Camerata Flamenco Project : "Impressions"

dimanche 31 mai 2015 par Claude Worms

Un CD + un DVD - Nuba Records / Karonte, 2015

Lointain héritier de Couperin, Muffat ou Telemann, l’ensemble "Camerata Flamenco Project" pratique depuis une décennie les Goûts Réunis, avec ténacité et brio. Mais, XXI siècle oblige, plutôt que de s’en tenir à quelques nations européennes (en l’espèce italienne, allemande et française), il mobilise divers idiomes musicaux, issus de plusieurs continents, pour créer un territoire sonore sans frontières qui n’appartient qu’à lui : musiques populaires (flamenco, traditions tziganes balkaniques ou hongroises) et "classiques" (essentiellement les courant stylistiques du début du XX siècle) européennes ; jazz ; tango argentin ; traditions moyen-orientales pour certaines couleurs instrumentales ("La Nave" par exemple)... Que des oeuvres parfaitement cohérentes naissent avec un tel naturel apparent d’une palette stylistique aussi audacieusement éclectique tient proprement du miracle...

Miracle qui s’explique d’abord par l’immense talent de ces musiciens et par leurs évidentes complicité et complémentarité, mais aussi par la diversité de leur formation et de leurs parcours. Le trio de base est formé de Pablo Suárez (piano), élève à Barcelone de Rosario Vilanova et du Taller de Músics ; José Luis López (violoncelle), qui a étudié son instrument et la musique de chambre auprès d’Enrique Correa et de Mareck Kubicky, puis de Mikhail Komitser (Conservatoire Tchaikovsky de Moscou) ; et Ramiro Obedman (flûte et saxophone), qui a plutôt oeuvré dans les milieux du jazz, travaillant ces deux instruments, le piano, l’harmonie et la composition avec de multiples professeurs - ce qui ne l’a pas empêché de collaborer également avec des groupes de Tango (il est d’ailleurs d’origine argentine), Reggae, Ska, Soul Music... C’est que les trois artistes souffrent de boulimie musicale, composant et interprétant avec un égal bonheur des pièces de musique contemporaine, de jazz et de flamenco (nombreuses musiques de scène pour des compagnies de danse flamenca, participation à divers enregistrements de cante et de guitare flamenca...). Le trio est régulièrement élargi en quintet par l’adjonction de deux musiciens de même profil pluridisciplinaire, José Miguel Garzón (basse et contrebasse) et Karo Sampela (batterie et percussions), voire même en sextet, tant l’ingénierie sonore de Javier Monforte est indissociable de l’esthétique du groupe.

José Luis López

Camerata Flamenco Project fête dignement son dixième anniversaire acec son troisième opus, "Impressions", en forme de rétrospective sonore (CD) et visuelle (DVD live - Noah Shaye et Miguel Espín Pacheco, et livret illustré de belles photographies - Juan Alberto García de Cubas). Une rétrospective qui n’exclut pas quelques pièces inédites (cf : ci-dessous).

Nos lectrices et lecteurs qui auraient manqué les deux épisodes précédents pourront donc découvrir quelques morceaux choisis des albums "Avant - Garde" (2012) et "Entre Corrientes" (2011). Nous ne reviendrons pas sur le premier, dont nous avons déjà rendu compte dans cette même rubrique. Le programme d’ "Impressions" en retient l’émouvante version de “Chiqulín de Bachín" chantée par Carmen Linares, les Bulerías "IntenCity" et "Avant- Garde" (Antonio Campos et Juan de Pura pour le cante) et le très jazz-rock “Despedidas" (avec Jorge Pardo, flûte ; Tino Di Geraldo, tablas ; et Pablo Martín, contrebasse) - Avant - Garde

Issus de "Entre Corrientes", nous retrouvons ici le savoureux arrangement d’ "Entre dos aguas" - premiers thèmes sertis dans de savants fugatos à l’humour très haydnien, suivis d’une série d’improvisations (avec quelques citations par Pablo Suárez de la version originale de Paco de Lucía) sur une rythmique afro-cubaine (Serguey Saprichev, tablas) ; les "Tanguillos de mi casa" : Tanguillo méconnaissable, traité sous forme de thème et variations - rigueur (toutes les variations dérivent de cellules du thème principal) et humour conjugués pour une pièce néoclassique qu’auraient pu composer Francis Poulenc ou Darius Milhaud, clin d’oeil aux Suites pour violoncelle de Bach compris ; et surtout le somptueux "La nave". Cette longue composition commence par un majestueux lamento ad lib, qui se mue insensiblement en un hymne processionnel dont l’ambiance sonore évoque certaines expériences de dialogue "Orient - Occident" de Jordi Saval. Après un intermède de piano dont l’élégance mélodique et la sobriété harmonique raviraient Brad Meldhau, surgit en parfaite continuité une éphémère évocation de Tango argentin (Astor Piazzolla aurait également apprécié), avant un ultime écho du lamento initial - les Goûts Réunis...

Pablo Suárez

Au chapitre inédits, le trio nous propose trois pièces brèves d’Erik Satie, Maurice Ravel et Claude Debussy, dont il signe collectivement et modestement les "arrangements". "Compositions à partir de..." serait sans doute plus exact, tant leur durée (pour les originaux, deux à quatre minutes) est étendue par des épisodes qui en explicitent le propos ou la substance musicale (de quatre à sept minutes pour les versions de Camerata Flamenco Project). On saura également gré aux trois musiciens de ne pas être tombés dans la facilité d’un choix d’oeuvres d’inspiration "espagnole" pour les deux derniers compositeurs. Il s’agit donc de rendre hommage à des compositeurs que l’on rattache habituellement à ce qu’il est convenu de nommer, d’ailleurs assez arbitrairement, l’école impressionniste française - d’où le titre de l’album.

Pour ne pas allonger démesurément cet article, nous nous contenterons d’un exemple : l’introduction au piano de la Gnossienne n°1 de Satie, composée en 1890 et publiée en 1913 - nous vous en proposons (cf : "Galerie sonore") une version de référence par Anne Queffélec, tirée de l’indispensable "Satie & compagnie" (Mirare MIR 189, 2012). La main gauche joue un ostinato d’accords de Fa mineur à l’état fondamental, avec quelques rares interpolations d’accords de sous-dominante (Sib mineur), et, une seule fois, d’un cinquième degré mineur (Do mineur), eux aussi à l’état fondamental. Le compositeur ne donne aucune indication de mesure, mais l’on peut déduire aisément de cet ostinato un 4/4 syncopé : basse notée en ronde sur le premier temps / silence + blanche + noire pour les accords. A ce soubassement tonal sans équivoque, la ligne mélodique, avec des appogiatures insistantes, superpose cependant ce qu’il est convenu d’appeler le "mode tzigane à secondes augmentées", entre le troisième et le quatrième degrés, et entre le sixième et le septième degré - Lab / Si bécarre et Réb - Mi bécarre au lieu de Lab / Sib et Réb / Mib (cf : partition ci-dessous). Pablo Suárez s’empare de ce parfum d’Europe Centrale pour construire une introduction dont la stricte monodie et les notes répétées figurent d’ailleurs adroitement un cymbalum... non sans y introduire subrepticement quelques incises flamencas. La première partie, en mouvement globalement descendant, introduit d’abord la première seconde augmentée, avant de revenir à la tonalité de Fa mineur : Do - Si bécarre - Lab - Sib - Lab - Sol - Lab - Fa. La seconde partie reproduit le profil type des modèles mélodiques du cante : mouvement ascendant rapide (Fa - Lab à l’octave supérieur), suivi d’un mouvement descendant beaucoup plus long (Lab - Fa à l’octave inférieur). Le mouvement ascendant fait apparaître la deuxième seconde augmentée (Réb / Mi bécarre) : Fa - Mi bécarre - Réb - Do - Réb - Mi bécarre - Fa - Lab. Ensuite, le long mouvement descendant est segmenté en cellules de quatre notes : les deux premières, répétées trois fois, sont des cadences flamencas IVb - III - II - I sur les deux notes du "mode tzigane" étrangères à la tonalité de Fa mineur (Lab - Sol - Fa - Mi bécarre ; puis Mib - Ré - Do - Si bécarre) ; la troisième est en "mode tzigane" (Réb - Do - Si bécarre - La bémol) ; la quatrième en tonalité de Fa mineur (Sib - Sol - Lab - Fa), l’inversion des notes donnant de surcroît deux nouvelles secondes augmentées descendantes successives. Belle leçon de "fusion" bien comprise en quelques secondes...

Pour la suite de leurs commentaires musicaux, les trois musiciens traduisent la mesure sous-jacente de la Gnossienne en un vigoureux 4/4, parfaitement légitime dans cette interprétation de l’oeuvre à forte saveur klezmer ou czardas, même si elle tend à ignorer les célèbres et énigmatiques glossolalies du compositeur : "Très luisant", "Questionnez", "Du bout de la pensée", "Postulez en vous-même", "Pas à pas" et "Sur la langue". Après un trio élégiaque, la Gnossienne proprement dite surgit d’abord au piano, ornée de contrechants du violoncelle, puis à la flûte, sur fond de nouvelles figurations du cymbalum au piano.

Ramiro Obedman

Composé par Ravel en 1914 et publié l’année suivante, "Kaddish" est la première des "Deux mélodies hébraïques" qui lui ont été commandées par la soprano Alvina Alvi. La seconde, "L’énigme éternelle" est d’ailleurs interprétée en concert par Camerata Flamenco Project en transition entre "La nave" et "Kaddish". L’oeuvre, originellement pour voix et piano (en Do mineur), a été orchestrée par Ravel en 1919. Depuis, on ne compte plus les transcriptions pour violon ou violoncelle et piano - dans ce dernier cas, elle est en général transposée en Sol mineur, comme ici. La version présentée ici est à notre connaissance la première pour duo violoncelle / flûte, ce qui lui donne un caractère contrapuntique modal et hiératique plus conforme à ses origines liturgiques. Sur le plan rythmique, la première partie est aussi originale par son ostinato de violoncelle a compás de Siguiriya (Ravel indique des mesures à 3/4, 4/4, et 5/4, sans alternance régulière), sur lequel le chant revient à la flûte, avant que ne s’inversent les rôles des deux instruments : effet lancinant là encore parfaitement adéquat à l’atmosphère émotionnelle de l’oeuvre.

"Syrinx" est une pièce pour flûte solo composée par Debussy en 1913, dédiée à Louis Fleury qui la créa à Paris la même année (publication posthume en 1927). La version de Camerata Flamenco Project nous restitue le scénario du mythe qui lui sert d’argument (du moins dans la version qu’en donne Gabriel Mourey dans son oeuvre théâtale "Psyché", dont est tirée cette scène) : en (très) bref, le dernier chant du dieu Pan séduit, puis envoûte deux nymphes, une naïade et une oréade, ce qui se termine immanquablement en danse orgiaque... Effectivement : la flûte interprète d’abord seule la partition originale, de manière d’ailleurs très libre - ornementations, paraphrases et surtout vigueur rythmique apportée par des coups de langue très jazzy qui annoncent déjà la danse. Le piano vient ensuite intensifier la texture sonore, d’abord par des ponctuations en clusters, puis par des déferlantes d’arpèges qui conduisent à un climax por Bulería du trio.

Les critiques de Diapason ou de Jazz Magazine devraient eux aussi s’intéresser à "Impressions". A notre avis, un "Diapason d’or " ou un "Choc du mois" (ou les deux) seraient parfaitement justifiés. En attendant, souhaitons que Camerata Flamenco Project continue à revisiter le patrimoine musical français du début du XX siècle avec la même hauteur d’inspiration.

Claude Worms

Camerata Flamenco Project

Partition

Eric Satie : Gnossienne n° 1

Eric Satie : Gnossienne n°1

Galerie sonore :

La Nave : Camerata Flamenco Project

Gnossienne n°1 : Erik Satie / arrangement, Camerata Flamenco Project

Gnossienne n°1 : Erik Satie / piano, Anne Queffélec (extrait du CD "Satie & compagnie" - Mirare MIR 189, 2012)

Eric Satie : Gnossienne n° 1 / Anne Queffélec
La Nave
Eric Satie / Camerata Flamenco Project : Gnossienne n° 1

Eric Satie : Gnossienne n° 1 / Anne Queffélec
La Nave
Eric Satie / Camerata Flamenco Project : Gnossienne n° 1
Eric Satie : Gnossienne n°1




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