Miguel Poveda : "ArteSano" / Luis Perdiguero : "Canta a José Antonio Muñoz Rojas" / Paco Moya : "Donde a la vega se asoma" /

samedi 19 mai 2012 par Claude Worms

Miguel Poveda :"ArteSano" - un CD Universal Music Spain / Discmedi (2012)

Luis Perdiguero : "Canta a José Antonio Muñoz Rojas" : un CD Kambayá / Karonte Kar 7728 (2011)

Paco Moya : Donde a la vega se asoma" - un CD Selene Producciones Musicales (2011)

Commençons par le côté désagréable de l’ affaire. Si vous ne connaissez pas encore Miguel Poveda, et même si vous n’ êtes pas physionomiste, vous n’ aurez aucune peine à le reconnaître si vous le croisez dans la rue : rien moins que six portraits grand format dans le livret, sans compter deux autres au recto et au verso de la jaquette et ses mains en gros plan... De quoi figurer en bonne place dans le fameux concours épisodique "Ma binette partout" du "Canard enchaîné" !

Ce ne serait qu’ un distrayant enfantillage s’ il ne fallait par contre se munir d’ une loupe particulièrement performante pour débusquer les noms des guitaristes et des autres musiciens convoqués par le divo, en minuscules caractères, et qui plus est, pour certains, en bleu-gris sur fond noir. Eu quels guitaristes ! (les palmeros et percussionnistes, excellents au demeurant, nous pardonneront de ne pas avoir risqué de ruiner définitivement notre vue déjà déclinante pour déchiffrer leurs patronymes). Par ordre d’ entrée en scène : Manuel Parrilla, Diego del Morao, Isidro Muñoz, Paco de Lucía, Manolo Sanlúcar, José Guerrero "Bolita", Jesús Guerrero, Chicuelo et Juan Ramón Caro.

Un parti pris d’ autant plus incompréhensible qu’ "ArteSano" est aussi l’ un des meilleurs albums de guitare flamenca de ces dernières années. Et pas seulement pour les interventions de Paco de Lucía, d’ une sobriété et d’ une intelligence rythmique remarquables dans les Alegrías (de quoi regretter qu’ il ne semble plus guère tenté par l’ enregistrement solo - et merci de ne pas l’ avoir, pour une fois, "distribué" sur une Bulería) et de Manolo Sanlúcar, qui apporte une fois de plus la preuve de son art inépuisable de la modulation dans l’ introduction de la Malagueña (il semble d’ ailleurs avoir décidé de faire de ce cante une réplique du son duo avec Carmen Linares dans "Gacela del amor desesperado", de l’ album "Locura de brisa y trino" - très beau, incontestablement, mais l’ accompagnement est sans doute un peu trop envahissant s’ agissant de la composition austère de La Peñaranda). Manuel Parrilla est l’ auteur de superbes falsetas "por Tientos", et évoque avec à propos le style de son oncle dans les Siguiriyas. Il serait grand temps de s’ apercevoir qu’ il est l’ un des plus grands guitaristes flamencos contemporains (ça semble heureusement en bonne voie). Diego del Morao est toujours aussi swingant dans les deux Bulerías qu’ il accompagne (en duo avec Manuel Parrilla pour la première), Chicuelo aussi innovant dans les Soleares (on admirera aussi son sens de la respiration musicale dans les transitions rallentando puis accelerando de la partie centrale - nous y reviendrons), et Juan Ramón Caro d’ une grande subtilité harmonique et mélodique dans la Taranta. Le duo José Guerrero "Bolita" (qui signe aussi une impeccable production) - Jesús Guerrero est d’ une belle homogénéité dans les Tangos de Triana et la Nana, et l’ harmonisation et l’ accompagnement tout en suggestion de "Bolita" transfigure l’ inévitable "cuplé por Bulería". Que dire enfin d’ Isidro Muñoz, dont la modestie persiste à dissimuler, au moins pour le grand public, l’ immense talent : non content de signer les textes et les musiques des Alegrías et des Sevillanas, il offre à Miguel Poveda un accompagnement d’ anthologie dans ces dernières et les Fandangos por Soleá.

Ce sera l’ occasion de déplorer une dernière incongruité et un affligeant manque de courtoisie. Seuls Paco de Lucía, Manolo Sanlúcar et Rancapino
ont les honneurs de la "colaboración especial" au dos de la jaquette. Tous auraient évidemment mérité cette hommage. Et quand on a l’ honneur qu’ Isidro Muñoz sorte de sa réserve légendaire et vous offre sa guitare (ce qu’ il n’ a fait qu’ en de rares occasions, notamment pour La Sallago), on écrit son nom en caractères ENORMES !

Cela dit, "ArteSano" est un très grand disque de cante, à notre avis le meilleur de son auteur. On aura déjà compris à la lecture du paragraphe consacré aux guitaristes que le programme de l’ album, par la diversité des formes, constitue une véritable anthologie miniature du cante traditionnel, d’ autant plus que l’ artiste a fait le choix d’ une réalisation minimaliste, réduite à la voix, aux guitares et aux palmas. La vaste culture flamenca de Miguel Poveda nous vaut ainsi une série d’ hommages à des modèles pas toujours (malheureusement) très fréquentés : Antonio Chacón pour les Tientos, même s’ ils sont dédiés à La Niña de los Peines, qui fut d’ ailleurs une disciple de Chacón pour ces cantes ; María La Sabina pour les Fandangos ; Enrique Morente pour la Malagueña de La Peñaranda ; Pepe de La Matrona et Naranjito de Triana pour la manière de passer imperceptiblement des Tangos de Triana à la Rumba à l’ ancienne (et vice-versa) ; Pencho Cros pour la Taranta ; Chano Lobato pour les Bulerías de Cádiz ; La Priñaca pour les Siguiriyas ; Concha Piquer pour "La Ruiseñora" ("cuplé por Bulería) ; Bernardo el de los Lobitos pour la Nana...

Ce petit jeu des références agacerait sans doute à juste titre, le cantaor, qui a l’ habitude de les récuser. C’ est qu’ il ne s’ agit en aucun cas de copies conformes, mais d’ appropriations d’ une grande justesse de style, qui n’ excluent pas l’ originalité du propos. La "patte" de Miguel Poveda est reconnaissable à chaque inflexion. C’ est qu’ il fait littéralement ce qu’ il veut de sa voix : sa longueur de souffle et son amplitude vocale exceptionnelle, la souplesse et la justesse de son émission, la fluidité et la rapidité de ses mélismes parfaitement dessinés, sa faculté de passer de la pleine puissance au murmure, en brustes contrastes ou insensiblement... lui permettent des phrasés et une ornementation à la fois originaux et totalement respectueux, non de la lettre, mais de l’ esprit de ses modèles. Il suffira pour s’ en convaincre d’ écouter les Tientos qui donnent le ton de tout l’ enregistrement (cf : "Galerie sonore"), et en particulier la réalisation mélodique en un seul bloc proprement hallucinante, avec seulement deux imperceptible reprises de souffle, du dernier cante. Tout est à l’ avenant, notamment les Soleares apolás dont l’ arrangement est de surcroît très intéressant, en trois parties contrastées : début sur tempo rapide, et chant sans fioritures surperflues, proche du modèle traditionnel / partie centrale plus lente, avec une très belle recréation du cantaor et une ornementation luxuriante / coda revenant au tempo et à la sobriété de la première partie (la réussite de l’ ensemble doit aussi beaucoup aux transitions de Chichuelo - cf : ci-dessus)

Le cantaor sait aussi faire preuve de sobriété, sans aucune trace d’ ostentation vocale (ce qui ne veut pas dire que l’ interprétation soit musicalement moins exigeante) quand le cante l’ exige : Fandangos de María La Sabina ; Malagueña de La Peñaranda ; Taranta de Pencho Cros ; "La Ruiseñora", dont l’ interprétation est fidèle à l’ intériorité et à l’ élégance de la version de Conchita Piquer (1953), dans un genre où l’ on nous inflige en général des outrances expressionnistes hors de propos ; Nana ; et Siguiriyas (José de Paula et cambio de Juanichi el Manijero, deux cantes qu’ affectionnait particulièrement La Piriñaca). La mise en place des tercios de la première Siguiriya, particulièrement délicate, est ici parfaite, et le premier tercio du cambio d’ une puissance proprement terrifiante.

L’ humour, la virtuosité rythmique et le "drive" sont aussi au rendez-vous, pour les Tangos et les deux Bulerías (nous vous laissons découvrir le détournement de la letra de l’ estribbillo des Bulerías de Cádiz, par ailleurs pimentées de manière inimitable par Rancapino - quelle complicité et quel contraste vocal !). Enfin, les deux compositions originales (Alegrías et Sevillanas) sont servies par le cantaor avec le même soin et le même tact musical.

Le disque étant distribué par Universal, vous n’ aurez aucun mal à vous le procurer, et il est indispensable.


N’ en déplaise aux esprits chagrins, le cante flamenco se porte très bien, et l’ amateur a le choix, à qualité égale, entre une nouvelle vague innovante, à la fois très affûtée et respectueuse de son héritage, et des artistes traditionnels, en général issus des peñas, qui perpétuent le métier artisanal (l’ adjectif serait ici plus approprié que pour l’ album de Miguel Poveda). Bien que moins médiatisés, leurs disques sont tout aussi recommandables, et nous ne saurions trop vous engager à être curieux.

Nous avons déjà écrit tout le bien que nous pensions du premier enregistrement de Luis Perdiguero ("¡¡Vente tu conmigo !!" - Cambayá / Karonte, 2007. Même rubrique). Son deuxième disque, "Canta a José Antonio Muñoz Rojas" est un projet plus ambitieux et abouti : l’ adaptation à des cantes du répertoire traditionnel de textes de José Antonio Muñoz Rojas (1909 - 2009), choisis dans quatre recueils majeurs appartenant à diverses périodes stylistiques de son oeuvre - "Versos de retorno" (1929) ; "Al dulce son de Dios" (1936 - 1945) "Cancionero de la Casería" (1938 - 1951) ; "Romance de Don Sebastián, Rey de Bastos" (ca 1960). Les textes sont naturellement reproduits intégralement dans le livret, et vous donneront sans doute envie d’ en savoir plus sur ce poète, peu connu chez nous. Peut-être le choix de cet écrivain par Luis Perdiguero a - t’ il été motivé par le fait qu’ ils sont tous deux nés à Antequera (Málaga). Même s’ il a déjà été pratiqué avec bonheur (Enrique Morente, José Menese, Carmen Linares, Manuel Gerena Paco Moyano...), l’ exercice est toujours périlleux, tant il est difficile de concilier la métrique des poèmes avec celle des compases flamencos. Le résultat est ici des plus concluants.

Hommage à sa terre natale, le programme du cantaor commence par une Malagueña de La Trini, puis par deux cantes "abandolaos" (une Rondeña et le difficile Fandango de Pérez de Guzmán, dans une très bonne version). Suivent une série de Soleares (Alcalá, Lebrija, Utrera), des Alegrías parfaitement orthodoxes (sans faux fuyants, en trois cantes successifs dans un ambitus très étendu) et surtout d’ excellentes Bulerías por Soleá (cf : "Galerie sonore"), au cours desquelles Luis Perdiguero passe en revue la quasi totalité des modèles mélodiques jérézans de cette forme, y compris la rare composition attribuée à Carapiera, un "cambio" dans la tonalité majeure homonyme aux allures de Cantiña (une spécialité du clan Agujetas).

Les Siguiriyas sont aussi enracinées à Jerez (Manuel Torres et El Marruro), et tout aussi intensément et scrupuleusement interprétées. Dans les Tarantos (Manuel Torres, puis Almería), et surtout les Tientos-Tangos et les Bulerías originales, certaines tournures du cantaor évoquent le style de Camarón (première période, et pour une fois bien assimilé, sans mimétisme).

Enfin, une surprise pour conclure l’ enregistrement en beauté : des Romances a capella et a compás de Soleà, conclues certes sur le modèle habituel dû à Antonio Mairena, mais avec un hommage préalable aux Romances de Los Puertos (en particulier à José Reyes "El Negro").

Un disque très homogène et intègre, sans baisse de tension, avec en prime l’ accompagnement délectable d’ Antonio Carrión, dont le jeu toujours pétri de références à Enrique de Melchor, et, par-delà, à son père Melchor de Marchena, convient parfaitement à ce type de cante.


Sans doute beaucoup d’ entre vous n’ auront jamais entendu parler de Paco Moya. Pourtant titulaire de quelque trois cent prix glanés dans une multitude de concours, habitué des peñas et des festivals andalous, ce cantaor natif de Carmona (Sevilla) produit avec constance (comme Manolo Simón, entres autres) des albums que pourraient lui envier quelques unes des stars éphémères qui ne tardent pas en général à se reconvertir dans la "fusion light" ou la copla.

Le dernier en date, "Donde a la vega se asoma", ne déroge pas à cette règle et ne déparera pas votre discothèque. Les légères limites vocales du cantaor (en particulier une certaine difficulté de justesse d’ intonation dans l’ extrême aigu, ce qui l’ oblige à forcer l’ attaque) sont largement compensées par sa connaissance du répertoire et son "entrega" : un chant tout en force et un manque évident d’ appétence pour les cantes festeros (sauf les Tangos), qui rapprochent son style de celui des cantaores de La Puebla de Cazalla, et en particuler de celui de José Menese (écoutez, par exemple, les Tientos).

Le programme fait une large place aux cantes de Málaga, avec des Verdiales proches du terroir (et d’ efficaces falsetas, dans la même veine, de Manuel Fernández "El Perole"), une suite de cantes "abandolaos" plutôt ardue (les deux variété de Rondeñas et la Jabera - ¡Olé !) et des Tangos de La Repompa. Même choix de la difficulté pour les Cartageneras, déclinées successivement sur les deux compositions d’ Antonio Chacón (la première, vraisemblablement, recréée à partir d’ un modèle attribué à Rojo El Alpargatero) et pour les Tonás, comparables aux interprétations inoubliables d’ Antonio Mairena.

Les Bamberas, les Tarantos (Almería), la Soleá por Bulería, les Siguiriyas (El Nitri, El Marruro et Cabal) et surtout les Soleares (cf : "Galerie sonore") sont du même niveau. Ces dernières puisent, comme pour le disque chroniqué ci-dessus, dans les répertoires d’ Alcalá, Lebrija et Utrera. Mais on y retrouvera aussi avec plaisir, pour la coda, le cambio (modulations vers la tonalité mineure relative, puis vers la tonalité majeure homonyme) en forme de Cantiña popularisé, sinon créé, par Antonio Mairena ("Yo no me subo en el tren..." -version par Antonio Mairena enregistrée live en 1981 au Festival de Mairena del Alcor : "Actuaciones históricas", 2 CDs RTVE Música - 62087 CD, 2005).

Enfin, une touche d’ originalité : des Saetas accompagnées au piano, par Gustavo Olmedo pour la première partie, et chantées a capella, "por Martinete y Debla", pour la seconde.

Ajoutons que certains des textes ne sont pas anodins (là encore, comme pour les cantaores de La Puebla de Cazalla) et méritent une écoute attentive - il est bien dommage qu’ ils ne soient pas reproduits dans le livret.

Pour parfaire notre bonheur, Manolo Franco est le partenaire de Paco Moya pour la quasi totalité des cantes, à l’ exception des Verdiales et des Tarantos (Manuel Fernández "El Perole"). Comme toujours, il nous gratifie de quelques falsetas d’ anthologie, et nous donne au passage une belle leçon d’ humilité : quelque soit la notoriété du cantaor, il l’ accompagne avec le même respect et la même conscience professionnelle.

Claude Worms

Galerie sonore

Miguel Poveda : Tientos - guitare : Manuel Parrilla

Luis Perdiguero : Bulerías por Soleá - guitare : Antonio Carrión

Paco Moya : Soleares - guitare : Manolo Franco


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