne pouvons pas dire comme le prétend Rameau, que la guitare engendre la phrase mélodique. Si elle appelle le chant, c’est parce qu’elle a un rôle d’accompagnement, elle a donc besoin du chant pour exister".

"Dans le Dictionnaire de la musique Rousseau écrit que "l’harmoniste évitera soigneusement de couvrir le son principal dans la combinaison des accords ; il subordonnera tous ses accompagnements à la partie chantante. (…) Quand on accompagne de la musique vocale, on doit par l’accompagnement soutenir la voix, la guider, lui donner le ton à toutes les entrées et l’y remettre quand elle détone".

Quand la voix est passion

"Pour Rousseau, la mélodie est capable d’exprimer universellement des sentiments intimes. L’harmonie s’adresse à la raison quand la musique doit s’adresser au cœur. Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau fait du chant l’expression de ma passion, c’est à dire ce par quoi je communique cette passion à autrui, mais aussi ce grâce à quoi j’ en prends moi même conscience. Pour lui le chant est mystérieusement capable d’exprimer et de partager l’intime avec force. Si le chant touche les auditeurs dans ce qu’ils ont chacun de plus intime, c’est parce qu’il est le fruit de l’intimité du chanteur. Il lie ainsi l’individuel et l’universel".

La voix de l’indéfinissable ou le cri

"On peut reconnaître l’intimité du chanteur en tant que chaque chanteur possède son esthétique vocale propre. Aucune voix flamenca ne ressemble à une autre. On peut relever l’existence de canons classiques dont on fait remonter l’origine au chanteur Silverio Franconnetti, surnommé "el rey del cante". Mais ces canons ne sont pas fixes. Dans les Escenas andaluzas de Estébanez Calderón, le fameux chanteur El Planeta, réprimandant son élève El Fillo, définissait la voix flamenca par un timbre clair et rejetait un timbre plus rauque (celui-là même qu’il reprochait à El Fillo), ce même timbre rauque qui constitue à travers le monde l’imaginaire du chant flamenco. Les mélismes, ces

ornements mélodiques considérés aujourd’hui comme un trait caractéristique de l’esthétique du chant flamenco, offusquaient les critiques musicaux "de bon goût". Un journaliste de Jerez écrit en substance dans les années 1860, à propos d’un concert du chanteur Silverio Franconnetti : "On a bien raison de nommer Franconnetti "cantaor" plutôt que "cantador" parce qu’il n’arrive jamais à trouver ses notes du premier coup"".

"Le chant flamenco se fait esthétique du multiple : toutes les voix sont susceptibles de chanter du flamenco, et c’est pourquoi il s’avère difficile de trouver des mots pour le décrire. Federico García Lorca parle par exemple du "dionisíaco grito degollado de Siguiriyas" (le dionysiaque cri égorgé de la Siguiriya). Le pète José Luis Tejada definit le chant flamenco par une élégante tournure aporétique : "Le cante est une voix impossible". On retiendra ce que suscite le chant flamenco à défaut de pouvoir le définir. Il est avant tout "l’expression d’une passion personnelle", selon les mots de Ricardo Molina. Le visage et le corps en tension du chanteur nous semblent centrés sur l’intériorité et l’émotivité de l’être. Cette tension nous semble dire que lors du chant, quelque chose s’en arrache : le chant se fait cri qui s’arrache du corps. Les cantes commencent d’ailleurs souvent par un son non signifiant, "Ay", appelé le temple, qui répond à l’exigence de Rousseau : "La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements, tous les signes vocaux des passions sont de son ressort (…). Son langage inarticulé, vif, ardent, passionné a cent fois plus d’énergie que la parole même". Le chant flamenco s’inscrit selon Anselmo González Climent, dans la notion philosophique de "situation limite" développée par le philosophe et psychiatre allemand Karl Jaspers.
On peut donc dire que les thèmes du cante gravitent autour d’un seul et même centre qui est l’intériorité de l’homme avec ses passions élémentaires (l’amour, la haine, l’espérance, le désespoir, la joie, la peine …) que la copla et la musique cristallisent. La copla apparaît alors comme une confidence. La voix flamenca se veut individuelle et intime comme ce cri passionnel arraché dont Rousseau fait l’origine des langues, tout en faisant l’objet d’une compréhension universelle, c’est à dire touchant tous les cœurs sensibles".

NB :

Les paragraphes entre guillemets renvoient au texte de Chloé Paola Houillon.

Les passages entre guillemets et en italiques renvoient à des citations de ce texte.

Compte-rendu : Maguy Naïmi

Galerie sonore :

Aria "Confusa si miri"

Haendel : Aria - "Confusa si miri" (extrait d’Alcina, acte 1, scène 6) - Andreas Scholl / Akademie für Alte Musik Berlin

Soleares de Triana

Soleares de Triana : Naranjito de Triana (chant) / Manolo Franco (guitare)


Aria "Confusa si miri"
Soleares de Triana




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