Akram Khan - Israel Galván : "Torobaka"

mercredi 24 décembre 2014 par Nicolas Villodre

Paris, Théâtre de la Ville, de décembre 2014 à janvier 2015

Mano a mano

Photo : Nicolas Villodre

La confrontation Akram Khan-Israel Galván intitulée "Torobaka" découverte la veille de Noël au Théâtre de la Ville n’est ni un affrontement, un défi, une "battle", ni, à proprement parler, un "name dropping" comme on en a pu connaître il n’y a pas si longtemps encore – rappelez-vous celui de Khan avec Juliette Binoche. Plutôt un tête-à-tête. Il arrive en effet que la danse pense. La pensée se fait dans la bouche, comme le pressentait Tzara avant Lacan. Au pays des mudras et en Orient, le geste peut être éloquent.

On pense encore à Tzara et à Dada en général lorsqu’on prononce le titre du spectacle créé en juin dernier à la Maison de la Culture de Grenoble, un titre qui sonne comme le Toto Vaca (1920) emprunté par le poète roumain à l’art maori. La graphie de Torobaka a quelque chose d’extra-européen, avec ce "k" canaille et kanake, créole et rastaquouère, basque et grec sur les bords. Cette formule magique doit bien signifier quelque chose – un "taureau qui serait vache", donc, du coup, sacré, ayant la baraka – d’autant que le "A" retourné représente clairement dans les alphabets les plus anciens ce mythique animal.

La quête des origines est aussi celle du flamenco de Galván, envisagé comme possible avatar du "kathak" – une danse qui l’attire sans doute parce qu’elle attaque ! –, art où a baigné depuis l’enfance le danseur anglo-bengali Khan, point de départ d’un duo fusionnel qui ne cherche pas à tout confondre dans le pot pourri de la jam session. Une tentative multikulti qui permet à chacun, danseurs et musiciens, de tirer son épingle du jeu. Car c’est de jeu qu’il s’agit, dès l’entame, dans cette série de tableaux parfaitement agencés, éclairés par une auréole de lumière chaude subtilement dosée par Michael Hulls. Pas de ces jeux de cirque où la mort est donnée en direct live comme dans les corps à corps de gladiateurs ou les spectacles tauromachiques, mais plutôt de récréations enfantines, taquines et engagées. Le contraire du simulé : "il faut laisser un peu de sa vie, sinon ce n’est pas du flamenco, ça ne se transmet pas", déclare Galván, ainsi que le rapporte Jean-Marc Adolphe dans la feuille de salle distribuée au public.

Israel Galván : photo Jean-Louis Fernandez

Dans le "cercle rouge" (pour reprendre ce titre melvillien pastichant celui d’un roman policier et fantastique de Maurice Leblanc) ou l’aire de jeu destinée à la danse, les solistes font leur entrée pieds nus, à l’orientale, vêtus à l’indienne, d’un strict pantalon anthracite et d’une tunique de la même facture designés par Kimie Nakano, ayant à voir avec les anciennes blouses d’écoliers, tandis que le tambourinaire, B. C Manjunath, accorde son mridangam. Le fidèle palmero Bobote se tient coi, côté cour, tandis qu’arrivent les chanteurs Christine Leboutte et David Azurza. Plus d’une heure durant, se succèdent duos, soli, chants et contrechants, rythmes des plus complexes, exécutés par de hauts virtuoses. Il faut dire que Dada, flamenco et Khatak font bon ménage, ayant en commun le sens du jaleo, du signifiant pur de la poésie sonore, la maestria rythmique traduite prosodiquement par les onomatopées ou bols.

La danse virevoltante, hélicoïdale, tourbillonnante de Khan transmet son impétuosité au décousu stylisé auquel est parvenu Galván. Et réciproquement : le danseur londonien déstructure autant que faire se peut son art. Au bout d’un temps, toute trace de flamenco et de kathak a disparu au profit d’une expression inédite, traduite différemment, par des tempéraments hors du commun. Humblement, Khan évite tout effet de redondance, là où l’on pouvait l’attendre plus exubérant. Galván gagne en efficace, ce qui n’est pas rien, compte tenu de la vitesse d’exécution de sa gamme gestuelle à laquelle il était déjà parvenu !

Les chanteurs vont d’un répertoire occidental de musique dite "ancienne", celle du grégorien, au cante jondo revu et corrigé par García Lorca (cf. "Anda jaleo", "El Café de Chinitas", etc.), en passant par des airs polyphoniques en italien tirés de la tradition populaire. A un moment donné, Christine Leboutte et David Azurza engagent un duel vocal dans l’esprit de ceux des trouvères d’antan, digne d’un rap des Fabulous Trobadors toulousains (la beatbox en moins) qui annonce l’escarmouche cordiale entre les deux danseurs-chorégraphes concluant la soirée. Plusieurs moments de "climax", pour ne pas dire "duende" eussent pu servir de finale à cette rencontre au sommet qui est maintenant, selon nous, tout à fait au point.

On a failli oublier l’essentiel : ce spectacle est d’un bout à l’autre extrêmement joyeux.

Nicolas Villodre





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