Sevillanas trianeras...

... et Rocío Molina à Madrid

lundi 8 août 2016 par Nicolas Villodre

Où mieux qu’à Triana peut-on assister à une démonstration de Sevillanas ? Il suffit de passer le pont, celui d’Isabelle II, qui enjambe la darse du Guadalquivir, au terme de juillet, et de se mêler au public bon enfant qui y célèbre dignement, joyeusement, la séculaire Velá en l’honneur des saints, patron et matronne confondus, de la capitale andalouse – Saint-Jacques et Sainte-Anne...

Le Temps des amandes vertes

Où mieux qu’à Triana peut-on assister à une démonstration de sévillanes ? Il suffit de passer le pont, celui d’Isabelle II, qui enjambe la darse du Guadalquivir, au terme de juillet, et de se mêler au public bon enfant qui y célèbre dignement, joyeusement, la séculaire Velá en l’honneur des saints, patron et matronne confondus, de la capitale andalouse – Saint-Jacques et Sainte-Anne. Bien nous en a pris, le soir caniculaire où avaient lieu les finales du concours de "baile por sevillana" qui porte le nom d’une des grandes figures de la danse flamenca, Matilde Coral. Cette dernière, et ses consœurs Pepa Montes et Cristina Hoyos, formaient le jury chargé de séparer le bon grain de l’ivraie, d’encourager les jeunes talents, filles et garçons répartis en quatre classes d’âge et de leur prodiguer de modestes trophées qui auront pour eux, pour longtemps, une forte charge symbolique.

Expression populaire s’il en est, danse de couples gardant leurs distances – le tact consistant, précisément, à ne pas jamais toucher l’autre – mesurée en trois temps, d’un assez vif tempo, accompagnée de musique, de palmas, de palillos et de chant, la sevillana est structurée en "paseíllos" (allers-retours agrémentés de flexions de poignets et de levers de bras), "pasadas" (croisements avec extension d’un bras signalant le demi-tour à venir), "vueltas" (tours complets), "careos" (confrontations miroitantes avec effets de pivot), "remates" (gels du geste) et autres "golpes" (zapateos). La Velá (ou Velada) consiste à retenir la nuit, comme le roucoulait Johnny à Deneuve dans Les Parisiennes (1962) sur des lyrics d’Aznavour. Toute la nuit, si possible – trasnochar retarde le sommeil de quelques heures seulement. Cette insomnie vitale, congénitale sous ces latitudes, pourrait être rapprochée du tour de garde eucharistique. Rester (ou reposer) sans dormir est une activité digne de respect, aussi bien chez les croyants que chez les mécréants. Ici, on apporte du soin au malade comme au mort. Une tâche sans relâche. La rançon de la sieste – en somme...

Au programme des festivités de la Velá figurent donc des messes, ainsi que des activités sportives : des défis, des courses, des jeux récréatifs de toute sorte – des J.O. à la portée de toutes les bourses. Des feux d’artifice. Des illuminations à base de lampions colorés ornant le superbe pont. Triana redevient ce qu’il n’a cessé d’être : pays de Cocagne – le mât du même nom fait partie des distractions proposées, non sur terre mais dans la série des joutes nautiques pouvant rappeler celles du Pays d’Oc. Les casetas, stands ou baraques de toile occupant tout un trottoir de la rue Bétis rappellent celles de la feria et se réfèrent probablement aux origines nomades du peuple de nouveau assemblé place Altozano. On y vend des buñuelos, de la friture de menu fretin, du Manzanilla. Les terrasses autour du plateau en plein air, attirent foule. Les bars des rues San Jacinto, San Jorge, Pureza affichent complet. Les vendeurs ambulants offrent leurs cornets de friandises. Des planches sur tréteaux sont couvertes d’amandes vertes.

Le spectacle, total, était aussi bien sur scène que dans la salle ouverte aux quatre vents. Les compétiteurs et leurs proches – parents, amis, gens du voisinage – se préparaient, à l’écart, dans une ruelle faisant office de loges, côté jardin, près du marché couvert. Ils marquaient, répétaient in petto des enchaînements qui sont, quoiqu’on en dise, des éléments chorégraphiques, avant de monter sur les planches au son du disque correspondant à leur catégorie d’âge – selon le règlement, les benjamins ont entre trois et sept ans ; les enfants, entre huit et douze ; les jeunes, entre treize et dix-sept ; les adultes, dix-huit ans ou plus. Une fois sous les sunlights, leur aplomb surprend, aucune trace de trac n’étant perceptible. Cette jouvence formée au sein du clan plus, sans doute, que dans les écoles de danse, ne fait aucun complexe. Et ne correspond pas toujours aux canons de la beauté antique. Les joufflus s’accordent aux maigrichonnes. Les partenaires masculins venant à manquer, certaines danseuses tiennent le rôle de cavaliers.

La sévillane n’est pas qu’une épreuve physique, c’est une danse en face à face, en vis-à-vis, en œillades. C’est un rite de passage. Et c’est pourquoi la technique y compte moins que la prestance, la dépense, l’audace, l’assurance. L’élégance y importe, bien sûr, sans être fondamentale. D’où des surprises, y compris pour nous, au moment du verdict. Non que Matilde Coral, Pepa Montes ou Cristina Hoyos ne prennent du tout leur rôle au sérieux. Au contraire : tout en demeurant neutres et bienveillantes (Matilde Coral, par exemple, tente de signaler d’un geste discret à l’un des garçonnets qu’un pan de sa chemise est malencontreusement sorti de son grimpant taillant haut), les jurées privilégient surtout l’intensité, la singularité, la spontanéité. Il faut dire que les encouragements vocaux, les "¡Olé !, le raffut ou jaleo n’ont pas manqué, une heure durant. De même que n’ont cessé les accompagnements et ornementations aux castañuelas d’un public certes partisan, mais participatif. Et connaisseur.

Rocío et les garçons

En vedette américaine pour ce gala placé sous le signe des Impulsos de Rocío Molina, qui s’est tenu fin juillet 2016 au pavillon Satélite de la Casa de Campo dans le cadre de Madrid Quartier d’été (ou, plus exactement, "Les Étés de la ville") : un chorus boy extrait, paraît-il, de Broadway, un certain Storyboard P, formé, nous dit-on, à Brooklyn, dans une échappée en solitaire d’une bonne heure, pour le bonheur exclusif de ces dames accourues en avantageux quota (les trois quarts d’une "audience" à vue d’œil estimée, si l’on peut dire), conglobées dans un cube de béton aux dimensions imposantes contrastant avec la déco cistercienne, huis clos tenant lieu de théâtre de verdure.

Pas plus que ne nous avait convaincu l’entichement du claquettiste d’exception Savion Glover pour deux lascars dénichés sur la ligne A du métro new-yorkais prétendant au titre de tocaores dans la pièce de “tap-fusion” SoLo IN TIME programmée, yeux et oreilles fermées, par le Théâtre de la Ville en 2012, ne nous a, outre mesure enthousiasmé le mariage de la carpe et du lapin, de l’adepte raidillon du regretté Alvin Ailey et de la taurillonne tout en rondeurs et muscles qui, ce coup-ci, incarne la torera d’opérette. Dire que ce même soir se produisait sur l’autre rive du Manzanares, et en notre absence, John McLaughlin, héros de deux fusions pouvant être considérées comme historiques, celle du jazz-rock, en tant qu’interprète de Miles Davis au côté de Joe Zawinul, notamment dans In a Silent Way (1969) et celle du flamenco-jazz, il y a près de trente ans déjà, en duo avec Paco de Lucía (cf. Paco and John, Live at Montreux). Un guitariste-créateur du niveau de Miles selon le natif de Doncaster qui a ajouté dans El País du lendemain : “Nous étions deux allumés qui se livraient à toutes sortes de bizarreries. Nous sentions que nous pouvions réaliser tout ce qui nous passait par la tête.”

Pour ce qu’on en a vu, assis, côté cour, à même le ciment, dans l’inconfort du spectacle gratuit dont on finit par payer l’addition d’une façon ou d’une autre, panoramiquant, risquant la dyskinésie entre les surpuissants baffles, le trépied du vidéaste attitré de la compagnie, le photographe accrédité, un fumeur de havanes, représentant officiel du magazine Zoco flamenco, il nous a semblé que le parti pris de la virtuose Rocío, comme toute malaguène qui se respecte, zélatrice du culte de Minotaure cher à Picasso, était la recherche extrême. Celle de la limite, de la rupture, de la chute. Équipée, et pas que pour le look, coco, mais bel et bien pour limiter la casse, de genouillères et autres coudières, sans oublier les bottines ferrées dont les frappes sur les planches nous parviennent extraordinairement amplifiées, elle alterne immobilité absolue et atterrissage icarien, catalepsie et piaffement, impassibilité et frénésie.

Soutenue par une poignée de fidèles (Eduardo Trassierra à la guitare, José Ángel Carmona au cante, José Manuel Ramos “Oruco” au compás, Pablo Martín Jones aux percussions et Javier Álvarez à la sono), la jeune femme continue à explorer les voies nouvelles qui s’offrent à son art. Sans chiqué. Dans l’ascèse et le risque pleinement assumé.

Nicolas Villodre





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