Spanish Flang Dang

jeudi 11 septembre 2014 par Patrice Champarou

      Durant plusieurs siècles, soit depuis l’époque baroque, le Fandango sous ses multiples formes a inspiré nombre de compositeurs européens (voir l’article Les fandangos). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les musiciens américains s’en soient également saisis comme d’un exercice de style. Il est en revanche un peu plus surprenant d’en découvrir des traces dans la musique vernaculaire du Sud des Etats-Unis, et de déceler des éléments de technique flamenca chez certains guitaristes de blues au début du XXe siècle.

      Tout comme les valses, polkas, marzurkas ou autres danses d’origine européenne, les compositions publiées au XIXe siècle à Brooklyn, Boston ou Philadelphie sous le titre de Fandango relevaient bien plus d’une tradition savante que de lointaines sources folkloriques. Il en allait de même des adaptations populaires comme Egyptian Fandango créé en 1882 par Horace Weston, banjoïste virtuose issu des minstrel shows [1], ou encore Play That Fandango Rag écrit en 1909 alors que les syncopes binaires du ragtime étaient devenues une « folie nationale ».

      L’éphémère souveraineté de l’Espagne sur l’ancien territoire de la Louisiane ne semble pas avoir marqué directement la tradition musicale des Etats-Unis. Les exemples de folklore hispanique recueillis à partir de 1933 par John A. Lomax se limitent aux régions frontalières du Mexique et si on y trouve de nombreux corridos, rien de semblable à l’avatar mexicain du fandango, le son jarocho de Vera Cruz, ne s’est implanté dans la musique nord-américaine. La présence espagnole à la Nouvelle-Orléans, ville cosmopolite qui passe pour le berceau du jazz, a certainement laissé quelques traces stylistiques comme le rasgueado ou le picado qu’utilisaient volontiers Snooks Eaglin et certains guitaristes du Texas, mais ce que le pianiste Jelly Roll Morton appelait the Spanish tinge (la « nuance espagnole ») correspondait en réalité au rythme de la habanera, ancêtre cubain du tango si populaire au début du siècle que W.C. Handy l’a introduite comme une variation rythmique dans son célèbre St Louis Blues [2].

Totalement en marge du jazz et des compositions savantes, une étrange valse baptisée Spanish Flang Dang apparaît comme un standard de la « folk music » américaine, interprété par des guitaristes semi-professionnels noirs et blancs de toutes régions. La version la plus connue est probablement celle de « Libba » (Elizabeth) Cotten [3], employée de maison de la famille Seeger née en Caroline du Nord, mais on trouve de nombreuses versions de ce « Flang Dang » dans les États du Sud, par exemple sous les doigts du Texan Mance Lipscomb, dans le folklore des Appalaches ou dans les souvenirs de Walter « Furry » Lewis, chanteur de blues de Memphis (Tennessee) qui interprétait ce titre en lui prêtant une origine quelque peu fantaisiste liée à la 1ère Guerre mondiale ; rebaptisée par la suite The Bugle Song, sa version s’accompagne d’harmoniques qui imitent les sonnerie militaires, et de quelques roulements de tambour simulés.

Elizabeth Cotten

      L’interprétation de ce pseudo-fandango repose presque invariablement sur l’accordage de Sol « ouvert » dénommé « Spanish tuning » (Ré, Si, Sol, Ré, Sol, Ré, de la première à la sixième corde - ou inversement D-G-D-G-B-D, de la basse vers l’aigu de la guitare selon la notation américaine), un procédé très répandu qui permet de réaliser des accords complexes, mais autorise également le jeu plus fruste au « slide » (tube de verre ou de métal imitant la technique hawaiienne). Cet open tuning, qui n’a évidemment rien d’« espagnol », est identique à l’un des principaux accordages du banjo à cinq cordes, mais son association avec les formes de blues les plus rustiques a incité certains auteurs à lui prêter une origine africaine.

      En réalité, l’appellation « Spanish », tout comme la corruption « Vestapol » [4] qui désigne l’accord ouvert de Ré majeur, trouve son origine dans une méthode publiée en 1866 par un certain Henry Worrall, émigré de Liverpool devenu professeur de musique dans une école pour jeunes filles de Cincinnati (Ohio) : The Eclectic Guitar Instructor. À la fin du XIXe siècle, la popularité de la petite guitare de salon dite parlor guitar, que l’on trouvait chez le barbier ou dans les antichambres des demeures privées, avait suscité nombre d’ouvrages qui préconisaient les accordages « ouverts », dispensant les jeunes filles de bonne famille d’apprendre des positions d’accord complexes. Ces instruments, achetés le plus souvent par correspondance et expédiés dans les régions les plus reculées, étaient accompagnés d’un fascicule de transcriptions où figurait en bonne place une version simplifiée de Worrall’s Original Spanish Fandango.

 Le succès du Flang Dang, conçu au départ comme un exercice pour débutants, résultait probablement de sa mélodie atypique, de sa compatibilité avec la technique de banjo et des nombreuses possibilités d’improvisation qu’offrait l’accordage en Sol. Son rythme ternaire n’avait évidemment aucun rapport avec le flamenco, mais rattachait davantage ce « fandango » à la danse populaire que le folkloriste Alan Lomax est allé recueillir en Estrémadure. Les effets de percussion que l’on retrouve dans le Spanish Rag de Herschel Brown ne signifient pas nécessairement que cette danse ait été transposée aux Etats-Unis, mais plus probablement que le terme de fandango a fini par désigner une sorte de breakdown [5] au tempo très vif, souvent affranchi du rythme original de 6/8. Parmi les versions qui n’ont conservé du Flang Dang qu’une paraphrase de la mélodie, on peut citer celles de John Dilleshaw et de « Mississippi » John Hurt. Il est probable que la structure familière de ce morceau ait suggéré plusieurs chansons traditionnelles comme Poor Howard, mais la mélodie originale est demeurée plus ou moins intacte dans le répertoire « hillbilly » préfigurant la country music

 Plusieurs de ces exemples révèlent un jeu de main droite bien plus subtil que ce qu’on imagine généralement de la musique des métayers et descendants d’esclaves du Sud rural, mais ni la technique, ni l’esprit de ces interprétations ne suggèrent un emprunt à la musique andalouse, bien davantage une re-création exotique qui s’est implantée dans la tradition. L’enregistrement commercial, il est vrai, ne reflète qu’une faible partie de la musique vernaculaire du début du XXe siècle, et les folkloristes américains se sont très longtemps désintéressés de la culture en gestation sur leur propre territoire [6].

      Il est donc indispensable de mentionner une pièce instrumentale totalement exceptionnelle jouée en 1929 par Walter « Buddy Boy » Hawkins, intitulée A Rag Blues [7], qui présente un lien évident avec la guitare flamenca. Pour l’anecdote, ce « rag en La », ainsi baptisé parce que l’accord de Sol ouvert était le plus souvent élevé d’un ton, est en réalité joué en Ré avec un capodastre à la cinquième case. Outre la virtuosité manifeste de l’interprète, sa singularité réside dans le « break » de dernière minute qui imite clairement un motif de fandango, avec une formule d’arpège qui s’achève sur une basse percussive, plus « slappée » que butée. Imitation directe d’un guitariste d’origine andalouse, ou transmission par le disque ? Impossible de le savoir, mais il est certain que ce procédé, que maîtrisait également le célèbre Robert Johnson, faisait partie des techniques connues des guitaristes noirs au début du XXe siècle, comme l’atteste le singulier James Alley Blues interprété en 1927 par le chanteur de la Nouvelle-Orléans Richard « Rabbit » Brown.

      Ces enregistrements, admettons-le, sont bien trop rares pour suggérer une survivance du flamenco chez les Andalous venus chercher fortune – ou moindre misère – sur le sol américain, et le populaire Flang-Dang ne semble relié à aucune tradition importée. En revanche, ils signifient que les premières formes connues de musique vernaculaire afro-américaine s’inspiraient d’un environnement musical extrêmement varié, bien plus clairement que d’une tradition africaine quelque peu fantasmée.

Patrice Champarou

[1Les minstrel shows, spectacles ambulants qui suivaient généralement l’itinéraire des cirques, mettaient en scène des comédiens grimés en Noirs. Leur succès était tel que des troupes entières d’artistes afro-américains en ont repris la formule, surpassant les Blancs dans la caricature, mais aussi dans l’excellence musicale et la chorégraphie. Nombre d’artistes noirs dotés d’une solide formation comme Horace Weston (1825-1890), le danseur William Henry Lane (1825-1852) et plus tard W.C. Handy ont « fait leurs classes » dans ces spectacles, qui ont assuré aux deux premiers une renommée internationale.

[2St Louis Blues (1914) par l’orchestre de W.C. Handy

[3Elizabeth Cotton en concert. On remarque, comme sur la photo, que « Libba » était gauchère, mais n’inversait pas les cordes de son instrument, d’où un picking assez inhabituel. Sa « carrière » (enregistrements et concerts) a débuté alors qu’elle avait plus de soixante ans.

[4Sebastopol, autre composition de Worall figurant dans le même recueil, a donné son nom à l’accordage de Ré ouvert (Ré, Si, Fa#, Ré, La, Ré)

[5Les termes utilisé au début du XXe siècle pour désigner les danses popularisées par le blues et le jazz correspondaient rarement à un rythme ou à un tempo précis, on parlait indistinctement de rag, de stomp, de rock, de strut, de shuffle ou de breakdown... le terme swing lui-même n’a pris une connotation relativement précise que vers la fin des années 1930.

[6Jusqu’aux années 1930, et en particulier avant les premières expéditions de John et Alan Lomax, les universitaires qui faisaient autorité en matière de folklore ne s’intéressaient aux chants populaires que dans la mesure où ils pouvaient les relier à des sources anglo-irlandaises. Le phonogramme n’était pas véritablement considéré comme un document, mais comme un outil de travail que l’on pouvait éventuellement détruire après avoir réalisé la transcription des textes !

[7Précisons que le terme Blues était souvent ajouté, pour de pures raisons de marketing, à toute forme de chant, danse, ballade ou solo instrumental interprétés par un musicien noir


Arcadio Hidalgo - Los enanos

Museo nacional de antroplogia - Mexico

Jelly Roll Morton - The Crave (1939)
Elizabeth Cotten - Spanish Flangdang
Mance Lipscomb - Spanish Flang Dang
Smith and Allgood - American and Spanish Fandango (1925)
Furry Lewis - The Bugle Song
Lifus Gibson - Banjo Solo
Frank Hutchison - Logan County Blues (1927)
Fandango and Jota (Alan Lomax Spanish recordings)
Herschel Brown - Spanish Rag
Mississippi John Hurt - Spanish Flandang
Bill Tatnall- Fandango (1935)
Leadbelly - Po’ Howard (1935)
John Dilleshaw - Spanish Fandango (1929)
Bill Boyd and his Cowboy Ramblers - Spanish Fandango
Walter Hawkins - A Rag Blues (1929)
Richard Rabbit" Brown - James Alley Blues (1927)
Snooks Eaglin - I’m Lookin’ For A Woman




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