David Fauquemberg : "Manuel El Negro"

dimanche 18 août 2013 par Claude Worms

David Fauquemberg : "Manuel El Negro" - Fayard, 2013 (364 pages)

Il y a quelques années, j’ ai découvert dans une brocante en Bretagne deux volumes d’ une saga romanesque, mettant en scène une dynastie de sonneurs, dont l’ auteur, Daniel Cario, suivait les tribulations de la fin du XIX siècle aux années 1950. Mêlant trame romanesque et informations historiques, sociales, anthropologiques, musicologiques..., ces ouvrages constituent à la fois une excellente initiation aux musiques et danses populaires bretonnes, et aux problématiques engendrées par l’ évolution de toute musique populaire vivante : dans ce cas précis, les impacts successifs de l’ urbanisation d’ une partie de la paysannerie ; de l’ évolution des mentalités (les soldats revenus des tranchées de la Première Guerre Mondiale, puis la connivence de certains milieux indépendantistes avec les occupants nazis, et l’ instrumentalisation de la culture "autochtone") ; de l’ introduction de nouveaux instruments (accordéon, guitare, banjo, saxophone, batterie...) et de nouvelles danses venus de Paris (tango, java, fox-trot...) ; du mouvement "revivaliste" et de la transformation d’ une musique intimement liée à la vie quotidienne en musique de spectacle... - le tout appréhendé sans pesanteur didactique grâce à un véritable talent d’ écrivain ("Le sonneur des halles" / "La musique en bandoulière" - éditions Embannadurioù Coop Breizh, 2005).

J’ avais alors espéré lire un jour un roman de cette qualité inspiré par le flamenco. C’ est chose faite avec ce passionnant Manuel El Negro, qui plus est d’ un écrivain français, David Fauquemberg.

L’ auteur récuserait sans doute, à juste titre, l’ inclusion de ce compte rendu dans la rubrique "Livres (et DVDs) pédagogiques", tant le travail d’ écriture proprement dite est remarquable, et la trame romanesque savamment tissée. Le style de l’ écrivain et le rythme du récit sont dignes de ses sujets, pour l’ essentiel le chant et la guitare flamencos, même si la danse apparaît ça et là, incarnée entre autres par l’ un des personnages principaux, Rocío, une jeune gitane vivant comme il se doit à Triana, calle Pureza. Malgré leur mutuelle inclination, Melchor de la Peña n’ osera jamais lui déclarer son amour, et elle se mariera finalement avec Manuel, le futur cantaor Manuel El Negro - "por no hablar a tiempo, su amor se le iba" (Kiko Veneno, extrait de la chanson "Lobo López"). Autour de ce trio central, gravitent quelques autres personnages fictifs (Tío Bernardo, le père de Manuel, qui incarne l’ ancien et le sage du clan ; El Seco, chroniqueur au quotidien et mémoire vivante du flamenco et de l’ art de vivre de Jerez ; les truculents jumeaux palmeros "de La Perlita", qui accompagnent le duo formé par Manuel et Melchor...) et une foule d’ artistes réels, plus ou moins connus, qui croisent fugitivement le destin des protagonistes.

Le récit, qui situe l’ action dans la deuxième moitié du XX siècle (choix judicieux : la période est effectivement cruciale pour l’ évolution du flamenco, des "gañanías" à la "world music") est écrit à la première personne par Melchor de la Peña, qui deviendra le guitariste Melchor El Gordo."Payo", fils d’ ouvriers agricoles, il est marqué très jeune par la misère familiale. Son père meurt, sa mère devient folle de douleur, et l’ enfant est recueilli alors qu’ il n’ a pas 7 ans par une amie de la famille, épicière à Jerez. Dès son arrivée dans la ville, il rencontre Manuel, un jeune gitan dont il deviendra l’ inséparable ami. Manuel présente Melchor à sa famille, et l’ enfant, guidé par Tío Bernardo qui finira par le considérer comme son fils adoptif, devient un familier des dynasties gitanes de Santiago, San Miguel, La Plazuela..., et en partage les codes d’ honneur, les rituels, les fêtes... Leurs chants le fascinent. Il les écoute d’ abord "a palo seco" (a capella), mais découvre rapidement la guitare : vocation immédiate, il sera guitariste pour accompagner le chant. Timide, introverti, studieux (à l’ école comme pour l’ apprentissage de la guitare et du répertoire du cante), Melchor est l’ exact contraire de Manuel, prototype du "niño travieso". Séducteur à la grâce innée,
Manuel veut être footballeur, ou peut-être bailaor. Doté d’ une mémoire musicale infaillible (aussi bien pour les chants flamencos que pour les tangos de Carlos Gardel ou les "tubes" qu’ il entend à la radio - on pense à El Chaqueta), il ne deviendra pourtant cantaor que par hasard, presque par défaut : "Pour chanter, il faut une cause. Il ne l’ a pas encore trouvée", explique El Seco.
Cette raison, Manuel en a la révélation quand il rencontre Rocío à Séville, lors d’ une fête pour un baptême, calle del Muro ("Tout Santiago était venu, des cousins d’ Utrera, de Séville et d’ ailleurs").

Melchor El Gordo était déjà devenu professionnel, suivant le parcours habituel de l’ époque : accompagner des cours de danse à Séville ; participer à des tournées plus ou moins hasardeuses et élargir son répertoire grâce à des collègues qui lui enseignent la Taranta, la Granaína... (des formes peu usuelles à Jerez) ; acheter à Almería, avec l’ argent des premiers cachets, la guitare de ses rêves (une Gerundino Fernández) ; jouer au tablao Los Gallos de Séville... Dès que Manuel El Negro cède à son impulsion, et devient cantaor, il forme évidemment un duo avec El Gordo. Comme toujours, il ne fait pas les choses à moitié, et entreprend immédiatement de "monter à Madrid". Le duo devient rapidement célèbre : premiers engagements dans les tablaos madrilènes, enregistrements à un rythme d’ enfer, festivals andalous, tournées internationales... L’ entente entre les deux amis n’ y résiste pas : Melchor, le sage intègre, supporte de moins en moins les frasques et les errances de Manuel, ses concessions à la mode des Rumbas et des Bulerías, la froideur répétitive des concerts, et finalement la déchéance physique et morale du cantaor... Certains épisodes du récit font naturellement penser au destin de Camarón, mais Melchor reste fidèle au jeu "a cuerda pela", au toque traditionnel, et nous sommes donc loin de Paco de Lucía (prénom oblige : Melchor comme Melchor de Marchena...). On pourra aussi songer parfois au duo José Mercé / Moraíto...

Dans la première partie du livre, David Fauquemberg pratique avec habileté le délicat dosage entre rythme romanesque et contenu informationnel. L’ initiation de Melchor donne lieu, au fil des rencontres, à l’ évocation des contextes sociologique et professionnel de la production du flamenco en Basse Andalousie dans les années 1960 / 1970, et aux portraits d’ une multitude d’ artistes, qu’ il serait trop long d’ énumérer ici - cantaores et guitaristes de Jerez surtout, mais aussi de Séville, Utrera, Lebrija, Alcalá, Dos Hermanas, Morón, Cádiz et "Los Puertos"..., et ancêtres mythiques qui peuplent les anecdotes de Tío Bernardo et d’ El Seco (la soif d’ apprendre de Melchor s’ avérant insatiable...). L’ auteur est un spectateur très attentif de la série "Rito y geografía del cante flamenco", dont il excelle à traduire les images en paragraphes tour à tour succulents ou émouvants : le portrait de María La Sabina ; la description de la masure, de l’ enseignement et du caractère de Rafael del Águila ; "le transistor Inter" de La Piriñaca, qui "trônait sur un napperon au centre du buffet, entre un crucifix de bois sombre et les photographies de ses petits enfants"...

Le texte est ponctué par de nombreuses traductions de letras traditionnelles (exercice difficile) toujours bien en situation, et signalées par la mise en page. L’ auteur intègre aussi imperceptiblement un grand nombre d’ expressions ou d’ images extraites de ces letras dans sa propre prose - elles risquent cette fois de ne pas être identifiées comme des citations par les lecteurs non avertis. Par exemple, à propos de la première rencontre de Melchor avec Rocío : "La première fois que je l’ ai vue, le coeur m’ est sorti de la bouche". Ou encore, dans le monologue de Manuel, à propos de sa "descente aux enfers" : "J’ errais comme un prisonnier, mes pensées allaient devant moi et mon ombre derrière. A chaque pas, je reculais" (successivement : Soleá por Bulería de Manuel Soto "Sordera" et Siguiriya populaire de Jerez). Ces poèmes populaires, associés à quelques descriptions qui évitent soigneusement tout jargon musicologique, offrent au néophyte une première approche des formes du répertoire du cante traditionnel. Ils esquissent en outre une sorte de contrepoint entre un récit à la première personne et un commentaire collectif , celui de la lyrique andalouse, utilisée un peu à la manière du choeur dans la tragédie grecque.

Il nous semble cependant que le récit trouve son véritable compás dans sa seconde partie, la course au succès et à l’ abîme de Manuel El Negro, suivie de sa rupture avec Melchor. La "vie d’ artiste", les tensions, les conflits et les frustrations qu’ elle engendre - le bonheur aussi quand on a réussi à "transmettre" au public sa propre émotion par l’ exacte adéquation d’ une interprétation et d’ une forme musicale, sont décrits avec un véritable souffle romanesque, comme les aléas des rapports humains et professionnels au sein du groupe réuni par Manuel. La tournée du duo avec les deux palmeros, un nouveau guitariste (El Chino, qui préfère l’ exhibition athlétique à l’ humble mais exigeant accompagnement du cante) et un percussionniste (cajón évidemment) prend des allures de road-movie : palaces et limousines, groupies,
coulisses et backstages agités, et errances nocturnes à New York. Après la rupture, la longue retraite solitaire de Melchor est une sombre méditation sur les doutes et les pannes d’ inspiration qui hantent tous les artistes.

On méditera aussi les réflexions de l’ auteur sur les impasses esthétiques auxquelles mène la surenchère dans la virtuosité et la démonstration spectaculaire, aux dépens de la musicalité et de l’ authenticité : "La frénésie avait gagné les monstres de la jeune garde, phénomènes en démonstration, ils montaient, dévalaient les gammes comme des insectes pris au piège, ils cherchaient une issue, ils ne la trouvaient pas". Ou encore, à propos de l’ excès de réverb : "Manuel en avait besoin, tant sa voix manquait de chaleur. Cet écho artificiel, c’ était de l’ émotion en boîte, une profondeur sans substance. Je la souffrais comme un aveu". Les développements sur l’ improvisation, don que l’ auteur attribue non seulement au cantaor, mais aussi à son guitariste (un peu généreusement nous semble-t’ il : même en état de grâce lors d’ un concert, un tocaor improvise rarement l’ intégralité d’ une falseta...) incarnent admirablement ces lignes de Jean-Pierre Jackson, à propos de Charlie Parker : "Alors, au juste, que "dit" Charlie Parker avec son instrument ? (...) Il dit le bonheur de réduire à néant, d’ un souffle, la distance entre la pensée et l’ exécution, entre le rêve et la musique ; il dit l’ énergie qui aide à vivre, la haute jouissance de l’ expression libre qui naît de la contrainte et la dissout le temps de quelques mesures. Il dit la raison d’ être de la musique" (in Jean-Pierre Jackson : "Charlie Parker" - Actes Sud / Classica, 2005).

L’ avant-dernier chapitre, qui précède la réconciliation et l’ ultime concert d’ El Negro et d’ El Gordo dans une Peña de Grenade, est un long monologue que Manuel adresse en son for intérieur à son ami, par lequel il devient donc brièvement le narrateur. Coup de théâtre romanesque, qui démontre la profonde empathie de David Fauquemberg avec ses personnages : nous revivons, d’ un tout autre point de vue, l’ épisode new-yorkais, et ses suites pour l’ artiste, la solitude et la déchéance. Question de dignité, et de liberté, Manuel ne se repent pas, ni ne se défausse de sa responsabilité sur un quelconque Dieu ou une quelconque destiné :"C’ était moi, j’ ai vécu, je me suis perdu seul. (...) On vous jure qu’ avec le temps, la sagesse viendra, que l’ expérience est comme un livre. (allusion à une letra traditionnelle) Les pages défilent, on n’ y trouve que des questions... La sentence, voyez, ne tombe qu’ à la fin et sur ce dernier mot, le livre se referme. Tant qu’ on n’ a pas rendu la clé, il ne faut présumer de rien. Vivre au hasard, du mieux qu’ on peut".

On notera enfin la fine analyse de l’ auteur sur le rôle et le sort des femmes dans un milieu resté foncièrement machiste. Rocío abandonne la danse après son mariage, mais songe à entreprendre une seconde carrière après la rupture de son couple, rendue inévitable par la conduite et les longues absences
de son mari. Entre temps, c’ est elle qui "tient la baraque", comme d’ ailleurs les autres fugitifs personnages féminins du roman, qui assurent tant bien que mal la subsistance et l’ éducation des enfants au quotidien, et souvent leur transmettent l’ héritage culturel, musique et danse comprises.

Ce livre séduira évidemment tous les passionnés de flamenco : outre l’ agrément du style et d’ un récit bien construite, les uns y trouveront une bonne initiation à cette musique, et les autres le plaisir de reconnaître au fil des pages des personnages qu’ ils on pu croiser à Jerez ou ailleurs en Andalousie, et des artistes dont ils écoutent les concerts et les disques depuis de longues années. Mais à travers le flamenco, et par les thèmes majeurs de cet art populaire - l’ amour, l’ amitié, la liberté, l’ art de vivre et de mourir... (comme pour le blues, le tango...), David Fauquemberg s’ adresse naturellement à un lectorat beaucoup plus vaste, qui trouvera aussi matière à réflexion sur les déphasages entre destins individuels, temps long des mentalités collectives, et temps court des évolutions économiques et technologiques. Enfin, pour une cinéaste inspirée et bien informée (nous pensons naturellement à Dominique Abel), Manuel El Negro donnerait matière à un beau scénario...

Claude Worms.





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