Hommage à Manuel Vallejo (1891 - 1960)

vendredi 3 septembre 2010 par Claude Worms

« Le fait qu’ on lui ait concédé la deuxième « Llave de Oro del Flamenco » - seules trois ont été décernées – nous montre bien clairement l’ état d’ abaissement de notre art dans les années qui suivirent le Concours de Cante Jondo de Grenade ». Ainsi Ángel Álvarez Caballero, que l’ on a connu mieux inspiré, expédie-t’ il le cas de Manuel Vallejo, auquel il consacre un court paragraphe dans son ouvrage «  El cante flamenco » (Alianza Editorial – 2004), lui concédant tout de même un certain niveau « d’ excellence dans les genres les plus typiques de l’ époque – Fandangos, Fandanguillos, Media Granaína… », et l’ audace de « se risquer à d’ autres plus graves, bien que sa voix particulièrement aiguë ne fût pas adéquate à leur exécution ».

Nous retrouvons ici tous poncifs qui ont longtemps desservi, à partir des années 1960 et de la « réforme mairénienne », les artistes dont la carrière s’ était déroulée durant la période tant décriée de l’ « Ópera flamenca » : des formes « mineures » (le Fandango et ses dérivés), une virtuosité vocale suspecte et en tout cas superficielle, une profusion ornementale tendant au maniérisme, et un timbre clair associé à une tessiture de ténor (« casi atiplada », écrit Ángel Álvarez Caballero…). Heureusement, les modes passent, et Manuel Vallejo est enfin reconnu depuis quelque temps comme l’ un des plus grands cantaores de l’ histoire du flamenco, au moins pour la période (plus d’ un siècle tout de même) pour laquelle nous disposons de témoignages enregistrés (Pepe Marchena ou Juan Valderrama ont connu le même sort, pour des raisons similaires). Les hommages se succèdent pour le cinquantième anniversaire de sa mort : il était plus que temps…

Manuel Jiménez Martinez de Pinillo « Manuel Vallejo » est né à Séville le 15 octobre 1891. Comme tous les artistes de sa génération, il fait ses débuts très jeune dans les Cafés cantantes sévillans, et obtient une première reconnaissance de ses pairs en 1919, lors de sa participation à l’ hommage rendu au cantaor Antonio Silva « El Portugués » au Salón Variedades. Mais c’ est au cours des années 1920 que sa carrière atteint son apogée, à Madrid, où il obtient coup sur coup deux trophées prestigieux (La Copa Pavón en 1925, à l’ initiative d’ Antonio Chacón qui présidait le jury, et la fameuse Llave de Oro l’ année suivante). Entre 1924 et 1930, il se produit en vedette dans la plupart des grands théâtres de la capitale (La Latina, Olimpia, Romea, Novedades, Fuencarral, Pavón, Circo Price…). Au début des années 1930, il participe à de nombreuses tournées d’ Ópera flamenca, notamment au spectacle « Solemne fiesta andaluza », avec Antonio Chacón, La Niña de los Peines, José Cepero, Guerrita, El Chato de las Ventas, Bernardo el de los Lobitos, Ramón Montoya, Luis Yance, Manuel Martell, Manuel Bonet, El Estampio, Frasquillo… (on regrette d’ être né trop tard… Et comment soutenir, à la lecture d’ une telle affiche, que ces spectacles ont provoqué la décadence du cante ?). Sa carrière, comme celle de tant de ses confrères, fut interrompue par la Guerre Civile, d’ autant plus qu’ il s’ engagea du « mauvais côté » (il enregistrera même des « Fandangos republicanos »…). Il ne s’ en remettra jamais totalement, même s’ il revient sporadiquement sur le devant de la scène dans les années 1940, cette fois pour des projets effectivement de moindre qualité (son dernier engagement important sera, en 1950, pour « El sentir de la copla », tout un programme…). Mais la misère de l’ après-guerre, puis la censure des tenants purs et durs du retour à une « authenticité » largement fantasmée, le condamne à survivre de « fiestas » privées. Il est mort à Séville le 7 août 1960, oublié et dans une situation économique précaire, comme tant d’ autres.

Le chant de Manuel Vallejo marque l’ un des sommets d’ une tendance de la vocalité flamenca qui remonte au moins à Silverio Franconetti, incarnée ensuite notamment par Antonio Chacón et El Portugués, et que nous qualifierions volontiers de « belcantisme flamenco » : chant sur le souffle, conduite d’ une grande sûreté, messa di voce, legato, art de l’ ornementation juste, maîtrise des contrastes dynamiques…, bref, une esthétique qui privilégie la musicalité comme vecteur de la transmission de l’ émotion, plutôt que l’ expressionnisme plus direct (mais tout aussi respectable) illustrée à l’ époque par un Manuel Torres ou un Niño Gloria – qui n’ exclut pas, lui non plus, la technique vocale, même si ce n’ est pas la même. Mais dans le cas de Vallejo, la virtuosité est toujours soumise aux canons des formes qu’ il interprète, et qu’ il connaît admirablement, comme en témoigne son abondante et encyclopédique discographie (plus de deux cents cantes localisés à ce jour, avec le gotha des guitaristes de l’ époque : Ramón Montoya, Miguel Borrull, Niño Ricardo, Antonio Moreno, Niño Pérez, Paco Aguilera…). Il est notamment très attentif à l’ articulation rythmique, et s’ il allonge souvent périlleusement les « tercios » (périodes d’ un chant), il est aussi un maître de la « parada » (brusque arrêt de la vocalisation) sur les temps structuraux du compás. Il interprète la Bulería en grand rythmicien, et en précurseur (seuls à l’ époque Niño Medina et La Niña de los Peines peuvent lui être comparés sur ce plan) : avec plus de quarante enregistrements dans tous les styles (répertoire classique et contemporain de Cádiz et Jerez, Pregones por Bulería, Cuplés por Bulería, Tango argentin por Bulería… et jusqu’ à une adaptation d’ une Siguiriya de Curro Dulce, avec une mise en place stupéfiante), sa discographie dans ce genre domine toute l’ époque du 78 tours. Ses cantes por Siguiriya, tout aussi impeccablement phrasés, montrent une nette prédilection pour les styles de Cádiz et de Jerez (notamment El Loco Mateo et Manuel Molina, dont il recrée un cambio auquel il donne sa forme définitive), mais qui n’ ignorent rien de la tradition de Triana (nous lui devons la première version de la Siguiriya de Cagancho « Reniego yo », en 1932, avant que Tomás Pavón ne la popularise définitivement). Enfin, pour en finir avec les cantes a compás, il fut aussi un grand spécialiste des Tangos de Cádiz et de Triana, notamment du style d’ El Titi, dont il s’ inspira pour sa création « La Catalina » (qui revient à la mode ces derniers temps).

Naturellement, le type de voix et la technique de Manuel Vallejo convenaient aussi parfaitement au Fandango et à ses dérivés. Il enregistra plus de soixante-dix Fandangos classiques, de Lucena, Huelva, Alosno…, mais reste surtout fameux pour ses propres créations, notamment pour ses Fandangos por Soleá (l’ une de ses spécialités, bien révélatrice de son sens du compás). Nous lui devons aussi une superbe variante personnelle de la Media Granaína de Chacón, et une multitude de versions, cette fois respectueuses des modèles de leurs créateurs, des Malagueñas (El Canario, El Mellizo et Antonio Chacón) et des Cantes de Minas de Jaen, Almería et Murcia, dans des interprétations étonnamment sobres. Ajoutons enfin que Manuel Vallejo fut l’ un des plus grands Saeteros de son époque, avec La Niña de la Alfalfa, La Niña de los Peines, La Finito, Manuel Centeno et Niño Gloria.

Dans ces conditions, on comprend que Manuel Vallejo ait eu peu d’ émules. Parmi les plus importants, nous retiendrons surtout Naranjito de Triana, et, quoique moins nettement, Luis de Córdoba et Calixto Sánchez.

Discographie

Deux doubles Cds sont particulièrement recommandables, tant pour le choix des cantes que pour la qualité des reports digitaux :

« Manuel Vallejo. Copa Pavón y Llave de Oro del Cante » : Sonifolk 20174, 2002 (quarante cantes)

« Manuel Vallejo. Copa Pavón y Llave de Oro del Cante. Vol II » : Sonifolk 20182, 2004 (quarante cantes)

Bibliographie

Manuel Cerrejón et Juan Luis Franco : « Manuel Vallejo. Vida y obra de una leyenda del flamenco » - Editorial Giralda, 2003 (édition accompagnée d’ une anthologie en 4 Cds, 80 cantes) et 2005 (livre seul).

Claude Worms

Galerie sonore

Siguiriya et cambio de Manuel Molina - guitare : Paco Aguilera

Bulerías (premier cante : Siguiriya de Curro Dulce por Bulería) – guitare : Paco Aguilera

Media Granaína – guitare : Paco Aguilera

Fandangos por Soleá – guitare : Niño Pérez


Siguiriya
Bulerías
Media Granaína
Fandangos por Soleá




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