Víctor Monge "Serranito" / Flamencos en Nueva York :

José Manuel Gamboa a encore frappé (fort)

mardi 19 septembre 2017 par Claude Worms

José Manuel Gamboa : "Víctor Monge "Serranito". El guitarrista de guitarristas" - un livre (456 pages) + un DVD / El Flamenco Vive, Madrid, 2017

José Manuel Gamboa : "¡En er mundo ! De cómo Nueva York le mangó a París la idea moderna de flamenco. 1 (Flamenconautas. 1a parte : Pioneros y conquistadoras)" - un livre (412 pages) / Athenaíca Ediciones Universitarias, Sevilla, 2016

Sans le moindre égard pour la capacité réduite de notre bibliothèque (les loyers parisiens étant ce qu’ils sont), José Manuel Gamboa s’opiniâtre à enrichir notre culture flamenca en publiant, régulièrement et à tempo de bulería, des livres indispensables... en général copieux. Encore devine-t’on que par égard pour ses éditeurs, l’auteur retient parfois une plume que nous soupçonnons de détenir des informations complémentaires qui donneraient aisément matière à un deuxième tome.

A ses moments perdus, Gamboa est aussi un producteur prolifique, de disques originaux (Carmen Linares, Enrique Morente, Pitingo, Gerardo Nuñez...) et de rééditions monographiques (intégrale des enregistrements Hispavox d’Enrique Morente - ... Y al volver la vista atrás ; intégrale des enregistrements de Camarón...) ou anthologiques (les collections "Cultura Jonda" pour FonoMusic et "Grabaciones históricas" pour Universal - respectivement 44 et 50 volumes !). Toutes ces publications sont accompagnées de livrets substantiels et autres "guides d’écoute" (co-signés avec Faustino Nuñez pour les intégrales Paco de Lucía et Camarón), voire de livres en bonne et due forme - entre autres, "Sernita de Jerez ¡Vamos a acordarnos ! La memoria cabal de su casta" (Ediciones Carena, Barcelona, 2007 - Sernita de Jerez) et Rafael Romero... ¡Cantes de época ! Antológica y alfabéticamente... y el nacimiento del microsurco flamenco en España" (El Flamenco Vive, Madrid, 2010 - ... ¡Cantes de época !).

Outre quelques ouvrages généralistes de référence ("Guía libre del flamenco", en collaboration avec Pedro Calvo - Iberautor, Madrid, 2001 ; "Una historia del flamenco" - Espasa Calpe, Madrid, 2005 et 2011 ; "Flamenco de la A a la Z. Diccionario de términos flamencos", en collaboration avec Faustino Nuñez - Espasa Calpe, Madrid, 2007), José Manuel Gamboa a surtout œuvré pour combler trois trous noirs de la "flamencologie" modèle courant : la production discographique de l’ère du vinyle, le flamenco à l’"étranger" (traduire : produit par des artistes nés hors de l’Andalousie, ou ayant mené tout ou partie de leur carrière hors d’Espagne) et la guitare flamenca. L’auteur prenant toujours grand soin de contextualiser ses sujets, les trois thèmes se recoupent souvent dans ses biographies. Pour nous en tenir aux guitaristes flamencos, nous lui devons successivement : "Luis Maravilla. Por derecho" (en collaboration avec Miguel Espin - Fundación Machado, Sevilla, 1990), "Perico el del Lunar. Un flamenco de antología" (Ediciones La Posada, Córdoba, 2001) et "Sabicas. La correspondencia de Sabicas nuestro tío de América. Su obra toque X toque" (El Flamenco Vive, Madrid, 2013 - La correspondencia de Sabicas).

En sus de quelques menus travaux (réédition de l’intégrale discographique des Chiquitos de Algeciras ; conseil à la didactique du flamenco pour le livre de Silvia Marin, "Pulpitarrita con pasaporte flamenco" - Pulpitarrita con pasaporte flamenco), la campagne 2016 - 2017 de notre auteur nous vaut donc une magnifique biographie de Victor Monge "Serranito" et le premier volume (on nous en promet deux autres...) d’une saga des flamencos à New-York, et par extension aux USA et sur le continent américain.

Le sous-titre de la biographie, "le guitariste pour guitaristes", est une appréciation certes exacte et souvent accolée à l’œuvre de Víctor Monge "Serranito", mais elle risque cependant d’être par trop dissuasive. Que nos lectrices et lecteurs se rassurent, nul besoin d’être guitariste pour aimer la musique de Víctor Monge. Pour s’en persuader, il suffit de visionner, et surtout d’écouter, le copieux DVD joint au livre – un récital de 1987 dans le programme duquel on trouvera quelques uns de ses chefs-d’œuvre en solo (taranta, farruca, soleá, bulería et un arrangement d’ "El vito"), en trio avec Miguel Rivera et Óscar Herrero ("En la otra orilla", "Gitana", "Agua, fuego, tierra y aire" et "Luz de luna"), et avec l’orchestre de chambre Camerata Romeu, sans compter un duo por siguiriya plus inattendu avec Antonio Mairena.

Nul besoin non plus d’être un expert de la sonanta et de ses techniques pour prendre un grand plaisir à la lecture de l’ouvrage. Comme toujours, José Manuel Gamboa nous apporte une masse d’informations impressionnante, étayées par de multiples extraits d’articles de presse, d’affiches, de livrets de disque… Mais il dispose cette fois d’une matière première de choix avec les longs et nombreux témoignages du principal intéressé, ce qui n’était évidemment pas le cas pour ses travaux sur Luis Maravilla, Perico el del Lunar et Sabicas – on ne saurait trop remercier l’auteur de rendre un si bel hommage à Víctor Monge alors qu’il est encore en vie et en bonne forme, tant les autorités flamencas semblent malheureusement adeptes des célébrations posthumes. On saluera aussi l’art avec lequel il les cite, en un dosage parfait entre le langage parlé et l’écrit (juste ce qu’il faut de répétitions et d’interjections, d’hésitations et de rires), de tel sorte que nous avons souvent eu l’impression de converser familièrement avec le musicien – pour avoir passé une semaine avec lui lors d’un stage où nous étions son assistant (un honneur immérité, être l’un de ses élèves aurait sans doute été plus approprié), nous pouvons vous assurer que le biographe a parfaitement réussi à rendre la courtoisie, la bonhommie et l’humour de son sujet.

Il s’agit donc d’un livre à trois voix, savamment intriquées comme dans toute bonne polyphonie : les parties solistes de Víctor Monge, le chœur des témoins de sa carrière (dont les nombreux guitaristes qui ont appris une bonne part de leur métier en jouant avec lui en duo ou en trio) et le contrepoint des commentaires de José Manuel Gamboa, qui comble les oublis ou précise les souvenirs du guitariste (rien de plus compréhensible après soixante ans de carrière) et surtout contextualise les faits bruts, avec comme toujours un fil conducteur – en l’occurrence, l’histoire de la guitare flamenca soliste, ou "de concierto" (duos, trios, avec orchestre…) depuis les années 1960.

Donner un concert ou enregistrer un disque de guitare flamenca soliste semblera sans doute aller de soi aux plus jeunes d’entre vous. Or, faire ce choix en Espagne dans les années 1960 et l’assumer avec ténacité, comme le fit Víctor Monge dès ses débuts au restaurant-cabaret Riscal de Madrid en 1954 (il avait douze ans et y jouait, sans doute approximativement, "Asturias", le tube d’Albéniz) signifiait se heurter au mieux au scepticisme et à la condescendance, au pire à la vindicte des aficionados purs et durs (surtout durs). Il était tenu pour acquis que la guitare avait été inventée pour accompagner le chant et la danse, et que jouer en soliste impliquait trop d’emprunts aux techniques de la guitare classique et donc une fâcheuse déviance - le toque devant naturellement (au sens biologique du terme) se limiter au jeu "a cuerda pelá", aux rasgueados et subsidiairement au picado. Avec le recul, les citations des censeurs de l’époque et les commentaires caustiques de José Manuel Gamboa ne manquent pas de sel. Le point de vue de certaines éminences de la guitare classique non plus - jouant pour Andrés Segovia à la demande expresse de ce dernier, Víctor Monge dut encaisser ce jugement : "Haces muchas cosas geniales, pero hay unas carencias. Claro, eso viene de que usted sólo toca por intuición, toca usted intuitivamente lo que le sale, y la intuición es para los animales ; las personas nos regimos por la inteligencia. Para eso necesita usted estudiar música y crear a través de ese conocimiento adquirido. [...] entonces dejará usted de ser un animal". Ce à quoi Víctor Monge ajoute : "No me dijo esas palabras, pero lo del animal lo dijo antes ¡Y me dejó blanco !" (pages 163 à 166). C’était en 1971 il est vrai, et notre guitariste n’avait encore enregistré que "El flamenco en la guitarra de Víctor Monge, Serranito" (Hispavox HH 10-291, 1966), "Tensión de sonoridades para dos guitarras flamencas. Manuel Cano y Víctor Monge, Serranito" (Hispavox HHS 10-300, 1967), "Aires flamencos. Víctor Monge, Serranito" (Hispavox HHS 10349, 1968) et "Víctor Monge, Serranito. Virtuosismo flamenco. Premio nacional de guitarra flamenca" (Hispavox HHS 10-392, 1971... Heureusement, Narciso Yepes se montra plus avisé et sauva ainsi la corporation du ridicule.

Photo : Paco Manzano - illustration d’une interview de José Manuel Gamboa : Siete Revueltas

Comme le fait remarquer l’auteur à juste titre, les pionniers qui tentèrent d’imposer le concert soliste en Espagne n’y recueillirent pas le succès qu’auraient mérité leur talent et leur témérité : Miguel Borrull en duo avec Amalio Cuenca (qui par contre enregistra en solo à New-York pour Edison dès 1909), José Motos, Andrés Batista...C’est donc à l’étranger que le public et la critique musicale surent reconnaître d’abord la valeur de compositeurs et concertistes devenus depuis des références pour tous les "flamencologues" (ou presque) - en France (Ramón Montoya, Luis Maravilla) et sur le continent américain surtout (Estebán de Sanlúcar, Vicente Gómez Mario Escudero, Sabicas... et, avant eux, le très hérétique et non moins populaire Carlos Montoya - un neveu de l’autre). Au tournant des années 1950 - 1960, Manuel Cano avait réussi une première percée, mais c’est bien Víctor Monge qui opéra la brèche définitive, d’autant plus difficilement qu’il aggravait son cas en étant madrilène, et non andalou. Encore durent-ils tous deux leur brillante carrière au Japon, à l’Australie, à l’Europe et aux Etats-Unis. Manolo Sanlúcar et Paco de Lucía, par ordre d’ancienneté, se chargèrent d’enfoncer définitivement le clou, en passant par la case rumba (respectivement "Caballo negro" et "Entre dos aguas". Vous connaissez la suite.

Les relations entre les trois artistes - un mélange inextricable d’amitié, de respect mutuel, d’émulation artistique et de rivalité professionnelle - sont évoquées à plusieurs reprises dans l’ouvrage. En fait, c’est le père de Paco de Lucía, Antonio Sánchez Pecino, qui veillait âprement à écarter tout concurrent éventuel, et préservait du même coup les intérêts financiers de la famille - à ce propos, la visite des coulisses du Concours de Cordoue (pages 170 à 179), et les négociations épineuses sur le poids respectif des photos des guitaristes ornant la jaquettes d’un LP en hommage à Niño Ricardo, valent le détour ("In memoriam. Niño Ricardo" - Polydor 23 85 047, 1972 - pages 191 à 194). Il est vrai également qu’une rivalité entre Víctor et Paco n’avait pas lieu d’être, les deux musiciens ne jouant apparemment pas le même instrument, du moins si l’on en croit un article daté de 1980 de la revue "Pronto", à propos du lancement de Diego Cortés (le single "Chispa negra" : "Diego es con la guitarra lo que Paco de Lucía con el piano, sin olvidar su mayor vena rockera". (page 220) - s’il existait un "Canard Enchaîné Flamenco", José Manuel Gamboa compterait assurément parmi les grands pourvoyeurs de la "mare aux canards".

Les années d’apprentissage de Víctor Monge ne sont sans doute pas étrangères à son penchant pour la guitare soliste. Après des débuts très éloignés du flamenco (avec son frère aîné Manuel, alias Marcos pour la scène, et un ami de ce dernier, Eusebio Gilabert, il fait partie du trio "Los Serranos", dans un répertoire de variétés et de tangos argentins – il en est le benjamin, d’où un surnom dont il ne réussira jamais à se défaire), il est engagé dans des troupes de danse, se familiarise sur le tas avec les compases dont il deviendra un maître infaillible, et apprend par la même occasion à danser - avec un talent que pourrait lui envier certains professionnels. Ajoutons quelques compétences sportives (football et tennis) : Víctor Monge es un virtuoso polifacético... Son oreille et ses réflexes prodigieux, assis sur une technique virtuose précoce, lui permettent de s’adapter rapidement à n’importe quel contexte musical et instrumental, et d’apprendre. D’autant qu’il accepte tout ce qui lui est proposé, à condition de pouvoir jouer des intermèdes en solo. De son propre aveux, le cante lui est d’abord étranger : à propos d’un spectacle au théâtre Calderón de Madrid, au cours duquel il dut accompagner inopinément Manolo el Malagueño por taranta, il raconte : "Yo sabía más o menos, pero no bien, las cosas como son… Y hacía una letra, eso no se me puede olvidar porque yo era niño y las cosas de niño no se olvidan nunca, "Cuando salgo de Totanaaaaaa aaaa", cogía carrerilla, pero esperaba para respirar y ahí no sabía yo que acorde poner. Y estaba Ramón Montoya (encore un autre Montoya : Ramón Montoya Montoya, Almagro, 1934 – Madrid 2006. NDR, mais nous devons les dates à José Manuel Gamboa), ¿te acuerdas del gitano ?, que era muy buena persona por cierto, estaba sentado en la primera fila y me hacía así (simulaba con la mano el acorde apropriado que debía utilizar). Ya llegaba tarde, evidente" (pages 54 et 55). Víctor Monge ne manque d’ailleurs jamais une occasion de rendre hommage aux artistes auxquels il est redevable, musicalement et / ou professionnellement, tou(te)s des vedettes de l’époque, même si certain(e)s sont bien oubliés aujourd’hui : Manolita Cordero, Tona Radely, Paco de Ronda, Pilar de Oro, Alfredo Gil, Juan Valderrama, Rafael Farina, El Perlo de Triana… ou José María Pardo qui lui enseigna les falsetas de Niño Ricardo. Malgré des collaborations sporadiques avec Rafael Farina, El Yunque, El Indio Gitano ou Vicente Soto, le seul cantaor avec lequel il ait formé un duo relativement durable reste Gabriel Moreno. Avec le recul, il regrette les occasions perdues, telles des offres d’enregistrement avec Enrique Morente, Carmen Linares ou El Sordera, qu’il accompagnait régulièrement pour le plaisir au début des années 1970 au Gayango, un bar madrilène proche de la place Santa Ana (il n’est pas le seul à les regretter !) : "Me arrepiento ahora. Porque, claro, eso no se puede hacer ; pero mi sabiduría ahora no es la misma que cuando tenía veintiséis o veintisiete años, ¿no ? Yo quería ser solista y, entonces, he rechazado muchas posibilidades de grabar acompañando a cantaores, por ejemplo, con Enrique Morente, que era un creador nato". (page 187)

De théâtre en théâtre, de tablao en tablao (entre autres, le Corral de la Morería et surtout le Café de Chinitas – "su casa", pages 145 à 158), de tournée en tournée, d’enregistrement en enregistrement, nous suivons donc la carrière de Víctor Monge pas à pas - sans lassitude tant les anecdotes savoureuses abondent, mais avec force digressions instructives, notamment sur la composition, les influences fécondes, le métier et ses déboires (en voyage et au moment de "cobrar" surtout), "los nervios" avant chaque concert… et l’enseignement. Revenons à ce propos à notre triumvirat. Si tous les guitaristes contemporains se réclament peu ou prou de Paco de Lucía, ce dernier ne s’est jamais vraiment soucié de transmettre son art, par modestie ou manque d’intérêt (ou les deux). Manolo Sanlúcar a privilégié un rapport de maître à disciple au long cours, quasi "monacal" (selon un adjectif qu’il affectionne). Pour sa part, Víctor Monge aura contribué à former un nombre considérable de professionnels, par l’apprentissage direct de la scène. N’oublions pas qu’il fut également un pionnier de l’arrangement (et non du simple accompagnement) pour plusieurs guitares flamencas, des groupes à géométrie variable qu’il ne manquait jamais de réunir pour la dernière partie de ses récitals. Depuis ses premiers partenaires du Café de Chinitas (un sextet de guitares auxquels auront participé Luis Habichuela, Manzanita, Luis Pastor, Felipe Maya, Ian Davis, El Entri, Monchi…) jusqu’au benjamin Paco Vidal (né en 1980), leur liste exhaustive, que l’on peut reconstituer grâce à cette biographie, serait interminable : José Manuel Montoya, Rafael Andújar, Jin Oki, Alexandro Winia, Miguel Rivera, Óscar Herrero, Julián Vaquero, Juan Requena, José Carlos Gómez, Juan Carlos Gómez (aucun lien de famille entre ces deux derniers), un largo etcetera et "Francisca", l’une des plus longuement fidèles – Francisca Castro González (Madrid, 1957) aurait pu être la marraine des actuelles tocaoras (enfin !) si elle n’avait mis fin à sa carrière pour cause de mariage, malheureusement pour nous.

A la fin du livre, comme s’il ne pouvait se résoudre à quitter si tôt un ami, José Manuel Gamboa fait durer son plaisir, et le nôtre, par quelques cours chapitres impromptus, à propos des maîtres luthiers Ramírez, de tauromachie, du Rocío… et par des annexes qui "claro, no pueden faltar" : discographie (61 enregistrements recensés), filmographie (archives de la TVE et de Canal Sur) et pas moins de 83 textes-hommages (presque tous de guitaristes, à l’exception de Javier Barón, Gabriel Moreno et Pepe de Lucía - pages 415 à 441). Enfin, en guise d’au-revoir, un dernier journal de voyage en Turquie (décembre 2015) et un post-scriptum en forme de conversation téléphonique entre l’auteur et Víctor (après un aussi long compagnonnage, permettons-nous enfin de l’appeler par son prénom).

Beau papier, maquette soignée et iconographie abondante et émouvante (jaquettes de tous les disques, ou presque, y compris pour les éditions étrangères et beaucoup de photos inédites issues des archives de Víctor Monge et de son épouse, Victoria Llosent de Monge) : un monument digne de l’œuvre du compositeur-guitariste. Par contre, sa discographie reste introuvable actuellement - une honte de plus pour les labels concernés ; on ne les compte plus. Nous attendons donc avec impatience la réédition et la remasterisation annoncées (page 405) des enregistrements Hispavox par l’auteur et Javier Bilbao – avec en prime les deux LPs en duo avec Gabriel Moreno, ça serait franchement luxueux – pour mémoire : "Gabriel Moreno. Cante flamenco" (Hispavox HH 10309, 1967) et "Gabriel Moreno. Guitarra de Víctor Monge, Serranito" (Hispavox HH 10-343, 1969).

Cette biographie de Víctor Monge "Serranito" est un livre foisonnant et rigoureux à la fois, indispensable pour qui veut mieux connaître une œuvre sans laquelle la guitare flamenca contemporaine serait impensable. Mais c’est surtout "un libro entrañable", à l’image de son protagoniste.

Claude Worms

Lire également : Víctor Monge "Serranito"

Saviez-vous qu’un grand-père du pianiste de jazz Bud Powell, "un tal Zachary", était considéré au début du XX siècle comme le meilleur guitariste flamenco des Etats-Unis. Il avait appris à jouer pendant la guerre de Cuba, les relations entre soldats américains et soldats espagnols, souvent andalous, n’étant pas exclusivement guerrières. Ce que José Manuel Gamboa commente ainsi : "Zachary es un ejemplo modélico de cómo hacer las guerras a que nos convoca el capital a través de los tíos – uniformados o de paisano – de los despachos : una guerra musical, de falsetas" (pages 16 et 17). Ou encore, que dans un chapitre du livre "The Dance. It’s Place in Art and Life" (Troy et Margaret West Kinney, éditions Frederick A. Stores Company, New York, 1914) consacré à la danse flamenca, il est déjà question de bulerías, quatre ans seulement après la première discographique de La Niña de los Peines, et deux ans après la parution à Séville du "Tratado de baile" du Maestro Otero, qui lui ne les mentionne pas ? (page 320).

Un dernier échantillon pour vous mettre en appétit ? La saga du clan Cansino, une dynastie de danseuses et danseurs à laquelle appartenait aussi Margarita Carmen Cansino "Rita Hayworth", ne manque pas non plus d’intérêt. Le patriarche (pour la "branche américaine"), Eduardo, débarqua à New York en 1913. Avec sa sœur Elisa, il forme un duo, "The Dancing Cansinos", alias "The Royal Casino Dancers" alias "Edward and Elisa Casino" ("Casino", nettement plus glamour que Cansino) qui fait des années durant les beaux jours des scènes de Vaudeville. En 1919, encouragé par ce succès, Ángel, l’un des frères cadets, tente l’aventure à son tour et installe à Manhattan, à deux pas de Carnegie Hall, le "Cansino Studio of Dancing" où Eduardo enverra sa fille, la future Rita Hayworth, apprendre le métier (elle a alors quatre ans). Parmi les élèves d’Ángel, figure également un certain Eugene Kurran Kelly "Gene Kelly". Echange de bons procédés : des pas et des postures, façon marionnettes, de la chorégraphie de "Good Morning" (du film "Singing in the Rain", Stanley Donen, 1952), adoptés et adaptés par Manolete, réapparaîtront plus tard por farruca. A propos de quoi José Manuel Gamboa écrit : "[…] dónde va a parar, mucho más debemos en el flamenco a estos claqueadores que hacen un, llamémosle flamenco-tap, o a los reyes del tap sinmás que viceversa. Los publicamos antaño, ¡cuantas pataítas por bulerías se inspirarón en Kelly o Fred Astaire ! cuando el entretenimiento mayor lo tenían los espanõlitos en el cine hollywoodiense. Farruco lo reconocía a las claras, también Carrete de Málaga ; Manolo Marín flamenqueará "Carmen bajo la lluvia" en un espectáculo de María Pagés y Tomasito emula al divo astro cinematográfico en tal pieza, aunque le hayan designado el Fred astaire del flamenco. (pages 329 et 330).

"¡En er mundo". "Comment New-York vola à Paris l’idée moderne de flamenco. Flamenconautes. Première partie : pionniers et conquérantes". Les titres à rallonges, l’une des marques de fabrique de l’auteur, ont ceci d’utile qu’ils permettent de savoir rapidement de quoi il retourne, et donc de décider si l’on lira ou non le livre – dans le cas de José Manuel Gamboa, la première option est toujours la bonne. Procédons donc dans l’ordre :

1) Le scénario se situe principalement à New-York (et par extension sur le territoire des Etats-Unis, en particulier à Chicago et en Californie), un peu à Paris, très peu en Espagne et moins encore en Andalousie – sauf pour évoquer les lieux de naissance et les débuts de carrière des artistes mentionnés, ou quand exceptionnellement une gazette locale se décidait à relater, plus ou moins exactement, leurs exploits transatlantiques.

2) Au XIX siècle, la consécration des artistes espagnols œuvrant "a lo flamenco" fut longtemps une exclusivité des théâtres parisiens. Mais progressivement, Paris ne sera plus qu’un premier tremplin vers les Etats-Unis, et finalement, les plus hardis ne feront même plus le détour (certains dès le début du XX siècle).

3) L’ "idée moderne de flamenco" est un concept moins limpide. Interprétons le à notre manière : un flamenco qui serait à la fois une musique et un art scénique pratiqués et appréciés sur toute la planète.

4) Si l’on compte parmi les "pioneros" des guitaristes et des chanteurs (également des pianistes, des compositeurs, des chefs d’orchestre…), les danseurs sont très nettement majoritaires – ou plutôt les danseuses (souvent polyvalentes : chanteuses, voire guitaristes elles aussi), les "conquistadoras".

En matière de musique, José Manuel Gamboa s’en tient depuis toujours à un principe de bon sens qui devrait aller de soi (¡Ojalá… !) : il n’est pas de passeport ou de carte d’identité qui vaille ; ou encore : le flamenco appartient à qui le danse, le chante, le joue, le regarde ou l’écoute. Pour bien faire comprendre son intention, il dresse dès les premières pages (14 à 16) une liste d’artistes flamencos non andalous de toutes disciplines, originaires de toutes les provinces d’Espagne d’abord, puis des cinq continents. Nous en avons dénombré 128, sans compter notre illustre Zachary – rassurez-vous, beaucoup d’autres apparaissent plus ou moins longuement au fil des chapitres.

En guise de prologue à ce recensement iconoclaste, l’auteur ouvre les hostilités en ces termes : "Comencemos instruyendo al que no sabe – o no acierta a explicarse. No sé… llámenme simple, táchenme de intrigante o, directamente, pongáme de traidor, pero va a ser que : ¡la abrumadora colectividad de soberanos artistas flamencos, primeros representantes transatlánticos de nuestros aires, las figuras que sentaron plaza flamenca en NYC y, desde el Manzanón, siguiendo una aventura que en París comenzó, se pusieron el mundo por montera, hechas las excepciones excepcionales, andaluces no fueron ! ¡Y muchos ni tan siquiera españoles ! pero de esos a los que, tan imbuidos de flamencura, no se les vio ni la matrícula ni el pasaporte en su labor profesional".

C’est dire que ce livre n’enchantera guère certaines des sommités flamencas (heureusement de moins en moins nombreuses) qui inspirèrent à la Junta de Andalucía l’idée singulière de s’octroyer l’exclusivité de la conservation, de l’étude et de la promotion du flamenco (nous résumons de mémoire, mais on voit bien l’intention). Ce qui n’empêcha pas ladite Junta, qui n’en est plus à un paradoxe près, de proclamer le flamenco "universal" et de militer pour qu’il soit inscrit par l’Unesco au "Patrimoine culturel immatériel de l’humanité" – ce dont le flamenco, un art on ne peut plus vivant, n’avait d’ailleurs nul besoin. Ce qui n’empêche pas non plus les artistes de se heurter encore trop souvent à la condescendance institutionnelle, les subventions et le mépris n’étant pas forcément contradictoires.

"En er mundo" passionnera par contre tous les tenants du matérialisme historique (y compris dans sa version marxiste, et donc nous-même – cf. ci-dessus, le commentaire sur la guerre de Cuba) pour peu qu’ils s’intéressent au flamenco ; ou plus simplement nos lectrices et lecteurs pour qui "les faits sont têtus", et qui attendent donc d’une recherche historique qu’elle s’appuie sur un fond d’archives abondantes et diverses – ce qui n’interdit pas l’humour. Programmes et affiches de spectacles et concerts, articles de presse, extraits de livres, œuvres picturales, films…, il sera difficile de contester la rigueur de cette histoire du flamenco aux Etats-Unis. On ne manquera pas d’objecter à José Manuel Gamboa que, si les faits sont exacts, ils concernent surtout des artistes "pas vraiment flamencos". On ne saurait trop se garder de ce genre d’illusions rétrospectives : les chorégraphies de La Cuenca, par exemple, n’étaient sans doute ni plus ni moins flamencas, mesurées à l’aune du baile actuel, que les chants enregistrés par El Mochuelo ou El Sr. Reina, même s’ils n’ont que des rapports distants avec ce que nous nommons aujourd’hui "cante".

L’histoire commence en 1824 avec l’arrivée à New-York de Trinidad Huerta, un guitariste "pré-flamenco" (ou "éclectique", selon le terme judicieux d’Eusebio Rioja) – il s’y produit en concert au City Hotel, puis au Washington Hall, à Philadelphie, Baltimore et Saratoga. Elle se termine un siècle plus tard, en 1928, avec "la véritable première saison new-yorkaise" d’Antonia Mercé "La Argentina", accompagnée au piano par Carmencita Pérez (trente-huit spectacles à guichet fermé au Town Hall, au théâtre Gallo et à Carnegie Hall) – cf. la très utile chronologie jointe en annexe. Entre temps, nous aurons croisé d’innombrables artistes flamencos et le Tout-New-York des arts et des spectacles, qui de près ou de loin est intervenu dans leurs carrières : musiciens en tout genre (instrumentistes, chanteurs, chefs d’orchestre, compositeurs), danseurs, chorégraphes, cinéastes, acteurs, metteurs en scène de théâtre, écrivains, peintres, photographes, imprésarios… Dans ces conditions, on comprend que l’auteur ait prévu deux autres volumes pour achever sa tâche et nous mener à bon port au XXI siècle.

Ajoutons enfin que José Manuel Gamboa a fait appel à Bob Dylan pour l’aider dans cette rude entreprise : en exergue à chaque chapitre, on lira avec plaisir un extrait de l’une de ses chansons en traduction espagnole. Nous verrions bien Randy Newman dans le même rôle pour le deuxième tome.

Claude Worms





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