XXVI Festival Flamenco de Nîmes

15 - 23 janvier 2016

jeudi 21 janvier 2016 par Claude Worms

Miguel Poveda : "Recital de Cante" / Patricia Guerrero : "Touché" / Pepe Fernández / Cañizares : "Cuarteto Flamenco interpreta a Falla" / David Lagos : "Made in Jerez"

Après le mémorable concert de clôture de Miguel Poveda, le XXVI Festival Flamenco de Nîmes s’est achevé sur une excellente nouvelle : la Junta de Andalucía entend intensifier son partenariat avec le Festival Flamenco de Nîmes. Eduardo Tamarit Pradas, Secrétaire Général de la Culture de la Junta de Andalucía, et David Peral, Coordinateur de la Junta de Andalucía, ont eu la courtoisie de nous accorder un entretien.

Selon leurs propos, la Junta souhaite développer sa politique de diffusion mondiale de la musique et de la culture flamencas, notamment en soutenant une cinquantaine de festivals internationaux. Pour la France, le Festival Flamenco de Nîmes est l’un des principaux vecteurs de cette politique, de par sa pérennité et l’exigence artistique de ses programmations. Trois axes principaux pour cette collaboration :

_ un soutien financier qui inclura également la coproduction de spectacles.

_ une diffusion médiatique en Andalousie, concrétisée notamment par la présentation officielle de la dernière édition du festival à l’ Instituto Andaluz del Flamenco, ce qui équivaut pour la Junta à l’attribution officielle d’un label de qualité.

_ enfin, une aide logistique pour les déplacements de l’équipe du festival en Andalousie, en vue de la préparation des éditions ultérieures.


Miguel Poveda : "Recital de cante"

23 janvier 2016 – Théâtre Bernadette Lafont

Chant : Miguel Poveda

Guitare : Daniel Casares

Percussions : Paquito González

Palmas et chant : El Londro

Palmas : Carlos Grillo et Diego Montoya

Photo : Joss Rodríguez

A las ocho de la tarde, le 23 janvier 2016, il s’est passé au Théâtre Bernadette Lafont de Nîmes quelque chose de très particulier, que nous nommerons faute de mieux un concert historique, l’un de ces concerts dont on pourra dire à ses petits-enfants, avec une pointe d’orgueil reconnaissant : "j’y étais !". Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans l’air, une attente joyeuse et anxieuse du public, à laquelle les artistes ont répondu par un généreux supplément d’âme, qui n’était pas prévu dans le contrat ou le cahier des charges. Ça ne se résume pas une qualité musicale ou à un professionnalisme de haut niveau, qui sont de toute façon la marque déposée de Miguel Poveda, quel que soit le répertoire qu’il choisit d’interpréter – ce soir-là, exclusivement, celui du cante traditionnel.

Dès le "temple" initial por Malagueña, qui déclencha les premiers applaudissements – justifiés - des auditeurs, nous savions à quoi nous en tenir : une entrée en matière qui valait à elle seule tout un cante, par son engagement et son développement, et qui ne faisait pourtant que préluder à une magnifique version de la Malagueña de El Canario, suivie de deux Rondeñas. Deux heures durant, les musiciens allaient nous offrir un concert de grande classe, et surtout toutes les émotions que le cante peut provoquer, de l’allégresse débridée des Tangos de Triana au tragique d’une Siguiriya de los Puertos.

Bien sûr, tout était soigneusement prémédité, des arrêts sur son millimétrés des Rondeñas et des Cantiñas entre chant, guitare (Daniel Casares), percussions (Paquito González) et palmas (Carlos Grillo, Diego Montoya et El Londro – les Bulerías de ce dernier, en bis, furent aussi un régal), au show en bord de scène de Miguel Poveda, façon Soul Brother, pendant les Tangos de Triana (pauses complices pour les photographes comprises). La précision des duos entre le cantaor et son guitariste suppose naturellement aussi un travail préalable méticuleux. Mais dans les interstices, Miguel Poveda ne se priva d’aucune prise de risque, ce qui ravit visiblement ses partenaires et les prit parfois au dépourvu. Qui pourrait comme lui évoquer la voix du jeune Camarón sans friser la caricature, au point de transformer l’interprétation des Tangos extremeños en une sorte de mano a mano Camarón / Poveda ("Antes del altar me jurastes…") – il avait déjà rendu hommage au cantaor de La Isla par une impeccable reprise de l’une de ses Cantiñas ("Pueblos de la tierra mía…"), succédant à des Alegrías à la manière de Manolo Vargas, avant de conclure par des Bulerías d’une virtuosité rythmique exubérante digne de Chano Lobato ?

Car Miguel Poveda n’a pas une voix, mais des voix, héritières de toute l’histoire du cante, qu’il parcourt à sa guise sans jamais y perdre sa propre personnalité musicale. Qui pourrait habiter à ce point les traits acérés d’un Fandango de El Gloria, ou la luxuriance ornementale douce-amère de la Taranta de El Cojo de Málaga "Como la sal al guisao" ? Cette dernière précédait l’un des moments les plus forts du récital, une série de Siguiriyas de El Viejo de la Isla, la seconde dans une variante attribuée à Paco La Luz - une version d’une terrifiante intensité que nous n’avions plus entendue depuis celles de l’un de ses plus grands interprètes, Terremoto de Jerez ("Hospitalito de Caí, a mano derecha…"). Et que dire du poignant hommage à Lole y Manuel ("Nuevo día", "Todo es de color"…), sinon que Daniel Casares y apporta une précieuse contribution par de sobres falsetas "a cuerda pela" parsemées de citations du toque de Manuel Molina ? Pendant la seule pause que s’accorda Miguel Poveda, le guitariste avait d’ailleurs réussi la performance de maintenir le public en haleine par une belle composition bipartite, long prologue en trémolo ("Málaga", extrait de "Picassares", son dernier enregistrement que nous vous recommandons sans réserves) suivi d’une Bulería en duo avec Paquito González, "por medio" et "por Jerez", puis dans la tonalité homonyme de La Majeur et "por Morón" – triomphe bien mérité.

Avant un bis plus que généreux (por Bulería, naturellement), Miguel Poveda présenta longuement ses partenaires, musiciens et techniciens, avec affection et humour. Il avait auparavant commenté certains de ses cantes par des hommages au public français, qu’il remercia de son respect pour le flamenco ; à de grands artistes, tels Moraíto, El Titi, Chano Lobato… ; à des hauts-lieux du cante, Jerez, Cádiz, Sanlúcar… ; à l’art de vivre, de chanter et de danser de Triana, avant sa destruction par la spéculation immobilière, et au film "Triana pura"… Des propos qui n’étaient pas que de circonstance, qui touchèrent le public et transformèrent la froideur de la salle de concert en la complicité amicale d’une soirée dans un colmao.

A l’issue du concert, une amie déclina notre invitation à nous accompagner pour la fête de clôture que nous offrait l’équipe du festival. Elle préférait, nous dit-elle, prolonger le plus longtemps possible les émotions intimes qu’elle avait ressenties tout au long de cette soirée. Quelle meilleure définition d’un concert historique ?

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Festival Flamenco de Nîmes


Patricia Guerrero : "Touché"

23 janvier 2016 - Théâtre Bernadette Lafont

Danse : Patricia Guerrero

Violon : Bruno Axel (artiste invité)

Chant : José Ángel Carmona

Guitare : Paco Iglesias

Percussions : Agustín Diassera

Photo : Joss Rodríguez

Le Théâtre de Nîmes accueillait ce vendredi 23 janvier la jeune danseuse de Grenade, Patricia Guerrero dans un spectacle où la recherche rejoignait la tradition. Autour d’elle, des artistes venus d’univers différents : Bruno Axel (violon), Agustín Diassera (percussions), José Àngel Carmona (chant) et Paco Iglesias (guitare). Le décor minimaliste, volontairement épuré, les éclairages délibérément austères ( lumière zénithale ou simple projecteur qui dessine un théâtre d’ombres) favorisaient la concentration du public sur ce qui comptait véritablement : la beauté de la musique et la belle prestation réalisée par cette danseuse hors normes, qui débuta l’apprentissage de la danse avec sa mère dès l’âge de 3 ans et perfectionna sa technique et son art au contact de grands danseurs tels que Mario Maya, dont elle a intégré le centre de formation à l’âge de 14 ans , ou, pour n’en citer que quelques-uns, Manuel Liñán, Mercedes Ruiz, Eva la Yerbabuena...

Patricia Guerrero a su intégrer dans sa danse les apports d’autres cultures ou esthétiques (danse contemporaine ou orientale) sans jamais renier la tradition dans laquelle elle a baigné. Elle est fille de l’Albaicín et du Sacromonte et l’on retrouve notamment dans ses Tangos la saveur granaína de ces danses. Nous avons particulièrement apprécié l’intensité et l’énergie mises au service d’une technique irréprochable (précision et virtuosité du taconeo, grâce et fluidité des voltes, variété et pertinence des desplantes…), mais, plus encore, c’est la musicalité de sa danse qui impressionne. Ses gestes matérialisent la musique ; ils dessinent tour à tour le violon ou la percussion. Dans un même palo, on ralentira ou accélérera le tempo pour permettre à Patricia de varier les moyens d’expression : percussion sur les prestos, mouvements ralentis sur les largos. Peu de gestes suffisent pour donner du nerf et de l’allure. Le châle lui même semble faire partie de la robe, il épouse le corps et ses franges forment une auréole qui capte la lumière. Tout semble l’inspirer, tels ces extraits de la fameuse Chaconne de J.S. Bach (Partita pour violon n°2 en Ré mineur) auxquels répondent des fragments de Malagueña del Mellizo qui s’y fondent naturellement : un pur moment de poésie musicale... et chorégraphique !

L’artiste ayant la courtoisie de laisser des espaces d’expression à ses partenaires, le public a pu apprécier des duos et trios de configurations diverses entre la danse et les instruments (danse et guitare bien sûr, mais aussi danse / violon ; danse / percussions…), et un programme des plus varié : Siguiriyas (Francisco la Perla, El Loco Mateo et Cabal del Fillo) ; solo por Taranta interprété à la guitare par Paco Iglesias ; Soleares del Zurraque encadrant celle de Charamusco (chant et danse ad lib.) avec en continuité un baile por Soleà cette fois a compás (Enrique El Mellizo) et un final por Bulería ; duo chant / guitare pour des Fandangos (Enrique Morente, Manuel Vega "El Carbonerillo", Rondeña) ; la "Fantasía sobre un tema de Bach" et des Tangos de Granaínos pour terminer.

Merci au festival de Nîmes qui s’efforce de présenter chaque année des spectacles variés et de qualité. Il donne la possibilité à de jeunes artistes de faire découvrir à un public d’aficionados le fruit de leur travail et de leur passion.

Maguy Naïmi

Photos : Jean-Louis Duzert / Festival Flamenco de Nîmes


Cañizares : Cuarteto Flamenco interpreta a Falla"

21 janvier 2016 - Théâtre Bernadette Lafont

Transcriptions, composition et guitare : Juan Manuel Cañizares

Deuxième guitare : Juan Carlos Gómez

Danse, castagnettes et palmas : Charo Espino

Danse, cajón et palmas : Ángel Muñoz

Pepe Fernández

22 janvier 2016 - Théâtre de l’Odéon

Guitare : Pepe Fernández

Deuxième guitare : Antonio Fernández

Chant : Los Makarines

Percussions : Israel Suárez "Piraña"

Palmas et nudillos : Ané Carrasco et Juan Grande

Pour notre plus grand plaisir, les programmations du Festival Flamenco de Nîmes persistent contre vents et marées à laisser une large place aux récitals de chant et de guitare. Comme il existe plusieurs flamencos, il existe aussi plusieurs toques flamencos,
ou encore diverses options esthétiques et musicales, toutes également respectables, quelques soient par ailleurs les goûts volontiers exclusifs de tel ou tel secteur de la critique ou de l’afición. L’un des arguments arbitrairement subjectifs les plus fréquents pour justifier ce qui relèverait plutôt de la surdité des censeurs de tout poil, est la manque de "pellizco", traduit en général par l’expression "il (elle) ne « me transmet » pas". Il s’agit là d’un critère qui présente l’immense avantage de dispenser ses tenants de tout fondement un tant soit peu rationnel, surtout s’il est associé à l’opposition fantasmatique "gitan" / "non gitan". Une série de mythes et de non-sens que Faustino Nuñez s’employa d’ailleurs à détruire méthodiquement et rigoureusement, avec son humour habituel, dans sa conférence "Los palos del flamenco de A a Z" (21 janvier, au bar du Théâtre Bernadette Lafont), puis au cours du débat qui suivit son cours d’initiation pour les élèves de l’Institut Emmanuel d’Alzon (22 janvier) – cette dernière initiative est en bonne voie de devenir une tradition du Festival, grâce à la réceptivité d’un jeune public remarquablement préparé par leur professeur (et musicologue), Corinne Savy. Les concerts successifs de Juan Manuel Cañizares et de Pepe Fernández illustrent à merveille la diversité des expressions musicales du flamenco.

La discographie de Juan Manuel Cañizares a ceci de particulier qu’elle semble plutôt "classique" que flamenca : pour trois albums de toque proprement dit ("Noches de imán y luna", Nuevos Medios, 1997 ; "Punto de encuentro", EMI, 2000 ; "Cuerdas del alma", Sony BMG España, 2010), pas moins de sept volumes de transcription, consacrés à des compositeurs espagnols, ou tirant leur inspiration de la musique populaire ibérique : Sonates pour piano n°3 et 5 et "Iberia" d’Isaac Albéniz (respectivement Nuevos Medios, 1999 et Sony BMG España, 2007 ) ; les "Goyescas" d’Enrique Granados (Sony Music Spain, 2012) ; 10 sonates pour clavier de Domenico Scarlatti (JMC Music Productions, 2014) ; et une trilogie Manuel de Falla qui faisait l’objet de la première partie du concert du 21 janvier, dont chaque volet est centré sur l’une des trois suites orchestrales tirées de "El sombrero de tres picos", "La vida breve" et "El amor brujo", augmentées de nombreux compléments - "Siete canciones populares españolas", "Cuatro piezas españolas", "Suite Homenaje" et diverses pièces pour piano (JMC Music Productions, 2013 et 2014).

Remarquons d’abord que par ces transcriptions, Juan Manuel Cañizares renoue avec une tradition séculaire des pionniers de la guitare flamenca soliste, tels Paco el Barbero ou Paco el de Lucena, dont les programmes affichaient déjà force transcriptions d’airs d’opéras italiens, voire de Wagner… Par où l’on voit aussi que les limites entre musique "savante" occidentale et musique "savante" andalouse (c’est à dire le flamenco) ne sont pas aussi nettes qu’on le prétend encore fréquemment : nos deux pionniers ne faisaient que participer à la fureur de transcription des stars de la virtuosité transcendante, tel Paganini, Liszt ou Alkan, une tradition remontant d’ailleurs à l’époque baroque, et par-delà au processus d’émancipation de la musique instrumentale par rapport à la musique vocale, dont elle fut aux confins du Moyen-Age et de la Renaissance l’un des principaux moteurs, avec la musique à danser.

Le Cuarteto Flamenco nous présenta donc en première partie un vaste choix de pièces issues de la trilogie Manuel de Falla. D’abord les sept chansons populaires espagnoles, dont la brièveté déconcerta le public. De ce point de vue, un programme détaillant les titres des œuvres, ou à défaut quelques annonces des concertistes, auraient été bienvenus… Suivirent de larges extraits des trois suites orchestrales, dont les quelques "tubes" attendus : les deux danses espagnoles de "La vida breve" ; quatre des cinq danses de "El sombrero de tres picos" (ne manquait que la "Danza del Corregidor") ; et la quasi intégralité de "El amor brujo", dont la "Canción del amor dolido", la "Danza del Terror", la "Danza ritual del fuego", "Escena" et "Canción del fuego fatuo".

Avouons que nous n’avons jamais été totalement convaincus par les multiples tentatives de transcription de ces œuvres, pour une ou pour deux guitares. L’argument habituel pour les justifier consiste à prétendre rendre à la guitare des pièces qui y puisent leur inspiration. Ce qui est exact, mais néglige le fait qu’une bonne part de leur intérêt réside dans leur orchestration. Sauf à n’en garder que les thèmes mélodiques plus ou moins agrémentés d’improvisations (première guitare), et leur harmonisation (deuxième guitare), rendre la richesse de ces partitions pour orchestre avec les seuls moyens de la guitare relève de la gageure. Or, le souci – louable - de Juan Manuel Cañizares est de rester au plus près du texte original. Il y réussit fort bien pour la complexité polyphonique des œuvres (avec la précieuse collaboration de Juan Carlos Gómez), mais inévitablement plus difficilement et imparfaitement pour la restitution des couleurs sonores. Ce n’est pas faute d’ailleurs de mobiliser toutes les ressources de l’instrument, et même un peu plus, notamment pour trouver des équivalents guitaristiques aux tenues vocales, ou à celles des instruments à archet et à vent (des techniques de main droite inédites, quelque part entre rasgueados et trémolo) – simplement, le pari, aussi intellectuellement stimulant soit-il, est à notre avis perdu d’avance. On n’en admirera pas moins l’extrême soin apporté à la dynamique et à la diversité des timbres (les mêmes notes reprises sur différentes positions, donc sur différentes cordes), et la précision des glissandos, "bends" et autres effets instrumentaux qui suppléaient autant que faire se peut aux limites que nous venons d’évoquer.

Photo : Joss Rodríguez

La deuxième partie, consacrée à des compositions personnelles de Juan Manuel Cañizares, en fait l’intégralité de l’album "Cuerdas del alma", s’avéra aussi exigeante et sans concessions. Si l’on excepte la magnifique étude de trémolo "Añorando el presente" et, pour partie, la balada "Lejanía", plus ouvertement mélodiques, ces pièces reposent sur une sorte de noyau initial à forte concentration rythmique et harmonique, dont le compositeur épuise ensuite l’énergie en déflagrations successives, fragmentations et recompositions – brisures rythmiques, modulations gigognes et polyphonies dissonantes aux confins de l’atonalité ("El abismo", "Collar de perlas" et "Mar Caribe" - respectivement Bulerías, Alegrías et Guajiras). Même la Rumba ("Cuerdas del alma") et les Tangos ("Puente arpegiado", en bis) évitent soigneusement la séduction mélodique, que Juan Manuel Cañizares considère peut-être comme une concession esthétique indigne de son respect pour le public – ce en quoi il se situe aux antipodes de la tendance dominante de la guitare flamenca soliste actuelle. La virtuosité des gammes en picado supersoniques est surtout un moyen de couper court aux épanchement mélodiques, d’autant plus que le jeu "out" des jazzmen contemporains (gammes par tons…) n’est jamais très loin : la présence subliminale de "Entre dos aguas" dans "Cuerdas del alma", uniquement suggérée par la texture harmonique et sans la moindre citation mélodique, en serait un exemple parmi d’autres…

Dans ce contexte de musique "pure", nous ne comprenons pas l’utilité des illustrations visuelles chorégraphiques de Charo Espino et Ángel Muñoz, et moins encore des castagnettes et du cajón dont le jeu étroitement calqué sur les phrasés des deux guitares alourdissait des textures déjà très chargées.

Les œuvres de Juan Manuel Cañizares sont peut-être à la guitare flamenca de demain ce que le "Shape of things to come" d’Ornette Coleman fut au jazz. Il est sûr en tout cas qu’une seule audition en concert ne suffit pas à en cerner le propos, auquel nous confessons être restés extérieurs, quoiqu’admiratifs. Nous retournerons donc aux disques…

Claude Worms

(Photos : Jean-Louis Duzert / Festival Flamenco de Nîmes

Sourires complices entre les musiciens ; accueillants et chaleureux, et non de circonstance, envers le public… Une fois n’est pas coutume, si nous commençons cette critique du concert de Pepe Fernández par quelques considérations scéniques, c’est qu’elles expliquent pour partie sa qualité musicale communicative. Le jeu de Pepe Fernández possède à l’évidence une qualité qui ne s’apprend pas, le swing. La fluidité de ses phrasés est à l’image de sa décontraction naturelle sur scène, apparemment sans pression. Au cours de cette grande heure de musique jubilatoire, à l’évidence, il ne s’agissait pas de démontrer quoi que ce soit, mais juste de passer un beau moment d’échange avec les partenaires et avec le public, dont les premiers rangs avaient depuis longtemps été investis par la famille et les amis – une réaction plutôt insolite, mais de bon augure, pour un jeune musicien encore semi-professionnel (sans doute plus pour longtemps…) confronté à une programmation dans l’un des festivals flamencos les plus prestigieux du circuit mondial.

L’inspiration mélodique ne s’apprend pas non plus, et Pepe Fernández n’en manque pas, même si ses compositions n’ont pas encore la cohérence que pourrait leur donner une plus grande rigueur des procédés de développement et de modulation - ce qui précisément s’acquiert par le temps et le travail. Or, si l’on mesure la sûreté technique de l’interprète à l’aune du temps de loisir disponible pour un musicien pour le moment encore salarié de la fonction publique territoriale, force est de constater qu’il ne manque ni de discipline, ni de détermination. La musique que nous avons entendue ce soir, très séduisante par sa fraîcheur d’inspiration et sa spontanéité, y compris par ses (rares) maladresses, nous promet donc un artiste de premier plan. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entendaient hier soir son frère, Antonio Fernández, et ses partenaires jérézans et sévillans, qui visiblement n’ont pas boudé pas leur plaisir : Ané Carrasco et Juan Grande (palmas et nudillos), los Makarines (chant) et Israel Suárez "Piraña", auteur, entre autres, d’une fort virtuoses introduction por Bulería : belle collaboration entre Valence (Drôme) et Jerez (Cádiz), et réjouissante confirmation des propos de Faustino Nuñez.

Photo : Joss Rodríguez

Le répertoire, comme souvent chez les jeunes guitaristes contemporains, était essentiellement centré sur les formes " festeras a compás" (Alegrías, Bulerías, Tangos, Rumba), même si la Rondeña initiale et l’introduction por Minera des Fandangos de Huelva annoncent un compositeur qui saura sans doute nous donner également des pièces de qualité sur les formes "libres" ou la Siguiriya – la relance systématique des "remates" par des entrelacs dynamiques de délicats arpèges et de vigoureux traits en "pulgar" nous en ont donné un avant-goût, tout comme la faculté du guitariste à renouveler l’énonciation des "llamadas" et autres "paseos" traditionnels de la Soleá, sobrement accompagnée par les nudillos des deux palmeros. Notons aussi au passage quelques idées originales pour les arrangements, comme le Cante de Siega à deux voix et a cappella en introduction d’une Bulería, ou la belle alternance entre falsetas et cantes mezza-voce (toujours en duo) des Fandangos de Huelva.

Après une journée non-stop (conférences, exposition, spectacle de Patricia Guerrero), ce concert nous a pourtant paru bien court. Très bon signe…

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Festival Flamenco de Nîmes


David Lagos : "Made in Jerez"

20 janvier 2016 - Théâtre Bernadette Lafont

Chant : David Lagos, Melchora Ortega, El Londro

Guitare : Santiago Lara, Alfredo Lagos

Danse : Mercedes Ruiz, Diego de la Margara

Percussions : Pedro Navarro

Au commencement était le chant. C’est du moins ainsi que l’entend David Lagos. Son hommage au flamenco de Jerez ("Made in Jerez") commence donc par le chant a cappella : portique et coda en trio, à la manière d’un motet flamenco (polyphonie tressant trois lignes mélodiques et trois letras différentes) encadrant une série de cantes "a palo seco" - Martinete (Melchora Ortega), cante de Trilla (El Londro) et Debla (David Lagos).

Au commencement était le chant, et donc la danse réduite au "marcaje" : sobre mais essentiel dans l’introduction des Bulerías por Soleá par Diego de la Margara, qui traverse brièvement la scène en silence, sans taconeo, sa gestuelle suffisant à rendre physiquement perceptible le compás qui sera ensuite repris par la guitare d’ Alfredo Lagos - toque jerezano "a cuerda pela" (un exercice de style qu’il poursuivra pour l’accompagnement des Tientos à la manière de Manuel Morao). Les trois cantaores évoquent tour à tour quelques grands maîtres de cette forme (Isabelita de Jerez, El Gloria, Juan Mojama), le bailaor concluant la pièce comme elle avait commencé - un nouveau cadre, visuel celui-là, qui rappelle celui des trios polyphoniques précédents. Le spectacle se poursuivra dès lors dans la même veine : références à quelques grands compositeurs jérézans et à des interprètes marquants, certains attendus dans ce contexte, d’autres injustement méconnus, dans une scénographie et une mise en espace dépouillées mais remarquablement construites.

On nous pardonnera donc d’éclairer brièvement ces références, sans lesquelles on ne perdrait certes rien de la richesse musicale du spectacle, qui parle d’elle-même, mais sans doute une partie de son propos. La performance de David Lagos est d’autant plus remarquable qu’il parvient à s’approprier les styles vocaux très diversifiés de ses modèles (d’Antonio Chacón à Agujetas) tout en leur imprimant une touche personnelle matérialisée parfois par un post-scriptum de son crû (cf : ci-dessous).

Après des Tientos encore un peu compassés (Manuel Torres, Juan Mojama), la suite du récital nous mena de sommets en sommets, avec quatre séries de cantes interprétés en solo par David Lagos. Les deux premières étaient dévolues au "bel canto flamenco", une tradition jérézane qu’on a trop tendance à oublier : d’abord Cartagenera et Malagueña d’Antonio Chacón (cette dernière à la manière de Luisa Requejo et avec une coda originale de David Lagos), puis des Guajiras (Garrido de Jerez), dansées par Mercedes Ruiz et accompagnées par Santiago Lara. Après une belle introduction ad lib. du guitariste (danse hiératique quasiment immobile, mais quels braceos !), la chorégraphie alternait des duos chant / danse (magnifique danse au sol pour le premier cante) et des duos percussions (Pedro Navarro) / danse, ponctués de fulgurants desplantes et de quelques élégants traits mélodiques du guitariste, avant de s’achever par un arrêt sur image accompagné par le "¡Olé bien !" emblématique de la Guajira, a cappella.

Les deux pièces suivantes illustraient le noyau dur du cante jerezano. D’abord une série de Soleares de Frijones, conclue par la Soleá de Carapiera. Cette dernière, rarement chantée (sauf par les Agujetas père et fils, à qui nous devons sa transmission), module à la tonalité majeure homonyme. David Lagos y ajoute un "cierre" personnel qui revient au mode flamenco de référence, et boucle ainsi de manière rigoureuse le cycle modulant - encore faut-il en avoir les moyens, vocaux et musicaux. Les Siguiriyas renvoyaient à Manuel Molina et El Marrurro, via Manuel Torres. Après ces deux cantes, Santiago Lara passait la guitare à Perico el del Lunar (diffusion off, naturellement), pour une série d’hommages en abîme, d’abord à Perico, puis à Chacón. La longue carrière madrilène du guitariste occulte souvent sa naissance à Jerez. Sur les falsetas de Perico (on imagine le travail préalable de synchronisation entre la voix et la guitare), David Lagos chanta une Siguiriya de Curro Dulce, l’une des rares enregistrées par Antonio Chacón, dont le dernier guitariste fut précisément Perico el del Lunar...

Après un dernier hommage aux Fandangos jerezanos (El Gloria par El Londro, José Cepero par David Lagos et Manuel Torres par Melchora Ortega), le spectacle s’est achevé logiquement par des Bulerías qui réunissaient toute la troupe... non sans surprises : une succession d’arrêts sur image, la dernière ouvrant sur un ultime Fandango del Gloria, suivi d’une coda originale de David Lagos chantée en trio, ultime réminiscence de l’entame du spectacle.

La letra de ce dernier Fandango célèbre Jerez et le cante : "Gracias le doy al Señor / de haber nacido en esta tierra... / el cante es mi bandera". A notre tour, rendons grâce à David Lagos et à ses partenaires d’avoir quitté leur terre et d’être venu nous offrir à Nîmes ce très beau et très intelligent spectacle.

Claude Worms

Photos : Jean-Louis Duzert / Festival Flamenco de Nîmes





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