Pedro Soler / Gaspar Claus : "Barlande" / Antonio Rey : "Colores del fuego"

mardi 5 juillet 2011 par Claude Worms

"Barlande" : un CD InFiné IF 1015 (2011)

"Colores del fuego" : un CD EMI 27595 2 (2011)

Pedro Soler semble décidément partager la sage sentence de Georges Brassens : au delà de deux, gare aux dérives vers la "bande de c...". Après deux disques en forme de dialogues avec le contrebassiste Renaud Garcia-Fons et le percussionniste Ravi Prasad, "Barlande" se situe dans la même lignée, cette fois avec le violoncelle de son fils, Gaspar Claus.

L’ objet sonore, inouï au sens propre du terme, laisse le malheureux chroniqueur interloqué et démuni : mettre des mots sur la beauté de cette musique frise la cuistrerie. Osons cependant une première approche précautionneuse : chaque pièce de cet enregistrement serait une sculpture sonore en mouvement, et en rythmes (ce que semble évoquer la superbe illustration de la jaquette, signée Clara Claus - quelle famille !).

Au fil des albums, le style de Pedro Soler se concentre de plus en plus sur une sorte de tradition quintessentielle, que son art du toucher, de la dynamique et du phrasé rend intemporelle, donc contemporaine. C’ est ce qui le rend ouvert à toutes les rencontres, et singulièrement à celle du langage musical de Gaspar Claus, manifestement influencée par l’ avant garde nord-américaine - traitement électronique du son, minimalisme et musique répétitive, free jazz... (et tout ce que ces tendances doivent aux traditions extrême-orientales).

Si aucun de nos lecteurs n’ ignore naturellement le grand talent de Pedro Soler, beaucoup découvriront, comme nous, celui de Gaspar Claus. S’ il ne dédaigne pas par instants la pureté de sonorités rigoureusement "classiques", sa palette sonore dépasse largement ce cadre académique : attaques rauques ou éthérées, glissandos et portamentos sur micro-intervalles, percussions des cordes sur le manche ("slap" ?)... et surtout dérapages fulgurants, et très contrôlés, dans l’ extrême aigu de l’ instrument, dont il semble s’ être fait une spécialité. D’ une manière générale, il privilégie d’ ailleurs judicieusement les registres extrêmes du violoncelle, en contrastes saisissants avec le médium de la guitare.

La plupart des compositions ne sont pas des duos, au sens habituel du terme : ni forme solo et accompagnement, ni mêmes arrangements plus ou moins complémentaires entre les deux instruments, de type contrapunctique, rondo, ou questions - réponses. Chaque musicien reste fermement sur son propre terrain, sans concession à celui de son interlocuteur. Leurs itinéraires suivent leur propre logique irréductible, se croisent, s’ éloignent, s’ affrontent, se rencontrent, suivent un bout de chemin ensemble... Pourtant, miraculeusement, la cohérence des oeuvres n’ est jamais mise en péril. C’ est que les deux artistes "saben escuchar" (on n’ en doutait pas pour Pedro, depuis ses tout premiers enregistrements avec Pepe de La Matrona, Juan Varea, Jacinto Almaden... - mais Gaspar ne lui cède en rien dans l’ art de l’ écoute), et savent aussi se taire quand ils n’ ont rien à dire d’ essentiel : le silence, on le sait, est aussi de la musique. On en trouvera d’ éloquents témoignages dans la Rondeña ("Insomnio mineral"), la Siguiriya ("Barlande"), les Tientos ("Sueños indecisos") et la Minera ("Encuentro en Brooklin"). Cette dernière apporte d’ ailleurs la démonstration que les choix esthétiques de "Barlande" conviennent parfaitement à des formations instrumentales plus étoffées, à la condition que les musiciens en soient dignes : à l’ évidence, c’ est ici le cas de Bryce Dessner (guitare) et Sufjan Stevens (harmonium).

Ces quatre pièces sont d’ autant plus passionnantes que Gaspar Claus évite soigneusement les écueils habituels au flamenco interprété par des instruments à cordes frottées : pas d’ imitation de la guitare ou du chant, et pas non plus de "tsiganeries" échevelées. Mais le musicien est apparemment hostile à tout esprit de système, même à celui qui consisterait à généraliser rigidement cette règle de l’ évitement. C’ est ainsi qu’ il ne se refuse pas une courte escapade de cante dans la Guajira ("Guajira borrachita"), ni quelques intonations tsiganes, ironiquement soulignées par une sonorité narquoise, dans le "silencio" des Alegrías ("Caballitos de mar"). Ce morceau est d’ ailleurs un petit bijou d’ humour, de l’ allure martiale du cante initial ("marcaje") aux décalages rythmiques de l’ "escobilla" et de la "castellana" : le violoncelle y réagit avec un léger temps de retard aux sollicitations da la guitare, avant de rétablir le compás in extremis, comme un danseur peu sûr de sa technique de zapateado. On ne voit d’ ailleurs pas pourquoi le flamenco serait fatalement condamné aux affres tragiques ou aux débordements dionysiaques : l’ humour andalou, et singulièrement gaditan, nous a toujours semblé avoir quelque affinité avec le non-sens et le non-dit britanniques... (cf : les "chistes" chers à Pericón de Cádiz, Chano Lobato, Flores el Gaditano...). Enfin, on trouvera tout de même deux compositions de forme solo accompagné : la Saeta, sur rythme obsessionnel de percussions sur les cordes de la guitare ("Rostro descolorido"), et "Caminos", un beau récitatif mélodique lyrique du violoncelle sur un accompagnement pointilliste et arachnéen de Pedro Soler (pas d’ indication de forme en sous-titre, mais il n’ est pas interdit d’ y déceler un arrière-goût de Milonga).

Soulignons pour conclure l’ excellence de la production : prise de son (Bryce Dessner) et mixage (Lawson White) exemplaires, ce qui reste malheureusement trop rare dans la discographie flamenca contemporaine. Nous devons donc nous excuser auprès des auteurs de ne pouvoir proposer qu’ un extrait au format Mp3. Evitez donc le téléchargement Mp3, achetez le CD, et écoutez le sur votre chaîne, de préférence à un volume confortable.

Galerie sonore

"Sueños indecisos" (Tientos) : Pedro Soler et Gaspar Claus

"Sueños indecisos"

C’ est bien connu : LE deuxième disque (roman, film...) est toujours une épreuve difficile, surtout après une réussite aussi complète que celle de "A través de tí" (cf : critique dans cette même rubrique). "Colores del fuego" confirme à l’ évidence qu ’ Antonio Rey est un compositeur inspiré (pour ce qui est de la technique supersonique, et par les temps qui courent, c’ est bien la moindre des choses, et pas toujours une garantie de qualité musicale), à qui nous devrons vraisemblablement une oeuvre importante dans les années à venir.

Dans un programme constitué intégralement de formes "a compás", on pourra cependant distinguer deux sources d’ inspiration distinctes. D’ une part, trois compositions faisant référence à une tradition, d’ ailleurs pas trop lointaine. Les Alegrías ("Aromas de La Caleta") sont issues en droite ligne de la célèbre "Barrosa" de Paco de Lucía (de l’ album "Siroco"). La Soleá por Bulería ("Suena a palaíllas"), traitée en une sorte de mouvement perpétuel motorique, par imbrications variées de courtes cellules plus ou moins traditionnelles, d’ une inventivité rythmique hallucinante, évoque pour nous le style de Pepe Habichuela. Enfin, les Bulerías ("Amanecer en Jerez") adoptent un "aire" plus Moraíto que nature.

Mais ces références (on pourrait d’ ailleurs en choisir de pires) n’ entachent en rien l’ originalité des compositions. Antonio Rey excelle à tracer de superbes lignes mélodiques, immédiatement séduisantes parce que leurs contours sont indissociables de l’ évidence de leur phrasé (là encore, à l’ image du Paco de Lucía de la grande époque - disons de "Fantasía flamenca" à "Siroco"). Leur harmonisation est toujours d’ une grande justesse de ton, et jamais ostentatoire, tout comme les multiples modulations dont la subtilité passerait facilement inaperçue, tant elles s’ intègrent naturellement au flux mélodique.
On en trouvera une bonne illustration dans l’ introduction et la première falseta des Bulerías, dont nous vous proposons une transcription. Sans entrer dans une analyse détaillée, on notera par exemple :

_ L’ alternance du mode dorien sur La (notes Si bécarre et Fa#) et du mode flamenco de La (notes Sib et Fa bécarre) dans le même mouvement mélodique, avec passage à l’ octave supérieur (introduction - page 1, et 2, deux premiers systèmes).

_ La séquence Bm7(b5) - Gm - Bbm - A qui sous-tend l’ ample mouvement ascendant des deux premiers compases de la falseta 1 (page 4, deux premiers systèmes) : l’ accord de Bm7(b5) remplace l’ accord de Dm (basse de Si bécarre, étrangère au mode flamenco de La) / cadence phrygienne Bbm - A au lieu de la cadence flamenca II - I (Bb - A).

_ Les "remates", qui assurent l’ ancrage dans le toque de Jerez, tout en en renouvelant l’ énonciation (notamment, les triolets de doubles croches à la fin de la falseta 1 - page 5, avant-dernier système).

Les autres compositions renouent avec l’ écriture de celles du premier album. On y retrouvera notamment les contrastes entre de souples volutes mélodiques apaisées et d’ énergiques ponctuations virtuoses, en picado ou en alzapúa. Les arrangements sont d’ une grande finesse, et n’ alourdissent jamais l’ exposition des thèmes et des estribillos : citons, entre autres, Bernardo Parrilla (violon), Juan Parrilla (flûte), Josemi Carmona (mandola), Alex Romero (piano), Alain Pérez (basse), Isidro Suárez (percussions), Antonio "El Coronel (batterie) et Antonio Fernández "El Farrú et Juan Manuel Fernández "Farruquito" (baile). Ces deux derniers doivent être crédités de taconeos particulièrement efficaces, et jamais envahissants, respectivement sur "Los Tangos de mi compadre" et "Amanecer en Jerez".

Nous retiendrons particulièrement deux très belles collaborations, avec Estrella Morente ("Nana de mi Mara", sur une calme rythmique ternaire) et avec Arcángel ("Mi sangre", une Bulería qui rappelle par instants le duo El Pele / Vicente Amigo de "Poeta de esquinas blandas"). Vicente Amigo est d’ ailleurs invité par Antonio Rey pour "Amistad", un duo sans doute pas trop préparé, mais qui réserve quelques jolis moments, sur un rythme évoquant les Fandangos de Huelva.

L’ album se clôt sur une sorte de Gnossienne flamenca, une merveilleuse composition interprétée en solo par Antonio Rey ("A mi hermano Carlos").

Philippe Manoeuvre concluait naguère sa critique du premier disque de Mink de Ville par cette formule lapidaire : "le meilleur album des Rolling Stones depuis...". Osons un plagiat iconoclaste : "Colores del fuego" est le meilleur album de Paco de Lucía depuis...

Claude Worms

Transcription

"Amanecer en Jerez" (Bulerías) : introduction et première falseta

Bulerías / page 1
Bulerías / page 2
Bulerías / page 3
Bulerías / page 4
Bulerías / page 5
Bulerías / page 6

Galerie sonore

"Amanecer en Jerez"

"Amanecer en Jerez" (Bulerías) : Antonio Rey (guitare) / Juan Manuel Fernández "Farruquito" (baile)


"Sueños indecisos"
"Amanecer en Jerez"




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