Miguel Hernández, Enrique Morente : "Voces del pueblo me llevan"

lundi 28 mars 2011 par Maguy Naïmi

La mort d’ Enrique Morente m’ a ( douloureusement ) surprise en pleine lecture de la vie du poète Miguel Hernández dont on fêtait le centenaire de la naissance .Le va - et - vient qui s’ en est suivi entre la lecture de la très belle et très émouvante biographie publiée par l’ universitaire Eutemio Martín, « El oficio de poeta . Miguel Hernández », aux Editions Aguilar, et le spectacle pitoyable des hommages rendus par la télévision andalouse à Enrique Morente m’ a poussée à rendre ce double hommage à deux êtres disparus à 69 ans d’ intervalle, mais dont les chemins s’ étaient croisés en 1971, lorsque Enrique Morente eut l’ excellente idée d’ interpréter trois poèmes de Miguel Hernández : « El niño yuntero », « Nanas de la cebolla » et « Sentado sobre los muertos »

Sans doute Enrique a- t’ il été ému par le destin tragique de Miguel Hernández, mort le 28 mars 1942 dans la prison franquiste d’ Alicante, de tuberculose pulmonaire. Le poète aurait pu être sauvé, si les autorités avaient accepté de le transférer dans un sanatorium, mais il n’ en a pas été ainsi. Le poète lui - même aurait pu échapper à la mort et voir sa peine adoucie s’ il avait accepté de collaborer avec le régime, et d’ écrire ne serai t- ce qu’ un poème pour la revue « Redención » ( « Rédemption » !!!), hebdomadaire des prisons de la dictature, mais il a refusé.

Né en 1910 à Orihuela (province d’Alicante), dans une ville où l’ indice d’ alphabétisation s’ élève à 16%, il aura la chance d’ aller à l’école, mais malheureusement, son père l’ obligera à interrompre ses études à 15 ans pour l’ envoyer garder ses troupeaux de chèvres. Son enfance et sa jeunesse se dérouleront à la campagne (il gardera un goût prononcé pour la nature, présente dans toute son œuvre), dans une société catholique, conservatrice, où le prolétariat agricole vivait comme au Moyen-Age, et où les maîtres d’ écoles étaient chichement payés. Son adhésion à la cause républicaine durant la Guerre Civile a plusieurs origines. D’ abord, une expérience personnelle, son arrestation par la Garde Civile le 7 janvier 1936, alors qu’ il se promenait sur les rives du Jarama, suivie d’ un passage à tabac, car on avait jugé son attitude « insolente ». Ensuite, le coup d’ état militaire du 18 juillet 1936 contre la République et le Front Populaire récemment élu ; et enfin, l’ assassinat de Federico García Lorca, poète pour lequel il avait une grande admiration, par la Phalange. Il participera à ce qu’ on appelait « el altavoz del Frente » (« le haut parleur du Front »). Il était chargé de convaincre l’ ennemi de rejoindre les rangs républicains. Il sera présent à la bataille de Guadalajara, à celle du sanctuaire Santa María de La Cabeza (Andújar), sur le front d’Estremadure, à Teruel…

Le recueil de poèmes « Viento del Pueblo », dont sont tirés « El niño yuntero » et « Sentado sobre los muertos », paraîtra en septembre 1937. La dédicace de son livre adressée à son ami et poète Vicente Aleixandre, et dont nous reproduisons la deuxième partie, nous éclaire sur ces vers écrits pour les combattants républicains ( ces « versos para la trinchera » avaient été en grande partie déjà publiés dans les journaux du Front ) : « Los poetas somos vientos del Pueblo :nacemos para pasar soplados a través de sus poros y conducir sus ojos y sus sentimientos hacia las cumbres más hermosas »

Les poèmes de « Viento del Pueblo » présentent la particularité d’ avoir été écrits tout d’ abord pour être récités en public, avant d’ être publiés. Miguel Hernández, pour compléter son travail de propagande, y ajoute l’ image (la photographie). Dans le recueil publié, le titre de chaque poème occupe deux pages, et une photo ouvre et ferme chacun d’ entre eux, les rendant complètement indépendants. Pour Eutimio Martín, « Viento del Pueblo » est un documentaire « épico - lyrique » qui s’adresse autant à l’ imagination auditive qu’ à la perception visuelle, et ces poèmes ont connu un franc succès auprès des combattants républicains.

Le 3 mai 1939, après la défaite des républicains, le poète est arrêté au Portugal, et la police de Salazar (dictateur portugais allié de Franco) le livre à la police espagnole. Alors commencera son calvaire dans les différentes prisons franquistes. C’ est en prison qu’ il écrira « Nanas de la cebolla » pour son deuxième fils né le 4 janvier (le premier était mort un peu avant de septicémie). Il avait reçu une lettre de sa femme qui lui disait n’avoir que du pain et de l’ oignon pour se nourrir : d’ où le titre un peu surprenant de « Berceuse à l’oignon » .

Bien sûr, Enrique Morente n’ a pas chanté l’ intégralité de ces poèmes. Il a néanmoins choisi judicieusement les strophes les plus significatives, respectant l’ ordre dans lequel elles avaient été écrites, et je vous recommande la lecture intégrale de ces poèmes.

« El niño yuntero », écrit en octosyllabes, entre parfaitement dans le moule formel de la Malagueña. Enrique Morente s’ est inspiré d’ un modèle de La Trini (dont on peut écouter une très belle version dans l’ anthologie de Carmen Linares – « La mujer en el cante ») et, pour la dernière strophe, du cante de Frasquito Yerbabuena, pour exprimer, dans une version personnelle, toute la douleur de cet enfant humilié qui ploie sous le joug tel un animal. Le chanteur a choisi la première et les deux dernières strophes. Celles-ci se transformeront en coplas flamencas par le jeu d’ un procédé couramment employé en flamenco, et qui consiste à chanter d’ abord tout ou partie du deuxième vers ; celui-ci sera à nouveau chanté à sa place dans la strophe, et donc répété par le chanteur . Le poème devient « cante », d’ autant plus que le chanteur, dans la plus pure tradition flamenca, choisira de répéter un vers de son choix .

« Carne de yugo, ha nacido

más humillado que bello,

con el cuello perseguido

por el yugo para el cuello. »

devient :

« ¡ Ay ! que bello

carne de yugo, ha nacido

más humillado que bello

con el cuello perseguido

por el yugo para el cuello

¡ Ay ! carne de yugo ha nacido. »

Il en sera de même avec les deux autres strophes :

« ¿Quién salvará este chiquillo

menor que un grano de avena ?

¿ de dónde saldrá el martillo

verdugo de esta cadena ? »

devient :

« ¡ Ay ! menor que un grano de avena

¿ quién salvará este chiquillo

menor que un grano de avena ?

¿ de dónde saldrá el martillo

verdugo de esta cadena ? »

Je laisse au lecteur le soin d’opérer lui - même la transformation de la dernière strophe :

« Que salga del corazón

de los hombres jornaleros,

que antes de ser hombres son

y han sido niños yunteros ».

Le poème est dédié à tous ces enfants exploités, qui, dans les champs, accomplissent des travaux pénibles . Ici il s’ agit d’ un enfant analphabète (« contar sus años no sabe »), affamé (« me duele este niño hambriento / como una grandiosa espina »). Il est à l’ image des bœufs qu’ il mène au labour (« carne de yugo »), et sa souffrance est ressentie par le poète dans sa propre chair (« me da su arado en el pecho »). Mais les deux dernières strophes interprétées par Morente sont porteuses d’espoir. Miguel Hernández exhorte les journaliers à la révolte . Seuls ces ouvriers agricoles, qui ont vécu une enfance semblable à celle de cet enfant, ont la capacité de briser leurs chaînes. A la fragilité extrême de l’ enfant, exprimée par l’ image du grain d ’avoine (« menor que un grano de avena »), le poète oppose la force du marteau briseur de chaînes (le poète, ne l’oublions pas était communiste).

Pour le deuxième poème, « Sentado sobre los muertos », Enrique Morente a choisi le « Romance ». Accompagné à la guitare par Parrilla de Jerez, il chante « ad lib » sans répétition, de façon dépouillée, mettant sa belle voix sonore au seul service de la poésie des 2ème 3ème 4ème et 6ème strophes, et des quatre derniers vers de l’ œuvre. Il nous donne ainsi une version personnelle des Romances, inspirée de la tradition de Los Puertos ( alors que depuis les versions d’ Antonio Mairena, ils sont généralement chantés « a compás de Soleá »).

Le titre du poème fait froid dans le dos (« Assis sur les morts »), mais un souffle passe sur les tranchées. La voix du poète s’ élève au - dessus des morts, résonne comme le tonnerre : « Que mi voz suba a los montes / y baje a la tierra y truene, / eso pide mi garganta / desde ahora y desde siempre ». Miguel Hernández se veut le porte parole de ce petit peuple qui se bat, et qu’ il incite à se défendre bec et ongles. On notera au passage l’ importance de la nature dans les images et métaphores hernandiennes : « Si yo salí de la tierra (….) no fue sino para hacerme / ruiseñor de las desdichas, / eco de la mala suerte, (…) Bravo como el viento bravo, / leve como el aire leve, / asesina al que asesina, / aborrece al que aborrece / la paz de tu corazón / y el vientre de tus mujeres ». Lui - même ne craint pas la mort : « …y aquí estoy para morir, / cuando la hora me llegue, / en los veneros del pueblo / desde ahora y desde siempre. Varios tragos es la vida / y un solo trago es la muerte. »

Nous achèverons ce double hommage par l’ un des poèmes les plus émouvants (avec, sans doute, celui de Jorge Manrique - « Coplas para la muerte de mi padre ») de la poésie espagnole. Enrique Morente a choisi d’ en interpréter cinq strophes sur douze, ainsi que les trois derniers vers du poème. Ils sont traités de la même façon que pour le poème précédent, sans répétitions, nous livrant les vers dans toute leur dureté. Il est ici accompagné par Perico el Lunar Hijo (comme pour « El niño yuntero »), et ce dernier mettra à son service toute la connaissance de la tradition héritée de son père pour accompagner le plus sobrement possible cette splendide berceuse : son jeu dépouillé et lancinant, qui met bien en valeur le chant, s’ inspire de l’ accompagnement de son père pour les Nanas enregistrées par Bernardo el de los Lobitos (« Antología del Cante Flamenco » - Hispavox / Ducretet – Thomson, 1954).

Ce qui aurait pu faire l’ objet d’ une ode à la vie chez le poète Pablo Neruda (rappelons sa fameuse « Oda a la papa »), est pour Miguel Hernández un thème douloureux. L’ oignon exprime ici toute la dureté de la vie d’ une femme de prisonnier qui n’ a rien d’autre pour se nourrir que de l’ oignon et quelques pommes de terre. L’ enfant qu’ elle allaite est bercé dans « le berceau de la faim ». Le poète file la métaphore, mais toutes les images qui caractérisent un élément de la nature censé donner du goût à notre vie, renvoient au givre, au gel. L’ oignon ne nourrit pas, il est synonyme de faim, de mort, il est « fermé » comme la cellule dans laquelle se trouve l’auteur.

« La cebolla es escarcha

cerrada y pobre

escarcha de tus días

y de mis noches.

Hambre y cebolla

hielo negro y escarcha

grande y redonda. »

« En la cuna del hambre

Mi niño estaba.

Con sangre de cebolla

se amamantaba »

Le rire de cet enfant est libérateur, il est la seule consolation de l’ auteur, et les métaphores évoquent ici l ’oiseau, symbole de liberté :

« Tu risa me hace libre,

me pone alas.

Soledades me quita,

cárcel me arranca.

Boca que vuela,

corazón que en tus labios

relampaguea. »

Ces métaphores émaillent la composition, tant dans les strophes qui n’ont pas été retenues par le chanteur (« la carne aleteante… ¡Cuánto jilguero / se remonta, aletea, / desde tu cuerpo ! ») que dans celles que chante Enrique Morente :

« Desperté de ser niño.

Nunca despiertes.

Triste llevo la boca.

Ríete siempre.

Siempre en la cuna,

defendiendo la risa

pluma por pluma. »

La femme du poète, Josefina Manresa, n’ existe ici qu’ en tant que mère. Elle est l’ image même de la maternité, penchée sur l’ enfant en attitude protectrice, et prête à le nourrir de son sein (ici représenté par l’ image de la lune ), que l’ enfant va engloutir à la fin de la strophe :

« Una mujer morena,

resuelta en luna,

se derrama hilo a hilo

sobre la cuna.

Ríete niño,

que te tragas la luna

cuando es preciso. »

Dans la dernière strophe, l’ enfant ne peut prendre son envol que grâce au sein maternel, un sein triste parce que nourri uniquement d’ oignon, mais qui lui donne la vie :

« Vuela niño en la doble

luna del pecho.

Él, triste de cebolla.

Tú satisfecho.

No te derrumbes

No sepas lo que pasa

Ni lo que ocurre. »

Enrique Morente chante et répète les trois derniers vers du poème. Ceux par lesquels le poète veut protéger à son tour l’enfant : celui-ci doit vivre, il ne doit pas savoir ce qui se passe.

Manuel Gerena - 1980

Enrique Morente - 1972 (photo : Gérald Bloncourt)

Nous avons choisi de mettre dans notre galerie sonore, non seulement les trois titres de l’album d’ Enrique Morente, (« Enrique Morente homenaje flamenco a Miguel Hernández » - Hispavox, 1971), mais également un extrait d’une version de « El niño yuntero » chantée par Manuel Gerena (« Manuel Gerena canta con Miguel Hernández » : Alía Discos, 2001). Dans cet album, Manuel Gerena, accompagné par Juan Ignacio González, a adapté la totalité du poème, en quatre parties : Polo et Soleá apolá / Bamberas / Peteneras / Martinetes. On y trouvera également des adaptations de « Vientos del pueblo me llevan » (Granaínas) ; « Mientras el alma me suene » (Malagueñas et Verdial) ; « El azahar de Murcia » (Cartagenera) ; « Que mi voz suba a los montes » (Fandangos de Lucena) ; et de « Las palmeras de Elche » (Cartagenera)..

En complément, un enregistrement du poète lui – même, récitant « Canción del esposo soldado », extrait de « Viento del pueblo » (du disque « Cién años de poesía : poetas contemporáneos en sus versos » qui accompagne la merveilleuse anthologie de la poésie espagnole de Francisco Rico, « Mil años de poesía española » ). Ce dernier enregistrement se trouve également dans le disque de Manuel Gerena, précédemment cité.

NB : Enrique Morente a enregistré une seconde version de « Nanas de la cebolla », accompagné par Rafael Riqueni (« Morente + Flamenco » - Universal, 2010).

Il a aussi adapté deux autres poèmes de Miguel Hernández : « Elegía » (« por Taranto » : LP « Despegando » - CBS, 1977) ; et « Aceituneros » (« por Petenera » : LP « En vivo. Enrique Morente » – Díscolo, 1974)

Maguy Naïmi

PS : Remerciements à mes amis Ramón Sáez et Almudena González qui lors d’un chaleureux Noël madrilène m’ont offert l’anthologie de Francisco Rico "Mil años de poesía española" accompagnée de son disque et m’ont ainsi permis de découvrir la voix de Miguel Hernández.

A lire :

Un très intéressant article de Ramón Sáez, magistrat à l’ Audiencia Nacional, sur la mort de Miguel Hernández :

Article de Ramón Sáez

Bibliographie :

Miguel Hernández : Antología (édition de Jesús García Sánchez) – Visor Libros, Colección Visor de Poesía, Madrid, 2010

Eutimio Martín : « El oficio de poeta. Miguel Hernández » - Aguilar, Madrid, 2010

Francisco Rico : « Mil años de Poesía Española. Antología comentada » - Planeta, Madrid, 1998

Galerie sonore :

Miguel Hernández : « Canción del esposo soldado »

Enrique Morente : « Sentado sobre los muertos » (Romance) – guitare : Parrilla de Jerez

Enrique Morente : « El niño yuntero » (Malagueñas et cante abandolao de Frasquito Yerbabuena) – guitare : Perico el del Lunar Hijo

Enrique Morente : « Nanas de la cebolla » (Nanas) – guitare : Perico el del Lunar Hijo

Manuel Gerena : « El niño yuntero » (première partie : Polo et Soleá apolá) – guitare : Juan Ignacio González


El niño yuntero / Manuel Gerena
Nanas de la cebolla
Sentado sobre los muertos
El niño yuntero / Enrique Morente
Canción del esposo soldado




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