Israel Fernández : "Universo Pastora" / Matías López "el Mati" : "12 de 4"

mardi 6 août 2019 par Claude Worms

Israel Fernández : "Universo Pastora" - un CD Universal, 2018.

Matías López "el Mati" : "12 de 4" - un CD Caló Records, 2018.

Du bon usage de l’histoire de la musique...

Le répertoire du cante s’est toujours nourri d’une mémoire historique transmise par la tradition orale. Mais depuis trois décennies, l’information des artistes passe de plus en plus par les rééditions discographiques, relayées récemment par l’accès direct et quasiment illimité aux sources, via internet. Les jeunes cantaores disposent ainsi d’une formation encyclopédique, parfois favorisée par l’enseignement académique dispensé par quelques conservatoires et établissements privés - à tel point qu’on en oublie souvent qu’avant de devenir des "classiques", les cantes aujourd’hui réputés canoniques furent tous des créations plus ou moins iconoclastes, totalement originaux ou profondément modifiés. Le risque est alors d’utiliser les enregistrements historiques comme des partitions intangibles, ce qui n’était certes pas le cas dans le cadre de la transmission orale, toujours forcément (et heureusement) inexacte, car dépendante de la technique et de la personnalité uniques de chaque transmetteur. Comme des partitions "classiques" (disons un lied, pour rester dans le cadre du duo voix / instrument), chaque cante est susceptible d’une multitude d’interprétations, qui plus est dans ce dernier cas de variantes touchant au placement du texte, aux phrasés rythmiques et aux contours mélodiques. Pour ces derniers, la tâche du cantaor-interprète-compositeur est particulièrement délicate, dans la mesure où il s’agit de détecter les notes-clés du modèle mélodique d’origine, et de les fondre dans un nouveau flux musical cohérent - bref, de se garder de franchir les limites, au demeurant fluctuantes, au-delà desquelles la référence stylistique devient inintelligible. L’exercice est d’autant plus périlleux qu’il confronte la version "princeps" (ou considérée comme telle tant qu’un enregistrement plus ancien n’est pas découvert), ses ré-interprétations postérieures devenues à leur tour historiques, et la perception intuitive et/ou mûrement préméditée que peut en avoir le nouvel interprète. La validité de la partition mentale ainsi élaborée suppose donc une immersion de longue durée dans les œuvres que l’on prétend relire de manière innovante, sans toutefois les dénaturer - en général pour en démontrer l’actualité. Nous retrouvons là les dilemmes qu’affrontent tous les musiciens face à leur répertoire, quel qu’en soit le genre (non seulement pour la musique classique, mais de plus en plus pour le jazz et le rock) : réalisation "historiquement informée" quant aux conventions d’interprétation, ou non ? instruments d’époque, ou non ? son et techniques d’enregistrement "vintage", ou non (pour le rock et le jazz essentiellement) ? etc.

Sur ces questions, deux enregistrements récents défendent des options très différentes, mais également pertinentes. Israel Fernández rend hommage à Pastora Pavón "Niña de los Peines", et aux deux hommes et artistes de sa vie - son frère cadet Tomás, et son mari, Pepe Pinto ("Universo Pastora").Le temps flamenco passant très vite, Matías López "el Mati" ne remonte pas à la première moitié du vingtième siècle, mais aux années 1970-1980, pour chercher ses références historiques : Gaspar de Utrera, Pansequito, El Lebrijano et Juan Villar ("12 de 4").

Pour son troisième album, Israel Fernández" s’attaque à forte partie. Depuis les disques de Pepe Pinto (Homenaje de Pepe Pinto à Niña de los Peines y Tomás Pavón, 1969), Antonio Mairena ("Honores a la Niña de los Peines", 1969) et Gabriel Moreno (Cantes de Pastora y Tomás Pavón, 1972), on ne compte plus les hommages au clan Pavón. Il est rare actuellement d’entendre des tangos ou des cantiñas sans au moins un cante de Pastora, et la plupart des cantaoras contemporaines ont livré de remarquables versions de ses palos les plus emblématiques, dans leurs disques ou leurs spectacles : notamment Carmen Linares (bamberas, bulerías, cantiñas, peteneras, siguiriyas, tangos et tientos - anthologie "La mujer en el cante"", 1996) ; Mayte Martín (peteneras et tientos-tangos - respectivement, albums "Querencia", 2000 et "Muy frágil", 1994) ; et Laura Vital (bamberas, cantiñas, farruca et taranta - spectacles "Pastora eterna" et "Flamenco con nombre de mujer").

Pour comprendre le projet d’Israel Fernández, il faut sans doute revenir sur sa production discographique antérieure. Le programme de son premier album ("Naranjas sobre la nieve", Karonte, 2008) était parfaitement réprésentatif du "nuevo flamenco", avec force rumbas, tangos et bulerías, mais tout de même des soleares, des bulerías por soleá, une minera et une taranta qui prouvaient que l’on avait affaire à un cantaor en devenir - il avait seize ans, et déjà du métier. Les arrangements et les parties instrumentales étaient confiés à de fines gâchettes du genre (Pedro Ojesto, José Miguel Garzón, Vicky Losada, Raúl Márquez, Fernando Favier), sans oublier quelques touches salseras de trombone (Cesar Guerrero) et la couleur Caño Roto de la guitare de David Cerreduela - bref, un produit parfaitement calibré, entre Ketama, la Barbería del Sur et la rumba façon Aurora (déjà un exercice presque historique...), qui, faute de laisser un souvenir impérissable, s’écoutait agréablement. Le disque était sans doute prématuré, et il fallut attendre 2014 pour que paraisse son successeur ("Hilo de oro fino"), marqué par des choix de répertoire nettement plus "flamencos", et produit par une "major", Universal. Après cet "Universo Pastora", on nous annonce l’enregistrement prochain d’un disque en strict duo chant/guitare, avec Diego del Morao. En somme, le parcours d’Israel Fernández est à l’exact inverse de celui de la plupart de ses jeunes collègues, du flamenco "light" au flamenco traditionnel.

Il n’est pas anodin de souligner qu’Universal (à l’époque Philips, puis Polygram) a été la première "major" à signer un groupe de "nuevo flamenco", en l’occurrence Ketama, avec pour résultat ce qui reste pour nous le meilleur album de ce groupe, "... y es ke me han kambiao los tiempos" (1990). En échange de budgets de production et de promotion conséquents, le label attendait naturellement un retour sur investissement. Il fallait donc à la fois préserver des références flamencas aptes à satisfaire les aficionados - en tout cas les moins obtus -, et toucher un nouveau public plus adepte de musiques latines, de rock, de jazz et de musique de danse. Paco de Lucía et Camarón étaient depuis leurs débuts des artistes maison, et Polygram avait donc une expérience certaine du cross-over : enregistrement multipiste, son comparable à celui des groupes de rock et de world-music préservant cependant un grain de voix et un timbre de guitare idiomatiques, instrumentation luxuriante (guitare flamenca, guitare électrique, piano, violon, percussions, et le trio de cuivre typique de la salsa - trompette, trombone et saxophone), répertoire "festero" à tendance "salsera" (rumbas, la fameuse "bulesalsa" etc.) augmenté de quelques preuves d’identité flamenca, telles les soleares éponymes qui concluaient l’album. Ces dernières sont précisément le lointain ancêtre de plusieurs des versions d’Israel Fernández des cantes de la Niña de los Peines et de Tomás Pavón : un refrain original en chœur encadrant deux soleares traditionnelles, et, pour les parties de guitare, une alternance de falsetas harmoniquement innovantes et de classiques millésimés (de Juan Habichuela - luxueux). La maquette d’ "Universo Pastora" et les photos de presse renvoient astucieusement à cette double cible : look on ne peut plus "flamenco" d’Israel Fernández, mais noir et blanc et éléments de décor qui évoquent plutôt l’univers de Pata Negra grande époque, voire l’imagerie rock du "Down by the Jetty" de Doctor Feelgood (cf. ci-contre).

Les musiciens qui accompagnent Israel Fernández sont cependant nettement moins nombreux, les guitaristes étant nettement mis en valeur, sur fond de palmas (Carlos de Jacoba et Joni Jiménez) et de percussions (Israel Suarez "el Piraña"), avec ça et là quelques touches discrètes de clavier (Feliz Estévez) et de basse (Natanael Borja). Bien que né à Motril, Carlos de Jacoba, auteur des arrangements et de la plupart des parties de guitare, s’est surtout formé à Madrid et est l’un des fleurons de la jeune génération de l’école du toque de "Caño Roto", comme Joni Jiménez (taranta) et leur aîné, Jesús del Rosario (rumba). Le disque y gagne une solide cohérence stylistique, avec des intermèdes de guitare, en général en duo (re-recording), très éloignés des falsetas traditionnelles en ce qu’ils sont parfaitement intégrés aux arrangements et prolongent ou relancent le chant. Par la richesse et la discrétion de ses harmonisations, Carlos de Jacoba peut à bon droit être crédité en tant que co-auteur de certaines des belles paraphrases mélodiques dont nous régale Israel Fernández, dès les tangos qui ouvrent le disque - sa jaquette reflète d’ailleurs judicieusement cette étroite collaboration, avec le portrait du cantaor au recto et celui du guitariste au verso.

Nous nous attarderons sur ces tangos parce qu’ils nous semblent bien résumer les qualités de l’album. Le choix des cantes démontre une connaissance approfondie du répertoire de Pastora Pavón, et porte essentiellement sur les premières et les dernières années de sa discographie. Il est ici important de noter que ses enregistrements les plus anciens sont antérieurs à la nette distinction entre ce que nous nommons actuellement tientos et tangos (tempo modéré, et rythme proche du tanguillo, entre binaire et ternaire), alors que les plus récents sont conformes au compás du tango contemporain (tempo rapide et rythme binaire). L’introduction vise à surprendre l’auditeur averti et à capter immédiatement son attention : il s’agit d’un "remate", donc normalement d’une coda, chanté sur le tempo du tiento-tango "à l’ancienne", alors que la version originale est un tango rapide contemporain ("¡Ay ! currí, currí ¡Ay ! currí curró..." - avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1949). Après une falseta traditionnelle en arpèges harmonisée par des accords ouverts résolument jazzy, qui lance le tempo actuel des tangos, Israel Fernández enchaîne deux cantes de la même période ("Por verte la cara diera...", puis "A mi madre abandoné..." - avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1949). Le premier est magnifiquement chanté sur le souffle. Il existe du second un enregistrement nettement plus ancien (avec Ramón Montoya, Gramophone, 1912), au cours duquel Pastora Pavón développe le modèle mélodique par une reprise variée. Remarquons au passage que les deux versions diffèrent quant à la réalisation du texte, au tempo et à l’ornementation, ce qui suffirait à légitimer les réinterprétations ultérieures d’autres cantaores, pourvu qu’ils en aient le talent - ce qui est le cas d’Israel Fernández. Il reprend l’idée de la reprise variée de 1912, mais l’applique au tempo de 1949. Sa paraphrase mélodique lors de la reprise s’inspire nettement du style de Camarón, ce qui convient parfaitement à sa tessiture et à son timbre vocal. Cette influence est si intériorisée qu’elle le préserve de tomber dans la caricature, d’autant qu’il se réfère constamment à la merveilleuse musicalité de la première période de Camarón, plutôt qu’aux clichés expressionnistes des dernières années - on pourrait sur ce point le rapprocher de cantaores comme Jesús Corbacho ou Pedro el Granaíno. Après ce cante très développé, le dynamisme global de la pièce est préservé par un autre "cante corto", qui répond au second en ce qu’il est également chanté sur le souffle ("Por Dios que a mí me faltara la luz del entendimiento..." - avec Ramón Montoya, Gramophone, 1912). Après une reprise de la falseta en arpège, cette fois conclue par vigoureux "remate", le cantaor se livre à un exercice virtuose de "fusion" interne au répertoire de la Niña de los Peines : le texte est une version légèrement modifiée d’une bulería por soleá ("Mi madre me lo decía, que yo a ti no te quisiera tanto..." - avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1950), adapté por tango. L’introduction et la coda reprennent le profil modal de l’original, mais le corps du modèle mélodique est une variante du "cambio" d’un autre tango de Pastora ("Hice un contrato contigo..." - avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1947). On pourra donc qualifier ce cante de "tango de Israel Fernández". "Agua fresca quien la bebe..." nous renvoie à 1912 (avec Ramón Montoya, Gramophone), en une version augmentée d’une longue tenue à la fin du premier tercio, et surtout d’une désinence rythmique très inspirée pour une reprise du dernier tercio, liée sur le souffle par un ¡Ay ! de transition. Un intermède de guitare, une délicieuse version en trémolo d’un classique du Sacromonte, lance la dernière section de la composition, en deux parties : d’abord un dernier "cante largo" très sobre ("Toíta la noche me tienes sentaíta en el balcón" - avec Luis Molina, Homokord, 1913), puis un reprise de "Por Dios que a mi me faltara...", en mano a mano chœur (hermanas Humanes et Juan Motos)/soliste. Nous vous proposons ces tangos en "galerie sonore", avec un montage des versions de Pastora Pavón dans l’ordre où elles y apparaissent. Il ne s’agit évidemment pas d’en induire un quelconque jugement de valeur, mais de mieux apprécier l’équilibre que le cantaor a su préserver entre créativité personnelle et respect des sources. Le choix des cantes et la construction d’ensemble, alternant intermèdes instrumentaux, chants courts sur le souffle et chants longuement développés, sont d’une efficacité imparable et se prêtent aussi bien à une écoute "naïve" qu’à une analyse "informée" (cette dernière ne gâtant en rien le plaisir...).

Les soleares por bulería ("El príncipe de la Alameda") et les siguiriyas ("Cositas gitanas") sont construites de manière identique aux tangos, avec cependant des cantes originaux en chœur faisant office de refrain, et non seulement de coda. Il s’agit d’une version flamenca de la structure type des chansons de variétés, familière à une partie du public visé, à ceci près que les "couplets" sont remplacés par des cantes dont l’interprétation réjouira les aficionados : refrain / cantes / refrain / intermède instrumental / cantes etc. / refrain + ’fade out". Le texte du refrain des soleares por bulería contient une référence à la letra d’une siguiriya de Antonio Cagancho, popularisée par Tomás Pavón ("Reniego yo..."). Il prélude à, puis ponctue, quatre cantes enregistrés par Tomás : deux soleares de Joaquín el de la Paula ("Válgame Dios y no le temes..." et "Me voy por la otra acera..." - respectivement avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1948 ; et avec Niño Ricardo, Regal, 1927), une soleá de Antonio Frijones ("Acuérdate cuando entonces" - avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1948) et une bulería por soleá del Sordo la Luz (avec Niño Ricardo, Regal, 1927). Les siguiriyas reprennent exactement, avec refrain en chœur et sur tempo accéléré, l’enregistrement de Pastora Pavón de 1949 (avec Melchor de Marchena - La Voz de su Amo) : cante attribué à Pastora ("Ya llegó la hora...") suivi de sa version du "cambio" del Tuerto la Peña ("De Sanlúcar al Palmar").

Un "cuplé por bulería", dont elle fut l’une des grandes créatrices avec ses contemporains Manuel Vallejo et Canalejas de Puerto Real, ne pouvait manquer dans l’univers de Pastora. Israel Fernández a judicieusement choisi l’un des moins fréquenté, la "Lagartijera" de López Quiroga, Quintero et León (avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1946). Sa version, de tempo plus modéré que l’original, s’attache plus à en magnifier la mélodie (l’harmonisation de Carlos de Jacoba l’y aide considérablement) qu’à en souligner le compás. Le contraste avec "Pastoreando", une autre bulería dont le dynamisme rythmique est souligné par le zapateado conclusif de Sara Baras, permet d’éviter une impression de redite : nous y avons plus entendu un hommage au cante de Jerez (au début) et au style de Camarón (à la fin) qu’à celui de Pastora, tout de même représentée par "Quién será este soldadito..." (avec Melchor de Marchena, La Voz de su Amo, 1947). Nous nous éloignons encore plus de la "casa Pavón" avec le seul thème original du disque, la rumba "La Niña del Paíti". Nous n’avons rien contre ce genre a priori, mais celle-ci était franchement dispensable : ni le texte de circonstance, ni les inflexions extremeñas du cantaor, ni même la belle introduction de Jesús del Rosario ne parviennent à racheter la banalité de mélodies et de séquences harmoniques anodines et déjà entendues cent fois. Si l’on tenait à inclure une rumba dans le programme, pourquoi ne pas avoir choisi la seule enregistrée par Pastora Pavón ("Tus ojitos negros" - avec Currito el de la Jeroma, Odeón, 1917), qui se prêtait parfaitement à une actualisation afro-cubaine ? - ou, mieux encore, un autre genre binaire (farruca, garrotín, colombiana etc.).

Quatre autres cantes sont traités de manière plus traditionnelle. Pour la version de la taranta de Pedro el Morato par Pastora ("Llévame por caridad", sur un texte légèrement modifié - avec Luis Molina, Homokord, 1913), comme pour celles de Tomás de la media granaína de José Cepero et de la granaína de Pepe Marchena (respectivement, "Con la Virgen del Pilar..." et "Que la llaman la Alcazaba..." - avec Niño Ricardo, Regal, 1927), Israel Fernández commence par des "temples" plutôt raides et lapidaires, en marches harmoniques sur les trois premiers degrés du mode - sans doute inspirés par Camarón, qui s’y était plusieurs fois essayé, en autres pour la granaína "Solo vivo pá quererte" (avec Paco de Lucía, Philips, 1975). Ces introductions nous semblent préluder maladroitement à la sinuosité mélodique de ces cantes, qu’Israel Fernández rend ensuite avec la finesse de trait et la sobriété de Tomás Pavón, et même pour la taranta avec une austérité dramatique qui nous a rappelé Juan Mojama. L’alliage des timbres de la guitare et de la bandurria (Juan Carmona "Camborio) apporte aux granaínas une couleur sonore séduisante dont la légèreté diaphane, trouée de silences, rend le chant particulièrement émouvant. Enfin, Pepe Pinto n’est évoqué que par des fandangos ("Lo mismo que una rosa") : une seule pièce donc, mais pour nous l’une des grandes réussites de l’album, le cantaor s’attachant à souligner la proximité des créations de Pepe Pinto avec les fandangos de Alosno dont elles sont issues.

"Universo Pastora" est un disque multi-usages parfaitement conçu, qui s’accommode aussi bien d’une écoute d’agrément qu’il se prête à des auditions répétées et plus concentrées. On y découvrira alors des détails à peine perceptibles, tels les légers surlignages dans l’extrême aigu de la guitare qui apparaissent ça et là en filigrane dans la "Lagartijera". Cet album peut en outre permettre à un nouveau public de s’intéresser au cante, qu’il présente dans une forme avenante et accessible à tout un chacun, mais sans concession sur le fond.

Claude Worms

Galerie sonore

"La luz del entendimiento" / Israel Fernández
Tientos-tangos / Niña de los Peines

"La luz del entendimiento" (tangos) : Israel Fernández (chant) / Carlos de Jacoba (guitare)

Tientos-tangos : montage d’enregistrements de Pastora Pavón "Niña de los Peines" : 1 - avec Melchor de Marchena, 1949 / 2 - avec Melchor de Marchena, 1949) / 3 A - avec Ramón Montoya, 1912 / 3 B - avec Melchor de Marchena, 1949) / 4 - avec Ramón Montoya, 1912 / 5 - avec Melchor de Marchena, 1947 / 6 - avec Ramón Montoya, 1912 / 7 - avec Luis Molina, 1913.

"12 de 4" ne bénéficiera probablement pas de la même couverture médiatique qu’"Universo Pastora" - raison de plus pour ne pas manquer ce premier album de Matías López "el Mati", dont nous avons déjà eu l’occasion de vanter le talent à propos de "Orilla del mundo", un enregistrement récent du pianiste Alfredo Aroca, qui l’avait invité pour l’occasion. Grâce à une campagne de financement participatif, le cantaor a pu mener à bien un projet initié en 2014 par un enregistrement en direct, mais sans public, au "Teatro Oriente" de Morón de la Frontera, et achevé seulement quatre ans plus tard par la présente publication. Le guitariste Fernando María, créateur du label "Caló Records", a donc produit ce disque dans les mêmes conditions que celles du très recommandable premier opus de Juan Meneses ("De anhelos, quebrantos y otros cantes" - Caló Records, 2018). On ne saurait imaginer réalisation plus différente de celle d’"Universo Pastora" que celle de cet hommage à Gaspar de Utrera, Pansequito, Juan Peña "el Lebrijano" et Juan Villar - d’où le titre, qui pourrait également faire penser au célèbre "10 de Paco", s’il ne s’agissait ici de cantes dont les références ne renvoient pas à des compositions, à l’exception des "galeras", mais plutôt à des traits stylistiques caractéristiques de quatre artistes à qui les lectrices et lecteurs de notre génération doivent tant de grands moments des festivals andalous des années 1970-1980.

La jaquette et le livret du CD, dont la maquette est signée Iciar Calvo et les photos Álvaro Benítez, sont superbes, et aussi colorés et contrastés que les interprétations d’El Mati. Tous les textes sont originaux (à l’exception de letras de Juan Peña pour les peteneras, les soleares et les siguiriyas) et reproduits intégralement dans le livret - merci ! La qualité des poèmes de Pilar González, Vicente Tortajada, José Antonio Guerrero Reina et Fernando María le mérite amplement. La photo d’un repas convivial reflète l’amicale complicité unissant les artistes et les techniciens, qui explique sans doute la chaleur humaine que l’enregistrement parvient à nous transmettre. Le chef, Don Antonio Montilla, est d’ailleurs dûment remercié dans les crédits, et nous retenons son nom pour notre prochaine visite à Morón.

Le son, volontairement "vintage", rappellera aux nostalgiques les riches heures de Vergara, Zafiro et autres Movieplay. Sa relative sècheresse permet de ne perdre aucun détail des nuances dynamiques du chant, l’un des principaux atouts d’El Mati. Les quatre cantaores dont il évoque les styles furent avant tout des rythmiciens hors pair, disposant chacun de signatures personnelles, des syncopes et contretemps haletants d’El Lebrijano aux "tercios" démesurément étirés sur le souffle de Pansequito. El Mati parvient à les fondre dans des phrasés originaux, qu’il déploie magnifiquement dans les bulerías - précisément titrées "de los 4 magníficos" -, dans lesquels on perçoit sans le moindre hiatus des réminiscences de la manière de l’un ou de l’autre, après "temple" et un premier cante renvoyant clairement à El Lebrijano. Il y faut naturellement, non seulement une maîtrise totale du compás, mais surtout une perception globale de l’articulation à grande échelle des "tercios", qui est l’une des marques des cantaores-musiciens (parmi les plus récemment révélés, nous pensons par exemple à Alfredo Tejada).

Photo : Tablao "El Cordobés"

L’objectif d’El Mati n’étant pas de reprendre à sa manière l’intégralité d’une interprétation "historique", mais plutôt d’entremêler inextricablement ses propres réalisations et les tournures de tel ou tel, nous ne nous livrerons pas à une exégèse détaillée de chaque suite de cantes. Soulignons d’abord que le cantaor fait preuve d’une égale aisance quels que soient les genres qu’il aborde - douze au total, soit une mini-anthologie, avec des approches musicales et des moyens vocaux parfaitement adéquats à chacun d’entre eux. Il en résulte une riche palette de couleurs vocales, qui trouve ses exactes réponses dans la diversité de style des guitaristes, tous judicieusement choisis en fonction des palos : Jesús Nuñez, Víctor Márquez "Tomate", Antonio Sánchez, Óscar Lago et Fernando María.

Les jaleos extremeños ("Un río cambió su cauce") sont l’une des rares pièces du disque qui fasse référence à un seul modèle, un enregistrements de Juan Villar et Paco Cepero ("El cante profundo de Juan Villar" - Movieplay, 1975). En revanche, les malagueñas de La Trini et de Juan Breva ("Pudiera ser que te quisiera") ne doivent rien aux quatre maestros, qui n’en étaient d’ailleurs guère des spécialistes. De la délicatesse du "temple" au legato du deuxième cante, en passant par les superbes paraphrases des tercios de La Trini (façon Enrique Morente), les versions d’El Mati sont en tout point admirables - l’un des sommets de l’album. Les cantiñas ("No sé si rojo o "morao"") nous conduisent de Lebrija à Cádiz, avec notamment deux premiers cantes qui nous semblent dérivés très librement de la composition d’El Pinini. La réitération de la première période mélodique, qui diffère longuement la chute sur la dominante, crée une tension habilement exploitée par le découpage rythmique du cantaor. Parcours inverse pour les tientos ("El tiempo nos mató a nosotros") : de Cádiz à Utrera, avec la suspension cadentielle du "ayeo" de Gaspar sur l’accord de Eb/G, qui a fait école (cf. Mari Peña). Sur le diptyque traditionnel "corta"/"larga", les peteneras ("Yo quisiera creer en Dios") rompent avec le trio chant/guitare/palmas (ou "nudillos") : les accents sépharades de l’introduction du violon solo (José Gregorio Lovera) conduisent à un premier cante a cappella, avec réponses du violon. La guitare d’Óscar Lago apparaît pour l’"estribillo", puis se joint au au violon pour un intermède instrumental ternaire. Le schéma est inversé pour le deuxième cante : réponses de la guitare, à laquelle s’ajoutent les contrechants du violon pour l’"estribillo". El Mati utilise au mieux le potentiel expressif du contraste entre les deux parties : chant quasiment récité d’abord, puis interprétation très tendue, sur d’amples arcs vocaux, pour la petenera de Pastora Pavon.

Après un temple a cappella sur fond de "nudillos", un bref taconeo d’Abel Arana lance les deux premières bulerías por soleá, sur des phrasés inspirés d’El Lebrijano ("Con el pincel y el martillo"). La comparaison de la réalisation du "cante de cierre" de Sordo la Luz par El Mati avec celle, très différente, du même modèle mélodique par Israel Fernández donnera une bonne idée de la plasticité du cante - tout comme celles des deux interprétations des "Tangos del caracol" par El Mati et Juan Meneses (musique originale de la bailaora Charo Cala). Comme les jaleos, les fandangos ("No defiendas mis derechos") sont totalement conçus sur une seule référence stylistique. El Mati parvient à y concilier l’urgence du chant de Pansequito avec les arabesques d’une ornementation originale étrangère au modèle : autre sommet du disque. Après "Olores de mi Andalucía", de sobres soleares de Cádiz (El Mellizo et Paquirri) - la concision et le découpage au scalpel de l’entame du premier tercio du deuxième cante vaudrait à lui seul l’achat de l’album -, les tarantos nous plongent dans l’atmosphère d’un tablao haut de gamme. El Mati et Víctor Márquez "Tomate" respectent scrupuleusement, ce qui n’est pas si fréquent au disque, le compás de tango sur tempo lent qui accompagne habituellement la danse. Comme dans les bulerías por soleá, un long épisode central, en duo guitare/zapateado, figure une "escobilla". Le titre, "Tarantos indignados", suffit à résumer le propos des deux letras : depuis le "Verguenza debe de darte" de Manuel Gerena (album "Cantando a la libertad", Movieplay, 1976), le taranto semble se prêter particulièrement à ce type de textes contestataires. Enfin, sur un tempo très lent, El Mati conclut l’album par une leçon de siguiriyas ("Maldita mi suerte" : Paco la Luz et El Fillo).

L’auditeur, qui ne manquera pas de demander chaleureusement un bis, sera comblé par le "bonus track", "Sin fronteras". Comme la "canastera" de Camarón, les "galeras" de Juan Peña "el Lebrijano" furent une tentative avortée de création d’un nouveau palo, qui, malgré son succès, ne fit à l’époque que de rares adeptes ("Mi condena" - extrait de l’album "Persecución", Philips, 1976). La version d’El Mati est un modèle du genre, qui devrait gagner un nouveau public à cette composition : chant introverti et pudique d’El Mati ; superbes introduction, accompagnement et chorus de piano (Alfonso Aroca, dont nous n’attendions pas moins) ; contrechants de violon et ponctuations de percussions (Roberto Jaén) aussi discrets que pertinents. Nous ne saurions mieux conclure cet article qu’en reproduisant intégralement le texte de Fernando María :

Sin fronteras / sin fronteras / vives doblegado por la suerte / soportando tú tus penas.

Darle a Gerión la muerte fuiste / queriendo recuperar / los hijos que un día tuviste / allí donde acaba el mar.

Pero ni el viento que te mueve / ni las tierras que conquistas / te devolverán tu gente.

La penitencia es tu locura / y de los hombres su martillo / pá robarles tú sus sueños / pasando por tus cuchillos.

Sangre, solo encuentras sangre / al despertar cada mañana / no te laves ya las manos / que a nadie tú ya engañas.

Sueña / si tú sueñas / volver a ver tu prole / sentaditos en la plazuela.

Parar el tiempo quisieras / y el mundo por fin detener / las fatigas que te devoran / son las mismitas de ayer.

Por eso tendrás esta muerte / tú soportaras al mundo / como castigo por tu suerte.

Claude Worms

Galerie sonore

Malagueñas / El Mati
Galeras / El Mati
Galeras / El Lebrijano

"Pudiera ser que te quisiera" (malagueñas) : Matías López "el Mati" (chant) / Jesús Nuñez (guitare).

"Sin fronteras" (galeras) : Matías López "el Mati" (chant) / Alfonso Aroca (piano) / José Gregorio Lovera (violon) / Roberto Jaén (percussions).

"Mi condena" (galeras) : Juan Peña "el Lebrijano" (chant) / Pedro Peña et Enrique de Melchor (guitare).


"La luz del entendimiento" / Israel Fernández
Tientos-tangos / Niña de los Peines
Malagueñas / El Mati
Galeras / El Mati
Galeras / El Lebrijano




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