Chloé Paola Houillon : "Le flamenco : vitalité et limites de la pensée de Jean-Jacques Rousseau" (II)

Deuxième partie

samedi 20 février 2016 par Maguy Naïmi

Le chant flamenco ou comment retrouver l’origine perdue des langues

ENTRE VOIX PRIMITIVE ET VOIX ARTICULEE

"Rousseau donne une importance au texte non pas parce qu’il est signifiant mais en tant qu’il impose une mesure à la mélodie. C’est d’ailleurs ce qui lui fait rejeter la musique française en tant qu’elle met en musique la langue française et donc, "son absence de prosodie" (…). Le chant flamenco cherche t-il à nous faire entendre un texte ? La mélodie est–elle mise en musique de la parole signifiante ? Il s’agit alors de déterminer si la copla dans le chant flamenco est réellement signifiante, se rapportant alors au langage articulé, ou si elle joue un rôle de mesure pour le chant, ce qui la rapprocherait de la voix primitive dont parle Rousseau (….). Les particularités de la copla sont la spontanéité, la clarté et la sobriété, une poésie sans fioritures, sans ornements : la copla est une éminente manifestation de la poésie populaire et c’est là son trait le plus caractéristique (…). Il semble donc qu’au premier abord, la poésie et par elle la langue instituée entrent dans l’univers du flamenco. La poésie est en effet le lieu où l’on s’intéresse aux mots en tant qu’ils sont un jeu sonore et signifiant. La copla flamenca correspond à une strophe métrique de 2, 3 ou 4 vers. Bien que la métrique la plus usitée soit le vers octosyllabique, nous pouvons énumérer indéfiniment les schémas métriques les plus caractéristiques utilisés dans les coplas puisqu’il n’existe pas de correspondance réelle entre les formes canoniques des cantes et des formes métriques poétiques déterminées et fixes (…). Même si parfois des textes littéraires, c’est à dire des textes d’auteur, sont mis en musique dans le flamenco, ils vont adopter ce caractère populaire et sincère que l’on trouve dans la copla. Le caractère populaire spontané, sincère et passionné de la copla séduit des poètes qui s’en inspirent. Federico García Lorca a consacré plusieurs poèmes au flamenco, notamment dans le recueil "Poema del Cante Jondo". Ce n’est donc pas tellement le flamenco qui intègre de la poésie mais bel et bien une poésie qui naît du flamenco, comme nous l’évoque ce vers de Lorca : "Dans la Siguiriya gitane, la mélodie pleure comme pleurent les vers"".

Pericón de Cádiz avec Paco de Lucía

"Une copla flamenca est un texte destiné au chant et même fait lors du chant. Elle est structurée par une série de strophes que le chanteur organise et sélectionne au moment de l’interprétation musicale ou en amont lorsqu’il constitue son répertoire. Autrement dit on ne chante pas un poème complet et déjà organisé en une séquence déterminée, mais plutôt un nombre variable et non défini de strophes. Mettre l’accent sur la littérarité de la copla, c’est oublier qu’elle est avant tout chantée, que jamais elle n’est écrite et qu’elle naît en même temps que le chant. Les chanteurs eux mêmes apprennent conjointement mélodie et texte, c’est à dire qu’ils apprennent la mélodie par le texte et le texte par la mélodie, contrairement à la musique savante occidentale. Ricardo Molina insiste sur le fait que la copla est "le langage de l’émotion sincère" parce qu’elle ne peut être prise indépendamment de la musique au risque de se révéler "inexpressive" (…) Selon Antonio Machado y Alvarez, le "ton émotionnel" du chant confère à la copla une signification et une expression qu’elle ne pourrait pas avoir en tant que simple texte poétique (...). Comme tout texte de tradition orale qui s’apprend en se répétant, on finit par y introduire des variantes. Ainsi, même les romances, qui sont des coplas narratives, comptent plusieurs versions différentes La copla, de par son caractère oral et chanté n’est donc jamais fixe, toujours multiple (…). Devenir une copla passe par l’appropriation des mots par l’individu. Celui-ci apporte au texte ses émotions intimes, son propre vécu (…). La narration des coplas est donc toujours subjective, tendant à se rapprocher du cri passionnel et individuel dont Rousseau fait l’origine de la voix. Même les sentences et maximes populaires sont ramenées au moi, au "yo".

Manolo Caracol (debout) avec son père, Manuel Ortega (assis)

DU TEXTE A LA PAROLE

La copla : déconstruction et désarticulation de la notion de texte

"Le cante soumet toujours la langue à la prononciation andalouse. Ce qui semble d’abord accentuer le caractère local du flamenco contribue à privilégier la qualité sonore du mot sur son sens (…). La syntaxe est remplie de particularité andalouses telles que le "dequeísmo", dans lequel la préposition "de" vient s’ajouter alors qu’elle n’est pas requise, comme si se manifestait l’envie pure et simple de rajouter un son à la phrase normée : "Dile a Pae Bastián / de que me traiga un confesorcito" (…). Lorsque le vers est chanté, il est déconstruit, soumis à l’interprétation(…). On observe des modifications de la métrique, des mécanismes de répétition, de substitution et d’élimination de syllabes ou de vers, ou encore l’introduction de nouveaux éléments étrangers au corps poétique, tels que l’interjection "Ay".

"On peut mettre en évidence les différences entre le texte écrit (s’il était écrit) et la copla, par essence chantée, grâce à cette Soleá del Mellizo interprétée de quatre manières différentes" :

Tiro piedras por la calle

Al que le dé que perdone

Tengo mi (la) cabeza loca

De tantas cavilaciones.

4 versions d’une Soleá del Mellizo

Pericón de Cádiz / Melchor de Marchena - 1968

Manolo Caracol / Melchor de Marchena - 1958

Chano Lobato / Chano Ramirez - 1996

Chano Lobato / Paco del Gastor - 1998

"Grâce à cette norme écrite, on peut se rendre compte de la déconstruction du texte et cela de manière différente pour chaque interprète. Dans la première piste, le chanteur Pericón de Cádiz commence le texte en lui ajoutant le pronom personnel je, "yo", montrant que son chant lui est propre, puis un "ay", interjection relevant du cri, pour ensuite transformer le vers "de tantas cavilaciones" en "de puras cavilaciones", en élidant le (s) final. Enfin il reprend les derniers vers en inversant la construction "mi cabeza tengo loca ¡Ay ! de puras cavilaciones". Dans la seconde interprétation, le cantaor Manolo Caracol, avec le même guitariste, commence par le second vers et non le premier, chante ensuite "tengo la cabecita" et non "la cabeza" rajoutant donc une syllabe au vers initial. La troisième interprétation est intéressante puisque le cantaor Chano Lobato fait durer et se répéter les deux premiers vers tout en faisant progresser la mélodie qui elle, ne se répète pas. Dans ses répétitions, il transforme d’ailleurs le premier vers avec des formules d’insistance : "yo voy tirando piedras por la calle", puis "yo voy arrancando las piedras de la calle" - ce que faisait déjà, avec moins d’insistance, Manolo Caracol. La quatrième version de cette Soleá del Mellizo, (créateur de cette mélodie), toujours chantée par Chano Lobato, mais avec un autre guitariste, est un pas supplémentaire dans la déconstruction du poème mais aussi de la langue, puisqu’elle fait durer les syllabes en prolongeant les voyelles du vers "al que le dé…", illustrant le caractère vocalique du flamenco (…)".

"Du point de vue du sens et de la signification, le poème cesse d’en être un, au sens traditionnel du terme lorsque l’on se rend compte qu’un même texte peut convenir à plusieurs cantes différents, et même à plusieurs formes différentes, ce qui serait inimaginable pour un XVIIIème siècle opératique, dans lequel la musique et les mots, en tant qu’ils sont signifiants, doivent exprimer une émotion commune (…). Le flamenco fait fi du langage institué pour semble t-il, rechercher une voix comparable à celle que Rousseau décrit comme voix primitive dans l’"Essai sur l’origine des langues", où les mots sont des cris passionnés et où ce n’est plus la formation de syllabes déterminées qui donne la signification mais l’inflexion de la voix qui la porte (...). Ainsi ce que l’on considère habituellement comme étant un même texte est toujours-déjà pluriel, défini par une série de variations. Un texte fait des mêmes mots institués ne veut jamais dire la même chose dans le chant flamenco".

Chano Lobato

Quand l’accent devient langue

"A l’échelle d’un mot et dans le cas d’un conflit d’accentuation entre l’accent tonique de la langue instituée et l’accent rythmique, le musical l’emporte, comme l’illustre cette célèbre copla de Polo : "Carmona tiene una fuente / con catorce o quince caños", dans laquelle se prolonge et s’accentue la dernière syllabe pour coïncider avec un temps accentué du compás, transformant ainsi le nom de "Carmona" en "Carmoná". L’accent musical, à travers le compás et la mélodie, acquiert une priorité absolue sur l’accent tonique servant la signification instituée. Dans la copla flamenca, on rencontre donc parfois des accents rythmiques (temps fort de compás) et mélodiques (hauteur de sons) contraires aux accents toniques de la langue, créant des accents "anti- rythmiques" selon l’expression de Francisco Gutiérrez Carbajo (…). Le flamenco s’éloigne de sa langue signifiante, l’espagnol, pour en faire un jeu sonore. Le chant flamenco semble rechercher cet accent passionnel, qui chez Rousseau est universel, expliquant ainsi la difficulté rencontrée pour le définir : il est sa seule définition, il est un langage intraduisible".

"Serait- ce alors une erreur de penser le flamenco comme une simple musique populaire andalouse ? Ses attaches culturelles sont indiscutables mais il semble qu’en s’attachant à l’universalité de l’expression des sentiments, le flamenco dépasse ses propres frontières. Chacun peut donc, sans être de culture hispanique, ressentir ces passions véhiculées dans la voix du flamenco, comme en témoigne le nombre de festivals de flamenco organisés dans les pays autres que l’Espagne (...). Si le flamenco peut être alors défini comme étant l’origine des langues de Rousseau, c’est en tant qu’il est lui aussi l’expression la plus sincère de nos passions et qu’il porte les caractéristiques que Rousseau prête à l’origine des langues, tel que son caractère vocalique : la voyelle est l’essence même du chant (on ne chante pas sur les consonnes, si ce n’est les consonnes voisées). Le chant flamenco commence donc par rendre la langue espagnole extrêmement vocalique et ce, grâce aux mélismes et élisions de consonnes."

"Cette vocalité que ce soit dans la philosophie de Rousseau ou dans le flamenco, révèle la notion de cri. Le cri est toujours vocalique (…). Une langue faite de cris, une langue vocalique permet d’exprimer nos passions intimes, le cri émanant d’un débordement passionnel de l’individu et de la nécessité de l’exprimer. Ainsi, même si la copla relève de la voix articulée, en tant que, qui veut la chanter passe par les mots articulés du langage institué, elle s’adresse toujours au cœur et non à la raison (…). La copla est une parole plus qu’une écriture, elle est spontanée, changeante, pouvant tout dire et son contraire. Le texte est toujours déconstruit, toujours autre par rapport au référent qu’est la langue instituée. Le chant flamenco s’en affranchit pour, à partir d’elle, créer sa propre langue (…). Le cantaor serait donc, selon la définition de Rousseau, un musicien de génie qui rend compte "des sentiments par des accents ; et les passions qu’il exprime, il les excite au fond des cœurs". Il est celui qui fait que "les yeux s’emplissent de larmes". Rousseau met donc aussi l’accent sur la fonction communicatrice de cette langue / chant. Elle s’adresse à l’autre. Ne pense t-il pas la musique comme un intermédiaire entre ce que je ressens et l’autre auquel je veux le faire ressentir ? Peut- on penser le flamenco comme cet intermédiaire ?"

NB :

Les paragraphes entre guillemets renvoient au texte de Chloé Paola Houillon.

Les paragraphes entre guillemets et en italiques renvoient aux citations de ce texte.

Compte-rendu : Maguy Naïmi


4 versions d’une Soleá del Mellizo




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