Antonio et David Hurtado Torres : "La llave de la música flamenca"

mercredi 4 novembre 2009 par Claude Worms

Un livre (456 pages) + un CD d’ exemples musicaux

Editeur : Signatura Ediciones (2009)

Prologues de Tomás Marco et Antonio Fernández Díaz "Fosforito"

Le terme "flamencologie" (traduire : science du flamenco) est une absurdité épistémologique, qui confond objet d’ étude et discipline scientifique : le flamenco, en tant qu’ objet de recherche, peut (et doit) être étudié selon les méthodes propres à diverses disciplines, telles que la linguistique, la sociologie, l’ anthropologie, l’ histoire..., et, naturellement, la musicologie. Paradoxalement, les "flamencologues" semblent s’ être très tardivement avisés que le flamenco étant essentiellement un genre musical, il convenait de lui appliquer, prioritairement, les méthodes de l’ analyse musicale. Fort heureusement, les essais musicologiques sérieux se multiplient depuis une vingtaine d’ années (Norberto Torres, Lola Fernández, Faustino Nuñez, José Miguel Hernández Jaramillo, José Luis Navarro García, Gregorio Valderrama Zapata, Celsa Alonso González, Philippe Donnier...).

Les ouvrages d’ Antonio et David Hurtado Torres sont toujours d’ une remarquable rigueur méthodologique. Avec "La llave de la música flamenca", ils renouent avec le propos généraliste de leur premier livre ("El arte de la escritura musical flamenca" - Bienal de Arte Flamenco, 1998), après nous avoir livré une très recommandable monographie sur les chants folkloriques ruraux de Jaén et Cordoue ("La voz de la tierra. Estudio y transcripción de los cantes campesinos en las provincias de Jaén y Córdoba" - Consejería de Cultura. Centro Andaluz de Flamenco, 2002).

Le plan de leur étude peut être schématiquement divisé en trois parties :

_ Généalogie du répertoire flamenco tel que nous le connaissons actuellement (chapitres 1 à 3).

_ Caractères généraux de la musique flamenca (chapitres 4 à 6)

_ Description des principales formes flamencas actuelles (chapitre 7)

Un huitième chapitre est consacré à la publication d’ un grand nombre de partitions (pas moins de 130 pages) - parmi lesquelles des compositions déjà bien connues des spécialistes, mais aussi quelques passionnants inédits (dont d’ étonnantes "Seguidillas Gitanas" arrangées pour chant et piano par Ramón Sézac, publiées à Paris en 1880), et des transcriptions originales des auteurs, qui viennent s’ ajouter à la profusion des exemples musicaux insérés dans les différents chapitres. Pour les lecteurs peu versés dans la lecture des partitions, un CD présente opportunément des interprétations de douze de ces oeuvres, parmi les plus représentatives, complétées par six enregistrements originaux de Don Antonio Chacón, La Niña de los Peines, Niño Gloria et Manuel Vallejo.

Les auteurs semblent cependant poursuivre plusieurs objectifs distincts, dont les interactions viennent parfois perturber le plan d’ ensemble, et conduisent à des répétitions à notre avis inutiles (mais que les auteurs assument, prétendant ainsi donner aux lecteurs quelques bases théoriques solides) :

_ L’ exposé de recherches personnelles, souvent pointues et passionnantes, concernant surtout les origines musicales du flamenco.

_ Une introduction musicale au flamenco (description rythmique, harmonique, et mélodique des formes), destinée à l’ auditeur néophyte mais curieux et de bonne volonté (d’ où, sans doute, le titre : "La clé de la musique flamenca").

_ Une attaque polémique contre les multiples et tenaces légendes concernant le flamenco en général, et ses origines musicales en particulier. Si ces critiques réitérées se comprennent aisément dans le contexte de l’ histoire de la "flamencologie" ibérique (encore qu’ elles soient actuellement, fort heureusement, un peu dépassées), elles risquent de paraître légèrement redondantes aux lecteurs étrangers, peu familiers des controverses entre les "flamencologues" officiels qui s’ agrippent férocement à des mythes dénués de tout fondement scientifique (et aux postes lucratifs et autres subventions qui leur sont attachés) et la nouvelle génération des musicologues conséquents.

Compte tenu de la densité de son propos, nous ne voyons pas d’ autre solution, pour rendre compte honnêtement de ce livre, que d’ en résumer brièvement le contenu chapitre par chapitre. Nous nous livrerons chemin faisant à quelques remarques personnelles, car, et ce n’ est pas son moindre mérite, l’ ouvrage est aussi une source inépuisable de réflexion et de pistes de recherche.

I) "Breve introduccíon histórica" ("Brève introduction historique")

On trouvera peu de nouveautés dans ce premier chapitre, mais une bonne synthèse des travaux de chercheurs comme José Subirá, Manuel Barrios, Gerhard Steingress, José Luis Navarro García, Eloy Martín Corrales, José Luis Ortiz Nuevo…Les auteurs ébauchent une liste d’ influences musicales sur lesquelles ils reviennent longuement dans la suite de l’ ouvrage : les morisques longtemps confondus avec les gitans (avec lesquels ils partageaient souvent la vie quotidienne), et surtout les musiques de l’ Afrique occidentale, par le biais des esclaves présents non seulement dans les colonies américaines, mais aussi en Espagne, et singulièrement en Andalousie. En ce sens, ils remarquent avec justesse que la genèse du flamenco tout entier s’ apparente à un phénomène de "ida y vuelta", qui ne se limite donc pas à la Guajira, la Rumba, ou la Milonga.

Mais les principaux antécédents du flamenco sont à chercher dans les répertoires des musiques savantes, d’ origine populaire, de la Renaissance tardive, de l’ époque baroque, et du style galant (une idée qui sera déjà familière à nos lecteurs, s’ ils ont eu la curiosité de lire notre rubrique "Frontières flamencas"). La grande clarté de l’ exposé est due à une chronologie aussi rigoureuse qu’ originale, organisée en quatre périodes :

1) : Période "ante – préflamenca" (1450 – 1600) : premiers lointains ancêtres des formes flamencas – Folia, Romanesca, Canarios, Sarabande, Chaconne et Cumbé. La date charnière correspond à la publication du "Traité de Guitare Espagnole" de Juan Carlos Amat (1596, ou 1586)

2) : Période "préflamenca" (1600 – 1805) : avec l’ "étape baroque" (1600 – 1740), apparaissent la Jácara, le Fandango, et le Polo ; l’ "étape galante et classique" (1740 – 1805) est marquée par l’ essor de la Tonadilla, (genre mêlant théâtre, musique, et danse), et avec elle, de la Seguidilla, du Bolero, de la Tirana, et du Zorongo.

3) : Période "protoflamenca" (1805 – 1881) : la date de 1805 est choisie comme point de départ de cette séquence, parce que c’ est l’ année des premières représentations de l’ opéra "El poeta calculista", de Manuel García (le père de la Malibran), et du succès européen de l’ un de ses arias, le "Polo del contrabandista". Pendant cette période, la mode est aux "cantos y bailes andaluces" (ou "nacionales") : Polo, Soleares, Seguirillas, Malagueñas, Rondeñas, Granadinas…, dont les descriptions par les contemporains montrent que ce sont encore des airs à danser, très éloignés des formes flamencas actuelles de même dénomination.

4) : Période "flamenca" (depuis 1881) : 1881 est l’ année de publication de la "Collección de Cantes Flamencos" d’ Antonio Machado y Álvarez "Demófilo". Les auteurs suivent ici, dans ses grandes lignes, la thèse de Steingress sur la professionnalisation précoce des artistes flamencos, depuis les premiers concerts de Silverio Franconetti dans les théâtres andalous (années 1860), jusqu’ à l’ "ópera flamenca", en passant par les Salons et Académies de danse et les "Cafés cantantes". Cette professionnalisation est favorisée par la "gitanophilie" qui sévit dans les milieux intellectuels et artistiques andalous dans la seconde moitié du XIXème siècle. Les auteurs font à ce propos un intéressant parallèle avec un phénomène similaire qui concerne les tsiganes de Hongrie : on leur attribue faussement, dans les deux cas, la paternité exclusive des musiques populaires locales (par exemple : Franz Liszt : "Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie" - Paris, 1859).

Remarquons au passage qu’ une bonne partie des démonstrations musicales, qui seront approfondies dans la suite de l’ ouvrage, repose sur la musique instrumentale (notamment pour les périodes 1 et 2), ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes que nous évoquerons ci-dessous.

II) "Sobre la fundación de la literatura flamenca" ("La fondation de la littérature flamenca")

Nous passerons rapidement sur ce chapitre, qui ne nous semble pas le plus intéressant du livre. Les auteurs y évoquent les premiers ouvrages consacrés au flamenco, ou au "potoflamenco", au cours du XIXème siècle. Ils en soulignent l’ intérêt documentaire (Sérafín Estébanez Calderón), musicologique (François Auguste Gévaert – dont l’ ouvrage de 1852 a été exhumé en 1991 par Arie C. Sneeuw) ou linguistique (Hugo Schuchardt), mais aussi les dérives romantiques (Demófilo).

A propos des "Escenas andaluzas" d’ Estebánez Calderón, nous retrouvons quelques remarques que nos lecteurs auront pu lire dans notre article "Séville : une histoire du cante" (rubrique "Articles de fond"), concernant l’ accompagnement instrumental de l’ époque, et les conseils d’ El Planeta à El Fillo, prohibant les voix "rauques" (pages 79 à 81). Le souci polémique est ici poussé un peu loin : les frères Hurtado montrent à juste titre que ce qui est considéré actuellement comme la voix flamenca par excellence (timbre rauque ou voilé) est une innovation récente (imputable, entre autre, au "mairénisme"), mais ils semblent en outre suggérer que seules les voix limpides sont réellement conformes à la tradition, en en appelant au concept de "pureté" (à notre avis toujours suspect), au sens de conformité aux origines. Mais où situer ces "origines" ? Les auteurs eux mêmes écrivent à plusieurs reprises, fort justement, que ni El Planeta ni El Fillo n’ ont vraisemblablement jamais rien chanté qui ressemble à notre flamenco actuel.

III) "De la música préflamenca y sus antecedentes" ( "La musique préflamenca et ses antécédents")

Ce chapitre revient sur les périodes 1 à 3 décrites dans la "Brève introduction historique" : il s’ agit cette fois de chercher dans les œuvres musicales, du XVIème au XVIIIème siècle, les éventuels antécédents de certains éléments constitutif du flamenco actuel.

Les auteurs commencent par des considérations harmoniques, et insistent sur la fréquence, dans les œuvres baroques et classiques, de la demi cadence à la dominante en tonalité mineure : tout ou partie d’ une cadence I – VII – VI – V (par exemple, en La mineur : Am – G – F – E). Ils y trouvent naturellement l’ ancêtre de la cadence flamenca pour les formes modales. Ils semblent d’ ailleurs considérer les termes cadence andalouse (ou demi cadence à la dominante), cadence phrygienne et cadence flamenca comme synonymes. Nous préférons nettement, pour notre part, distinguer clairement la cadence andalouse, ou demi cadence dans le contexte d’ une tonalité mineure, la cadence phrygienne (II M – I m), et la cadence flamenca (II M – I M).

Toujours est- il que la démonstration bute sur une difficulté : la plupart des exemples concluent sur l’ accord mineur du premier degré d’ une tonalité, et non sur la dominante. Quand c’ est le cas, cette conclusion sur la dominante semble en fait un procédé modulant pour enchaîner sur le mouvement ou la danse suivante (par exemple : première danse en tonalité de La mineur ; deuxième danse en tonalité de Mi Majeur…). Or, pour les formes modales du flamenco, la conclusion se fait, pour un contexte harmonique identique, sur une séquence F – E, qui correspond donc à II – I (et non plus à VI – V). Il reste donc à expliquer cette systématisation d’ une cadence II – I dans le répertoire flamenco. Les auteurs tranchent abruptement sans autre démonstration : entre une interprétation de "semi cadence transitoire", et une interprétation de "caractère modal autonome", ils optent pour la seconde solution (page 100), mais les exemples ne le démontrent guère…

Suit une description précise de danses qui, quant à leur caractère rythmique, peuvent être considérées comme de lointains ancêtres des formes flamencas actuelles : Folia, Romanesca, Sarabande, Chaconne, Jácara, Cumbé, Zarambeque, Fandango, et Canarios. Toutes, sauf la dernière, présentent une figure rythmique caractéristique : l’ hémiole (alternance ternaire – binaire, plus ou moins régulière et systématique – par exemple | 3 croches + 3 croches | 2 croches + 2 croches + 2 croches ||. Pour croche = croche. Soit : | 6/8 | 3/4 || ). Cette figure existe dans la musique savante européenne depuis l’ Ars Nova, mais est particulièrement fréquente du XVIème au XVIIIème siècle. Elle a perduré ensuite jusqu’ à nos jours, soit verticalement (exemple : Chopin – Valse en Lab Majeur), soit horizontalement (exemple : Ravel – "Chanson romanesque", de "Don Quichotte à Dulcinée"). Il est tentant d’ y voir une préfiguration des fameux compases de 12 temps du flamenco (cf : nos critiques des CDs de l’ Arpeggiata et de Rolf Lislevand dans la rubrique "Frontières flamencas"). Mais là encore, surgit une difficulté : la plupart des hémioles "classiques" commencent sur le premier temps d’ une mesure, ce qui n’ est pas le cas de pour tous les compases flamencos (cf : ci-dessous).

Au passage, les auteurs en profitent pour évoquer la filiation entre la guitare baroque et la guitare flamenca, tant sur le plan technique (rasgueados et jeu mélodique "punteado") que sur le plan esthétique (variations sur basse obstinée – ou séquence harmonique). Le rappel des sources, là encore bien connues des spécialistes, sera utile à bien des lecteurs : traités et recueils de Juan Carlos Amat, Girolamo Montesardo, Luis de Briceño, Giovani Paolo Foscarini, Francesco Corbetta, Gaspar Sanz, Lucas Ruiz de Ribayaz, Francisco Guerau, Antonio de Santa Cruz, Santiago de Murcia, et le "Libro de diferentes cifras de guitarra escojidas de los mejores autores" (anonyme).

Antonio Hurtado / David Hurtado

IV) "Aspectos rítmicos" ("aspects rythmiques")

Avec ce quatrième chapitre, commence la description des caractères musicaux généraux du flamenco contemporain.

Les auteurs y décrivent les structures métrico-rythmiques du flamenco, divisées en quatre catégories :

_ "Rythmes ternaires". Essentiellement les cantes "abandolaos", du type Verdiales (à la condition d’ écrire une mesure à 6/4, et non deux mesures à 3/4)). Dans le schéma rythmique de ces cantes, la transcription indique, à juste titre, une accentuation sur le troisième temps. Pour les Fandangos de Huelva, la transcription est réalisée par une séquence de deux mesures à 3/4, avec accents sur le temps 3 (dernière noire de la première mesure), et sur le temps 5 (une blanche sur le deuxième temps de la deuxième mesure). Il s’ agit donc bien, en effet, d’ une subdivision binaire interne. Ajoutons qu’ elle est impliqué par la structure harmonique de l’ accompagnement, et qu’ il s’ agit donc en fait d’ une hémiole verticale (chant ternaire / accompagnement binaire).

_ "Rythmes binaires". Les schémas rythmiques portent sur les Tangos, les Tientos, les Tanguillos, la Farruca, et le Garrotín, sans autres explications. Ultérieurement dans l’ ouvrage (pages 221 à 232), on trouvera une généalogie des Tientos et des Tangos, qui recoupe nos propres observations (cf : O. Herrero et C. Worms : "Traité de guitare flamenca, vol. 4" - Ed. Combre) : une première filiation Habanera - Tanguillo (ambiguïté fréquente entre binaire et ternaire) , suivie d’ une dissociation, à partir de ce dernier, des Tangos (accélération et tendance binaire) et des Tientos (ralentissement et tendance ternaire). La préexistence des Tanguillos est confirmée dans l’ ouvrage par une partition de Mariano Soriano Fuertes, extraite de la Zarzuela "El Tío Canayitas", représentée à Séville en 1849 : on y trouve une hémiole verticale caractéristique du Tanguillo (chant et main droite du piano ternaires / main gauche du piano binaire).

_ "Rythme libre" : les auteurs remarquent avec pertinence que la liberté a des limites, et en apportent la preuve par deux transcription successives d’ une Trillera de Almodóvar del Río (Cordoue), la première non mesurée, la seconde mise en mesure, en hémiole, avec une succession régulière de deux mesures à 3/4 suivies de trois mesures à 2/4 (page 128).

_ "Rythmes avec hémioles"

C’ est la catégorie qui pose quelques problèmes théoriques. Les auteurs distinguent trois types d’ hémioles :

1) "Type A (apparenté au Fandangos)"

Ecriture : deux mesures à 3/4 (un silence, suivi de deux noires - temps 1 et 2 du compás de 12 temps / puis temps 3, 4 et 5) + trois mesures à 2/4 (temps 6 7 8 9 10 11) + une mesure à 3/4 (une noire, temps 12, suivie de deux silences).

Si cette écriture possède l’ avantage de placer les temps accentués du compás de la Soleá et de ses dérivés sur le premier temps de chaque mesure, elle ignore en revanche la carrure harmonique de la forme, rendue incompréhensible par les barres de mesures. Par exemple, le "cierre" caractéristique sur l’ accord du premier degré (E), qui occupe les temps 10 à 12, se trouve dans ce cas à cheval sur deux mesures. La succession à l’ identique de ces mesures occulte pareillement le temps de départ des falsetas, qui se trouve placé sur le deuxième temps de la première mesure à 3/4.

L’ apparentement avec le Fandango est aussi problématique : on trouve rarement ce type d’ accentuation dans les diverses partitions reproduites dans le livre, et encore moins l’ espace métrique immuable des 12 temps, caractéristique de la Soleá (sauf medio compás éventuel sur six temps).

2) "Type B (apparenté à la Jácara)"

Ecriture : une mesure à 3/4 (un silence, suivi de deux noires - temps 1 et 2) + une mesure à 6/8 (temps 3 et 4) + une mesure à 3/4 (une noire, temps 5, suivie de deux silences).

On aura reconnu ici le compás de la Siguiriya. Ce type d’ écriture, effectivement très fréquent pour transcrire la Siguiriya et ses dérivés, ignore également la carrure harmonique de la forme, et pose donc les problèmes déjà soulevés à propos de la Soleá.

Tout se passe, pour les auteurs, comme si les changements du point de départ à l’ intérieur de l’ espace métrique des douze temps, et les déplacements d’ accents consécutifs, étaient de pures opérations mathématiques abstraites, alors qu’ ils dépendent en fait en partie de la carrure harmonique (métaphoriquement, il s’ agit du même problème que celui du rapport entre grammaire et sémantique pour la linguistique). Nous avons déjà eu l’ occasion de montrer qu’ il est possible de passer de la Soleá au Fandango par un changement de la carrure harmonique (cf : "Les Fandangos", dans la rubrique "Initiation"). De même, la structure en medio compás, dans la Soleá et les Alegrías, est induite par le contexte harmonique, et c’ est donc lui qui implique le déplacement des accents rythmiques (dans ce cas : temps 4, 6, 10 et 12 + éventuellement, 2 et 8). Le placement des barres de mesure amenant à privilégier ou le rythme, ou la carrure harmonique, une transcription musicologique rigoureuse (si l’ on tient aux barres de mesures) devrait être écrite sur deux portées (rythme / harmonie) qui mettrait en évidence la polyrythmie permanente entre les deux paramètres (et ce, sans compter le phrasé mélodique du cante...). On conçoit qu’ une telle écriture soit peu adéquate pour des transcriptions destinées au déchiffrage et à l’ exécution, mais elle nous semble indispensable à une étude musicologique rigoureuse, qui devrait conduire à la description (sinon à l’ explication) des interactions entre le rythme (et la métrique), la mélodie, et l’ harmonie.

3) "Type C"

Ecriture : une mesure à 6/8 (temps 12 à 5) + une mesure à 3/4 (temps 6 à 11). Un temps = une croche. Croche = croche.

Il s’ agit donc du compás de la Guajira, des Bulerías, et, pour ses séquences mesurés, de la Petenera. Cette écriture n’ appelle pas d’ autres commentaires, sauf pour les Bulerías : l’ occurence de medios compases binaires ou ternaires, de plus souvent aléatoire, complique un peu l’ affaire...

V) "Principios armónicos" ("Principes harmoniques")

Sur le plan harmonique, les auteurs reviennent d’ abord sur l’ harmonie modale déjà abordée dans le chapitre III (mêmes observations de notre part). Ils abordent ensuite les formes de caractère bimodal (les Fandangos et leurs dérivés notamment). Non sans quelque coquetterie, ils considèrent les passages en tonalité majeure comme étant en mode ionien, et ceux en tonalité mineure comme étant en mode éolien. Détour théorique à notre avis inutile, et qui risque de plus d’ occulter l’ un des aspects les plus intéressants du duo chant / guitare, au moins pour les formes les plus complexes du répertoire flamenco : la fusion - confrontation entre modalité (chant) et tonalité (accompagnement de guitare). C’ est ainsi que lors de l’ analyse d’ une Malagueña del Canarío en mode flamenco de La et tonalité de Fa Majeur (sans doute une transcription en notes "réelles", sans tenir compte du capodastre), ils interprètent la bémolisation d’ un Mi dans la ligne mélodique comme un passage par le mode mixolydien. (page139) Si l’ on se réfère à l’ accompagnement, le Mi bémol est harmonisé par un accord de F7, suivi d’ un accord de Bb. Il s’ agit donc d’ une cadence intermédiaire V - I sur le deuxième degré du mode flamenco, donc de l’ accompagnement tonal d’ une mélodie modale (ou plutôt d’ une "réponse" tonale, la séquence harmonique intervenant sur un silence du cantaor).

Les auteurs distinguent avec justesse deux types de bimodalité :

_ Avec changement de fondamentale:mode flamenco et tonalités relatives majeures ou mineures. Fandangos et dérivés

_ Sans changement de fondamentale : mode flamenco et tonalité majeure, ou beaucoup plus rarement mineure (certains chants folkloriques ruraux) homonymes : donc "cambio". Ils citent ici les chants folkloriques ruraux, les Nanas, les Tonás, auxquels on pourrait ajouter certains styles de Siguiriyas (Cabales), de Tientos (de Frijones), de Soleares...

Pour les accords utilisés par les guitaristes, on trouvera une nomenclature des principales positions "por arriba", "por medio", "por Granaína", et "por Taranta" ("por Levante", dans le livre). Manquent donc, pour les modes usuels, les modes "por Minera" et "por Rondeña". Les auteurs soulignent les dissonances (de seconde et neuvième mineures en particulier) provoquées par les cordes à vide, sans les expliquer. Risquons une hypothèse personnelle : une manière de contourner l’ obstacle du tempérament (cases de la guitare = demis tons) pour évoquer les micro intervalles du cante, en superposant les notes constitutives de deux accords, en particulier ceux des deux premiers degrés (pour plus de détails : O Herrero et C Worms : "Traité de guitare flamenca, vol. 1" - ed. Combre ; ou C. Worms : "Desde la guitarra. Armonía del Flamenco" - ed. Acordes Concert).

Ces positions déterminent une couleur sonore propre à chaque forme flamenca, préservée par l’ usage du capodastre pour les transpositions : remarque judicieuse (là encore, voir nos propres ouvrages, ou la "Théorie musicale du flamenco" de Lola Fernández - ed. Acordes Concert), que les auteurs complètent par une comparaison avec les théories des "ehos" (Grèce antique) et des "affects" (musique baroque). Cette piste devrait tenter quelques chercheurs. Mais dès lors, on comprend mal le parti pris des transcriptions, écrites en notes "réelles", sans tenir compte du capodastre : outre les difficultés de lecture, et surtout de comparaison entre les exemples, ce choix entraîne surtout une restitution non idiomatique des parties de guitare, et ce d’ autant plus qu’ elles sont écrites pour le piano.

Enfin, le chapitre est conclu par une nomenclature des principales formes flamencas, en fonction de leurs modes et tonalités (voir aussi : "Traité de guitare flamenca, vol. 1")

VI) "Aspectos melódicos" ("Aspects mélodiques")

Sur ce point, les auteurs énumèrent cinq caractères indiscutables :

_ Abondance des mélismes et des ornements

_ Désinences descendantes des phrases mélodiques

_ Progressions par degrés conjoints

_ Rareté des sauts d’ intervalles

_ Fréquences des anacrouses

Deux paragraphes posent cependant quelques problèmes :

_ Sur l’ ornementation et les mélismes, les auteurs nous affirment que ce sont "des questions très personnelles à chaque cantaor" (page 161). C ’est expédier le problème un peu cavalièrement. Il existe sur ce plan des traditions locales (Cádiz, Utrera...), plus ou moins identifiables à tel ou tel artiste (Aurelio Sellés pour Cádiz, par exemple), et des types d’ ornementations personnels qui ont fait école (Pepe Marchena, Manolo Caracol, Enrique Morente...). Les chanteurs s’ y réfèrent couramment, en y ajoutant naturellement leurs propres variantes, selon leur goût, leurs possibilités vocales... A quand un "Traité de l’ ornementation vocale flamenca" ?

_ Sur les micro intervalles, que les auteurs qualifient à tort de quarts de ton (les cantaores utilisent des intervalles beaucoup plus variés et subtils, sans parler du glissando et du portamento) : les frères Hurtado considèrent qu’ ils sont "aléatoires", "occasionnels" et "spontanés" dans le cante flamenco, comme dans la plupart des musiques folkloriques, alors qu’ ils sont structurels dans les musiques de l’ aire culturelle arabe (ajoutons persane) et de l’ Inde. (page 163) Il s’ agit là, à notre avis, d’ une thèse discutable, au moins pour les formes les plus modales du flamenco (Tonás, Siguiriyas, Soleares) et certains dérivés des Fandangos (par exemple les Malagueñas, en particulier celles attribuées à El Mellizo).

L’ interprétation des auteurs est fondée sur une conception du répertoire du cante comme ensemble de mélodies, induite, nous semble - t il, par leurs transcriptions en notation solfégique (légèrement infléchie, il est vrai, par quelques symboles indiquant une attaque un peu au-dessus, ou au-dessous, de la note écrite, et un vibrato plus ou moins ample - page 308). En fait, le répertoire comporte toute un gamme de cantes, depuis les patrons mélodiques les plus rigides (le Garrotín par exemple), jusqu’ à des formes pour lesquelles il convient d’ adopter d’ autres systèmes d’ analyse. Pour ces dernières (citées dans le paragraphe précédent), les cantes ne sont pas des mélodies, mais des enchâssements de "cristaux mélodiques" centrés sur différents degrés du mode, un peu comparables au couple Gushé / Aväz de la musique classique persane. Dans ce cas, les micro - intervalles, comme d’ ailleurs une bonne partie de l’ ornementation, sont réellement structurels. De même, pour les interprètes les plus conséquents, si le phrasé appliqué à chaque "cristal mélodique" (et donc sa durée) est variable, le positionnement des silences (respiration) et, dans une moindre mesure, leur durée, sont, eux aussi, codifiés. Il faudrait donc ici inventer un système d’ écriture adéquat à son objet, qui ne rigidifie pas le développement du cante dans des barres de mesure et des indications de durée plus ou moins arbitraires, et, à l’ inverse, rende compte de manière précise des micro intervalles et des ornements. En ce sens, la seule tentative convaincante reste à notre avis celle de Philippe Donnier (neumes, et profils géométriques. Voir sa thèse d’ ethnomusicologie sur les processus d’ improvisation dans le flamenco - Université de Paris X).

Il nous manque ici des recherches cohérentes sur l’ évolution mélodique des formes modales. On risquerait d’ y trouver un processus inattendu, non pas du modal vers le tonal, mais du tonal vers le modal. Si l’ on se base sur la généalogie des Siguiriyas telle qu’ elle nous est décrite par la tradition orale, la Siguiriya la plus ancienne (El Planeta) serait purement tonale (accompagnement sur un ostinato V - I : E7 - A). Les cantes postérieurs (Cabales - El Fillo, Silverio...) présentent une alternance plus ou moins aléatoire entre tonalité de La Majeur (E7 - A) et mode flamenco homonyme (Bb - A). Viennent ensuite des Siguiriyas incluant des suspensions mélodiques sur les degrés III ou IV du mode flamenco, suggérant des modulations passagères vers les tonalités correspondantes (par exemple, suspension sur C - Siguiriya de Curro Durse ; ou sur D min - Siguiriya de Manuel Molina. Les guitaristes soulignent d’ ailleurs parfois cet aspect modulant par des cadences intermédiaires V - I - respectivement G7 - C, et A7 - D min). Tout se passe comme si l’ on assistait à une reconquête progressive de la modalité par les cantaores (issue, peut-être, de la persistance d’ un vieux fond populaire - les frères Hurtado mentionnent les chants folkloriques ruraux, on pourrait y ajouter sans doute les Romances, tels qu’ ils ont été enregistrés, par exemple, par José de los Reyes "El Negro").

Le rapport dialectique entre le chant et la guitare aurait dans ce cas imposé aux tocaores la création progressive d’ une harmonie modale. Un exemple : la structure harmonique type du Fandango du XVIIIème siècle, telle que décrite par les auteurs (page 114), est une séquence harmonique IV- I - VI - III - IV - III - II - I (soit, en mode flamenco de La : Dm - A - F - C - Dm - C - Bb - A). Dans la Soleá por Bulería, les guitaristes ont longtemps utilisé les deux premiers accords pour réaliser la llamada : A (temps 1) - Dm (temps 3) - A (temps 10). On trouve encore des llamadas de ce type dans les enregistrements de Niño Ricardo, dans les années 1930. Ce n’ est que postérieurement que les guitaristes ont adopté définitivement le schéma actuel, beaucoup plus modal, avec l’ accord du deuxième degré sur le troisième temps (A - Bb - A).

Ces remarques portent naturellement sur la méthode des auteurs, et ne remettent nullement en cause la minutie et l’ exactitude (dans les limites du solfège, que nous venons de mentionner), de leurs transcriptions. Ajoutons qu’ ils semblent conscients du problème, leurs transcriptions de chants folkloriques ruraux incluant des versions réduites aux notes caractéristiques des lignes mélodiques.

VII) "Los estilos flamencos" ("Les styles flamencos")

Ce dernier chapitre d’ analyses musicales passe en revue les principales formes du répertoire flamenco actuel. Nous préférons ce terme (forme) à celui de "styles", utilisé par les auteurs : il s’ agit à proprement parler - sauf pour les cantes, peu nombreux, les moins émancipés des mélodies folkloriques dont ils procèdent, de formes musicales régies par un ensemble de règles. Comme telles, elles sont susceptibles de générer une infinité potentielle de compositions distinctes, qui peuvent en effet être regroupées, à un second niveau d’ analyse, en styles locaux ou personnels : par exemple, le style de Soleá de Triana, ou de Utrera, ou encore de Joaquín el de La Paula, ou de Merced la Serneta...

Pour la plupart de ces formes, les frères Hurtado évoquent d’ abord une origine "protoflamenca" probable (et reviennent donc abondamment sur les idées développées dans les chapitres antérieurs), avant de se livrer à une rapide description.

Les descriptions, fréquemment accompagnées d’ une transcription (avec les limites que nous avons déjà évoquées) constitueront un guide d’ écoute utile pour les amateurs néophytes. Notons cependant une erreur concernant le début des vocalises ("estribillos") caractéristiques de la Caña et du Polo. Les auteurs les écrivent sur 7 temps (deux mesures à 2/4 + une mesure à 3/4, et signalent donc leur caractère "rare" et "inusuel" (pages 180 et 195) :

Mi (une noire, temps 1) Fa (une noire, temps 2 | Sol (une noire, temps 3) Fa (une noire, temps 4) | Mi (une blanche pointée, temps 5, 6 et 7||

En fait, cet "estribillo" est phrasé sur six temps : il s’ agit donc d’ un cas ordinaire de medio compás, avec cette particularité que les accents tombent sur les temps 3 et 5, et que le sixième temps est un silence, souvent ponctué d’ un "golpe". On trouve ce même système au début des deux premiers compases du "silencio" des Alegrías, dans leurs versions les plus traditionnelles. Notons aussi que les accents et la position de l’ accord conclusif suggèrent une carrure harmonique binaire, comparable à celle de l’ accompagnement des Fandangos de Huelva (une piste de recherche à suivre, donc) :

Mi (une noire, temps 1) Fa (une noire, temps 2) Sol (une noire, temps 3) | Fa (une noire, temps 4) Mi une noire, temps 5 un silence (temps 6, avec ou sans "golpe" - ou Mi une blanche, temps 5 et 6, avec ou sans "golpe" sur le temps 6) ||

On pourra vérifier ce phrasé dans les enregistrements de Rafael Romero et Jacinto Almadén pour l’ anthologie parisienne de 1954 (réédition Hispavox), ou dans les versions de Pepe de la Matrona de 1947 (réalisées pour le professeur García Matos), et de 1970 ("Tesoros del Flamenco antiguo" - Hispavox). On trouve le même phrasé, quoique plus flou (rubato), dans l’ enregistrement réalisé par El Tenazas à la suite du concours de Grenade de 1922. Notons au passage que la même erreur est souvent commise actuellement par certains cantaores et guitaristes.

Avouons que les développements consacrés aux origines "protoflamencas" des formes flamencas actuelles nous laissent par contre sur notre faim. Elles ne sont vraiment convaincantes que pour les rares cas, mentionnés ci-dessus, de cantes peu émancipés de mélodies folkloriques antérieures : ceux que la "flamencologie" traditionnelle nomme "de ida y vuelta" (Guajira, Milonga, Vidalita...), certaines variantes de Cantiñas, notamment les Mirabrás et les Caracoles (une belle démonstration des auteurs sur les Caracoles, pages 292 à 302), ou encore la Petenera. La filiation, pour cette dernière, est très claire, et bien documentée : Peteneras mexicaines ( appartenant aux groupes des "sones huastecos et jarochos") / les airs à danser que sont les Peteneras "protoflamencas" / Peteneras flamencas (développées par des cantaores comme Medina el Viejo et La Niña de los Peines à partir des Peteneras "protoflamencas").

A partir d’ enregistrements mexicains de terrain, des nombreuses partitions "protoflamencas" du XIXème siècle (dans l’ ouvrage, ¡Viva Jerez¡ d’ Isidoro Hernández, 1883. Ajoutons lui, pour notre part, l’ étonnante "Tercera rapsodia de concierto", op. 6, de Juan Parga, guitariste et ccmpositeur – 1849 – 1899), et d’ enregistrements proprement flamencos, les auteurs retrouvent le processus déjà reconstitué par le maître Javier Hinojosa, spécialiste mexicain de la musique baroque (nous lui devons la communication de passionnants documents sonores, dont "La boda huasteca y otros sones". Grabaciones de campo : René Villanueva – Série "Testimonios musicales de México" L.P.N.). Ajoutons que l’ ensemble "Arpeggiata" de Cristina Pluhar a enregistré une Petenera mexicaine avec accompagnement de guitare flamenca.

Pour le reste, et notamment pour les formes majeures que sont la Soléa et la Siguiriya (et donc le Polo, la Caña, la Serrana, la Liviana, la Cabal…), les auteurs présentent un grand nombre de compositions "protoflamencas"…., pour conclure qu’ elles n’ ont aucun rapport, ou au mieux un vague rapport mélodique, avec les formes actuelles de même dénomination (par exemple, page 187 pour la Caña, page 195 pour le Polo, page 211 pour une Playera qui serait une ancêtre de la Siguiriya…).

Pour la Soleá, après nous avoir assurés qu’ elle dérive du Fandango (page 173), les auteurs notent (page 198) que les deux partitions de Soleares reproduites (du compositeur et guitariste Tomás Damas, publiées en 1867 et 1872) "se développent essentiellement sur un rythme ternaire. De manière très occasionnelle seulement, certains contours rythmiques pourraient être considérés comme des divisions ponctuelles en hémiole, ce qui est absolument commun et naturel avant le XXème siècle".(page 198) Nous en conclurons donc que le Fandango "protoflamenco" et la Soleá "protoflamenca" sont apparentés, et que la seconde dérive peut-être du premier. Mais cela ne nous avance guère pour comprendre le processus de formation de la Soleá flamenca, pour laquelle l’ hémiole est structurelle, qui plus est avec une articulation rythmique qui ne correspond pas à un changement de division du temps sur le premier temps des mesures, comme c’ est le cas pour la musique baroque.

Les frères Hurtado évoquent à plusieurs reprise l’ hypothèse, en effet probable, d’ une transformation de genres du répertoire "protoflamenco", selon une nouvelle esthétique qui deviendra le flamenco, par quelques compositeurs et interprètes de haut niveau. Mais il nous manque des traces écrites, ou enregistrées, de ce processus, qui pourrait être situé vers le dernier quart du XIXème siècle. De plus, une évolution plus ou moins réductible à une simple séquence chronologique est démentie par les documents : de nombreux exemples "protoflamencos" de l’ ouvrage sont contemporains d’ enregistrements sur cylindres "déjà" flamencos (ou encore : les Playeras "protoflamencas" d’ Isidoro Hernández datent de 1883 ; les "Seguidillas Gitanas" de Ramón Sezac, indubitablement flamencas, sont de 1880). Comment est-on arrivé à ces compases structurels (et, encore une fois, non assimilables à l’ hémiole de la musique baroque) ? Comment les "cristaux mélodiques" modaux auxquels nous faisions allusion ci- dessus ont-ils été finalement codifiés, sans doute après sélection et rejet d’ autres tentatives ? Les réponses à ces questions restent, dans le livre pour le moins évasives :

" … ces deux modèles (il s’ agit de Cañas "protoflamencas") correspondraient à une nouvelle tendance - dans le processus créateur qui conduisit à l’ apparition du flamenco – selon laquelle d’ anciennes mélodies indéfinies, de caractère non occidental, commencèrent à être remodelées et adaptées à un rythme et à une harmonie fixes, du point de vue d’ une nouvelle perspective esthétique, "protoflamenca" : un processus de transformation qui aurait durée plusieurs dizaines d’ années". (page 187)

Ou encore, à propos des quelques similitudes mélodiques entre les Playeras d’ Isidoro Hernández et les Siguiriyas, et l’ absence dans cette partition de toute trace du futur compás de la Siguiriya (pas même la moindre hémiole) :

" … il est possible que les guitaristes "protoflamencos" et flamencos, à partir de la fin du XIXème siècle, aient adapté ces mélodies anciennes de style oriental et de rythme indéfini, connues de manière générale et ambiguë comme Cañas ou Playeras, au schéma rythmico – harmonique de la Jacará (hémiole de type B/C et accords basés sur le mode de Mi), qui était déjà bien ancré dans la tradition depuis plus de deux siècles, et qui constitue aujourd’hui la sturcture rythmico - harmonique typique de la Siguiriya flamenca". (page 211)

Le mystère reste entier sur la nature exacte, les étapes, et les auteurs de ce "processus de transformation". Les frères Hurtado se heurtent ici, comme tous leurs confrères, à l’ absence, peut être définitive, de documents : pas de transcriptions connues (mais on peut toujours faire des découvertes, comme les "Seguidillas Gitanas" de Ramón Sezac...) des premiers cantes qui résultèrent de ces "adaptations", ni d’ enregistrements. On peut déduire quelques noms, d’ après les articles de presse notamment : indubitablement, Silverio Franconetti. Mais que chantait-il précisément, et comment ? Il nous reste cependant les enregistrements, sur cylindres et 78 tours, de chanteurs à la frontière des répertoires "protoflamenco" et flamenco. Par exemple, une analyse systématique de la discographie, aussi pléthorique qu’ encyclopédique, d’ Antonio Pozo "El Mochuelo" (1868 – 1937) – cantaor d’ une importance capitale, sinon sur le plan artistique, du moins sur le plan documentaire, apporterait peut-être quelques pistes utiles.

Nos lecteurs auront compris, par la longueur de notre article, l’importance de ce livre. "La llave de la música flamenca" est incontestablement la meilleure introduction musicale au flamenco actuellement disponible. Si les auteurs laissent à notre avis beaucoup de questions sans réponses, ils nous aident au moins à poser les bonnes questions, ce qui est évidemment la principale vertu d’ un travail de recherche. Des traductions s’ imposeraient (nous nous portons volontaires pour une éventuelle version en français).

Claude Worms

Galerie sonore

Ramón Sezac : "Seguidillas Gitanas"

Soprano : Marivi Blasco

Piano : Antonio Hurtado Torres


SEguidillas Gitanas




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