XXVIe Festival de Jerez / du 17 février au 5 mars 2022

jeudi 24 février 2022 par Claude Worms

Anabel Valencia : "Frutos de mi voz" / María Terremoto : "Terremoto, un siglo de cante" / Compagnie Olga Pericet : "El avance de la Leona" / Rocío Molina : "Vuelta a Uno" /Alfonso Losa : "Flamenco : espacio creativo" / Salvador Gutiérrez : "11 bordones" / Manuela Carpio : "La fuente de mi inspiración"

María Terremoto : "Terremoto, un siglo de cante"

Jerez, Bodega González Byass, 25 février 2022

Chant : María Terremoto

Guitare : Nono Jero

Percussions : Luis de Perikín

Palmas : Juan Diego Valencia, Manuel Valencia et Manuel Cantarote

Artiste invité : Diego Carrasco


Anabel Valencia : "Frutos de mi voz"

Jerez, Bodega González Byass, 25 février 2022

Chant : Anabel Valencia

Guitare : Curro Vargas

Percussions : Luis de Perikín

Palmas : Juan Diego Valencia, Javier Peña et Manuel Cantarote

Deux cantaoras issues d’illustres dynasties (Terremoto et Valencia) de deux hauts-lieux du cante (Jerez et Lebrija). Nous nous apprêtions donc à vivre deux soirées mémorables : "lo que pudo ser… y no fue" por culpa del sonido.

L’acoustique d’une cave d’aussi vastes dimensions que celle de González Byass, par ailleurs fort belle, est difficilement maîtrisable. Ajoutez une amplification plus adéquate à un concert de hard rock dans un stade et vous obtiendrez des aigus stridents, des basses vrombissantes, des médiums inexistants, une distorsion et des larsen menaçants, etc. — le tout mijoté en bouillie indigeste par une réverb envahissante qui s’ajoutait à celle de la salle. Le renfort de trois palmeros (Juan Diego Valencia, Manuel Valencia et Manuel Cantarote) et d’un percussionniste (Luis de Perikín), bien que discret, n’était pas fait pour arranger l’affaire. Responsabilité des artistes ou des ingénieurs du son ? Nous ne nous aventurerons pas à trancher la question, d’autant que nous soupçonnons une aberration collective. Dans ces conditions, il nous fut difficile d’apprécier les deux récitals à leur juste valeur.

María Terremoto se proposait d’évoquer, sinon un "siècle de cante", du moins le répertoire, textes et musiques, qu’elle a hérité de son père (1969-2010) et de son grand-père (1934-1981), et d’autres parents tels Tío Parrilla, Tío Borrico, María Soleá, Juana "la del Pipa" ou Parrilla de Jerez. L’entrée en matière était à elle seule tout un programme : a cappella, un potpourri "de la casa" en cinq cantes : bulerías, bulerías por soleá et siguiriya por bulería (le cambio de Manuel Torres, "De Santiago y Santa Ana…"). On sait que María Terremoto n’est pas franchement adepte de la nuance, chante tout uniment à pleine puissance (elle n’en manque pas) et prodigue avec générosité un expressionnisme parfois outrancier, pour le chant comme pour le jeu de scène. Un tel style ne pouvait que tourner à la caricature compte tenu de la sonorisation. Aussi passerons-nous rapidement sur les cantes de minas (cartagenera de Cayetano Muriel dans la version de Camarón, levantica del Cojo de Málaga et taranta de Pedro el Morato), qui requièrent plus de retenue et une gestion du souffle plus assurée. Par contre, les palos de son arbre généalogique lui permirent de mettre en valeur sa fougue rythmique et son abattage : bulerías, tangos (avec incursion dans les répertoires de la Repompa et de Pastora Pavón "Niña de los Peines"), et surtout fandangos et bulerías por soleá (cante de Carapiera pour finir, sa périlleuse modulation à la tonalité majeure homonyme étant parfaitement négociée). Le mur de décibels empêchant toute communion émotionnelle avec la cantaora, nous sommes resté insensible aux trois siguiriyas qui, en d’autres circonstances, nous auraient sans doute ému par leur "entrega" ((El Viejo de La Isla, Francisco La Perla et Frasco el Colorao, cette dernière sur une letra qui ne lui est d’ordinaire pas attachée : "No quiero a nadie…").

L’accompagnement de Nono Jero fut impeccable tout au long du concert, comme ses choix de falsetas entre harmonisation contemporaines (cantes de mina) et références au patrimoine jerezano (les "campanas" por siguiriya de Javier Molina). Il nous offrit en solo des bulerías "a cuerda pelá" aussi tranchantes à l’os et épurées que celles Periquín. En invité d’honneur, Diego Carrasco se limita à un service minimum, qui lui suffit cependant à démontrer en quelques mots parlés-chantés ce que swinguer flamenco veut dire.

La sonorisation calamiteuse fut plus préjudiciable encore à la musicalité d’Anabel Valencia, que nous n’avons pu que deviner par instants — on nous pardonnera d’y insister, c’était tellement frustrant. Elle commença elle aussi par un manifeste d’enracinement local : bulerías romanceadas al golpe, avec renfort de palmas (Juan Diego Valencia, Javier Peña et Manuel Cantarote), percussions (Luis de Perikín) et chœurs dispensables. Si son style n’est pas non plus exempt d’artifices outranciers (alegrías, cuplés por bulería façon Bambino), elle peut aussi déployer une riche et émouvante palette dynamique : malagueñas d’Enrique el Mellizo, siguiriyas (El Loco Mateo/Manuel Torres, Diego el Marrurro et Juan Junquera/Antonio Mairena) et, surtout, une longue et magnifique série de soleares, puisées dans le répertoire de prédilection de Fernanda de Utrera et El Lebrijano (Joaquín de la Paula, La Serneta, Juaniquí, La Andonda et El Machango). Ses tientos évoquaient avec élégance la manière singulière de Manuel de Paula, et elle conclut son récital par une anthologie exhaustive des bulerías de Lebrija, avec entre autres l’intégrale des compositions d’Antonia Pozo ("El camino de Jerez…" d’Antonio Mairena en sus).

Nous avons également beaucoup apprécié le toque de Morón de Diego Vargas (soleares, siguiriyas, bulerías), un peu moins ses fandangos de Huelva en solo, dont la substance musicale nous a semblé un peu légère.

Ces deux concerts auraient eu toute leur place dans les cycles acoustiques programmés naguère aux Reales Alcazares, dont nous regrettons amèrement qu’ils ne soient plus à l’ordre du jour à Jerez depuis quelques années.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Compagnie Olga Pericet : "El avance de la Leona"

Jerez, Museos de la Atalaya, 26 février 2022

Chorégraphie et danse : Olga Pericet et Daniel Abreu

Musique et guitare : José Manuel León

Musique et guitare basse : Juanfer Pérez

Alors que Rocío Molina a achevé sa "Trilogie sur la guitare", Olga Pericet a mis la sienne en chantier. Entendons-nous bien : il ne s’agit plus de la guitare, mais de LA guitare, "la Leona" construite par Antonio de Torres, celle-là même qui allait révolutionner définitivement la facture de l‘instrument. Nous avons vu à Jerez l’état transitoire de son deuxième volet tel qu’il résulte d’une résidence à Torrox (Málaga), appelé sans doute à évoluer bien que nous ne voyions pas quelles améliorations pourraient encore lui être apportées ((d’où : "el avance de…").

Son argument est limpide : la pièce donne à voir, et à entendre, les phases successives de la construction d’une guitare. La métaphore l’est tout autant : le corps de la danseuse est assimilé au bois, ce que souligne les couleurs des costumes assorties aux teintes de différentes essences. Il s’agit d’en percer les secrets, d’en vaincre la résistance, de le séduire enfin pour en extraire la sonorité idéale. Le nom donné à l’instrument est évidemment polysémique, et désigne aussi le caractère rebelle, parfois sauvage, du personnage féminin. Le couple que forment Olga Pericet et le luthier-danseur traverse donc bien des épreuves, d’autant plus riches chorégraphiquement qu’elles confrontent une bailaora flamenca et un créateur de danse contemporaine, Daniel Abreu. Leurs langages corporels s’opposent, s’apprivoisent, s’unissent, etc. au cours du processus artisanal qui transmue patiemment un matériau brut en instrument de musique, et qui est aussi un cheminement introspectif qui transforme chacun des deux acteurs — on sait que la chorégraphe poursuit depuis plusieurs années une réflexion sur la féminité, les genres et leur distinction binaire, etc.

Au commencement était le(s) bois, qu’il est impératif de très soigneusement choisir. Au centre du plateau, un carré de parquet est donc le seul accessoire du premier tableau, sonore plus que chorégraphique. Les pieds de la bailaora en testent la diversité et la qualité de timbre, en différents endroits, par des effleurements et des raclements de semelle, des frappes plus ou moins intenses de la pointe ou du talon, etc. Après un déplacement vers le bord de la scène, le rendu du bois (timbre et dynamique) s’avère très différent. A ce stade, la danse est à elle seule un outil de composition musicale. L’auscultation du matériau se poursuit donc logiquement avec l’irruption de la musique, percussions off d’abord, puis longues tenues de notes, aux deux extrêmes du registre de la guitare basse de Juanfer Pérez, dont l’expansion crescendo nous a fait penser à certaines œuvres de Ligeti. Leurs oscillations, comme celles du buste et des hanches de la danseuse, pourraient être aussi celles des harmoniques délivrées par le bois. Pendant ce temps, le danseur installe son atelier, des planches, un manche, des tables d’harmonie, une caisse de résonance assemblée en cours de séchage, etc. Les deux visages de la lionne : côté cour, la guitare en devenir ; côté jardin la femme en devenir. Devenirs périlleux, puisque cette première phase de construction s’achève sur un zapateado rageur d’Olga Pericet et un premier climax bruitiste.

Aussi faut-il prendre toute la mesure du potentiel d’un matériau qui reste à découvrir. C’est l’objet d’un premier duo au cours duquel, sur fond d’harmoniques et de trémolo (guitare basse), le luthier compare des planches aux dimensions du corps d’Olga Pericet puis, assis, la porte à bout de bras et la berce en oscillations suaves, ondes sonres. Le but est encore lointain. Une soleá inouïe (dans tous les sens du terme) de Juanfer Pérez sonne cependant comme un espoir, mais elle tourne finalement au chaos (stridences saturées, glissandos, tapping), le désarroi du luthier donnant lieu à un solo de danse contemporaine figurant sa confrontation avec une guitare en construction. L’instrument rêvé entre alors en scène, en la personne de José Manuel León, et invite à une tout autre approche : un pas de deux langoureux puis fusionnel sur un superbe arrangement pour guitare et basse du "Capricho árabe" de Tarrega.

Nous ne vous infligerons pas une description détaillée du reste du spectacle, d’autant qu’elle pourrait faire craindre un symbolisme pesant. Or, il n’en est rien : la trame de l’argument est si intelligible qu’elle ne nécessite aucun surlignage démonstratif. Loin d’être platement descriptifs, les épisodes chorégraphiques et les compositions musicales, tous plus beaux les uns que les autres, transmettent des affects mouvants, entre souvenirs douloureux, présent incertain et espoirs réconfortants. Les quatre artistes ne racontent rien, et c’est bien pourquoi ils sont si éloquents. Outre une bulería por soleá (solo d’Olga Pericet), José Manuel León a composé pour ce spectacle une somptueuse granaína, que la chorégraphe a le tact de nous laisser écouter avec toute la concentration qu’elle mérite (pas de danse). Les peteneras pour guitare et basse donnent au contraire matière à une longue chorégraphie (solo puis duos) d’une grande beauté plastique. Enfin, l’épineuse question de la table d’harmonie, sur un motif rythmique répétitif cristallin, reste non résolue : d’où un solo d’Olga Pericet à couper le souffle, déchiqueté finalement par des lumières stroboscopiques et un second climax sonore — il nous faudra donc attendre le troisième chapitre...

Dans son état actuel, "La Leona" est déjà une œuvre admirable. Nous attendons donc avec impatience la création de la trilogie complète prévue pour 2023, d’autant que pour les reconstitutions historiques qui ne sauraient y manquer, Olga Pericet a fait appel à Norberto Torres Cortés, éminent spécialiste de la guitare espagnole du XIXe siècle en général (facture et répertoire), et d’Antonio de Torres en particulier.

Claude Worms

Photos : Tamara Pastora / Festival Flamenco de Jerez


Rocío Molina : "Vuelta a Uno. Extracto de Trilogía sobre la Guitarra"

Jerez, Théâtre Villamarta, 25 février 2022

Idée originale, direction artistique et chorégraphie : Rocío Molina

Musique : Yeray Cortés

Danse : Rocío Molina

Guitare : Yeray Cortés

Lumières : Antonio Serrano

Son : Javier Álvarez

La performance plus ou moins improvisée est une chose, la conception globale et la scénographie intégrée d’une pièce de danse, fût-elle flamenca, en sont une autre. C’est du moins ce que tendrait à prouver la construction faite de bric et de broc, parfois légèrement irritante, de "Vuelta a Uno", le dernier volet de la trilogie de Rocío Molina inspirée par la guitare flamenca. Certes, personne ne niera que la danseuse et chorégraphe peut tout faire avec une facilité déconcertante, couchée, accroupie, assise ou debout : zapateado circonscrit dans un espace restreint ou déployé sur toute la scène, polyphonie rythmique à trois voix (pieds, percussions corporelles et onomatopées) dans une palette sonore et une dynamique infiniment diversifiées, cambrés arrière vertigineux, équilibres périlleux, braceos ondulants et fluides ou anguleux et saccadés, mains et poignets virevoltants, etc. Mais la facilité peut parfois être mauvaise conseillère.

Nous soupçonnons que Rocío Molina s’est contentée de quelques idées, au demeurant toujours originales et parfois désopilantes, et… "a ver lo que pasa". En lieu et place de transitions cohérentes entre les tableaux successifs, d’interminables changements de costume à vue, meublés tant bien que mal par Yeray Cortés, et/ou de longs soliloques, d’abord amusants mais rapidement redondants, réduisent le temps de danse effectif à un peu plus de la moitié de la durée du spectacle. Son personnage de gamine capricieuse, passé le premier effet comique du "chicle" qu’elle mâche et fait éclater voluptueusement, peut à la longue lasser le spectateur le mieux disposé — notons cependant que le baile por tango file cette métaphore de manière succulente, le corps et les membres de Rocío Molina devenant aussi flexibles que le chewing-gum (en termes de technique, l’exploit est vraiment spectaculaire). La construction des différentes scènes est elle aussi redondante : essais et erreurs feints, ébauches de chorégraphies et de thèmes musicaux qui tournent court, sont ensuite répétés de manière plus assurée et enfin ajustés façon puzzle avec, éventuellement, quelques variations adéquates. La réitération du procédé nuit également au rythme du spectacle, globalement peu équilibré : certaines séquences pourraient être raccourcies sans dommages (taranta et taranto), alors que d’autres mériteraient d’être développées (les malagueñas de baile et verdiales).

C’est d’autant plus dommage que les occasions de se réjouir ne manquent pas, tels les gags à la Buster Keaton marquant des tentatives vouées à l’échec de venir à bout d’objets rétifs invisibles, la répétition opiniâtre d’une cadence parfaite signifiant la fin des alegrías, martelée par le guitariste et vigoureusement dirigée par les bras de la danseuse (Erik Satie aussi…), ou, pour la rumba, une chorégraphie façon cabaret, un mini éventail caricatural à chaque main.

Yeray Cortés a composé une partition idéale, apparemment erratique mais en fait savamment construite, à partir de brefs motifs mélodiques, d’ostinatos harmoniques ou de boucles rythmiques : une musique répétitive, comme l’implique le spectacle, trouée de silences dubitatifs ou interrogateurs et colorée par des pédales d’effets (saturation, octavia, dissociation des harmoniques, variation de timbres, etc.) — cf., par exemple, l’orchestration savoureuse des malagueñas de baile, en version d’orphéon approximatif.

"La finalidad de ‘Vuelta a Uno’ es vibrar en colectivo, bailaora, guitarra y espectador, dejar todo sobre las tablas para quedar vacíos y exhaustos, y así poder elevarnos libres y volver a Uno". Nous ne sommes pas certain de saisir précisément l’objet de la pièce, décrit en ces termes par Rocío Molina, mais il est vrai qu’après le blanc et le noir des deux premiers volets, ce "retour au Un" est haut en couleur (costumes, lumières) et d’une vitalité débordante. Il s’achève d’ailleurs sur une orgie de mouvements, de sons et de couleurs. Au vu de ce spectacle, nous présumons qu’un projet commun avec Rosalía, pourquoi pas en trio avec Yeray Cortés ou Joselito Acedo, s’annoncerait détonnant à souhait.

L’immense talent de la bailaora nous rend exigeant et insatiable, d’où nos réserves : on attend toujours le meilleur d’une artiste à ce point bénie des dieux, ou pour le moins de Terpsichore.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez.


Alfonso Losa : "Flamenco : espacio creativo"

Jerez, Teatro Villamarta, 24 février 2022

Direction artistique : Rafael Estévez et Valeriano Paños

Chorégraphie : Alfonso Losa, Rafael Estévez et Valeriano Paños

Direction musicale : Francisco Vinuesa

Danse : Alfonso Losa et Concha Jareño

Chant : Sandra Carrasco et Ismael de la Rosa "el Bola"

Guitare : Francisco Vinuesa

Costumes : Belén de la Quintana

Lumières : Olga García (A.A.I.)

En l’absence de tout argument, l’infortuné chroniqueur peu au fait des subtilités techniques du baile reste fort dépourvu. Aussi pourrions-nous nous contenter d’écrire que "Flamenco : espacio creativo" est une pure merveille. "Pure", non dans le sens d’un quelconque retour « aux racines », mais dans celui d’une extrême stylisation de la danse et de la musique, les deux composantes du spectacle étant par ailleurs en constante et parfaite symbiose.

L’ "espace créatif" est en effet totalement vide de décors, à l’exception des trois chaises destinées aux musiciens : un toile vierge libre d’accueillir toutes les géométries spatiales en mouvement conçues par Alfonso Losa, Rafael Estévez et Valeriano Paños — véritables oxymores chorégraphiques qui conjuguent, voire superposent, sans artifices et sans même que nous ayons le temps d’en prendre conscience, la tradition et l’avant-garde, la courbe et l’anguleux, la méditation introspective et l’émotivité explosive, la statuaire immobile et les voltes vertigineuses (avez-vous déjà vu des voltes qui n’interrompent en rien la motricité d’un zapatedo, mais semble au contraire le démultiplier… ?). L’espace créatif est simultanément celui de l’approfondissement de l’expérience acquise, de l’accueil attentif de l’instant présent, et de l’attente fervente des surprises de l’inspiration à venir. Pour Alfonso Losa comme pour Concha Jareño, les années de travail acharné se fondent en une seconde nature, comme si la danse n’était plus une discipline extérieure mais leur être-au-monde quotidien.

Dès l’entrée en scène d’Alfonso Losa esquissant quelques éclairs de braceo en silence, le public fut parcouru de murmures d’admiration incrédule. La qualité recueillie du dialogue entre les artistes et les spectateurs n’allait plus se démentir jusqu’à la fin du spectacle. Sur une imperturbable boucle rythmique off, puis avec le renfort du chant et de la guitare, les tientos-tangos donnèrent toute la mesure de la créativité inépuisable du danseur : objectivement très longs, ils nous parurent ne durer qu’un instant. Ne manquait plus alors que Concha Jareño, qui apparut en bata de cola rouge pour un pas de deux de profil, face à face avec Alfonso Losa, qui épousait suavement la sinuosité d’une nana ad lib. chantée par Sandra Carrasco. Dès lors, l’originalité et la musicalité de la cantaora ne cessa plus de nous ravir, comme celles, dans un style pourtant très différent, de son partenaire, Ismael de la Rosa "el Bola". Lyrisme et délicatesse mezza voce pour elle, contrastes de puissance et parfaite tenue des registres de poitrine et de tête pour lui, longueur de souffle et flexibilité ornementale pour les deux : toutes qualités impensables sans les traditions léguées par Niño de Marchena et Enrique Morente. Le cantaor nous en donna immédiatement un premier aperçu avec les deux siguiriyas (Manuel Torres, Enrique "el Mellizo") qui accompagnaient la chorégraphie de Concha Jareño. Et quelle chorégraphie ! Après des marquages, remates et escobillas concis dont la virtuosité ne tournait jamais à la démonstration, sur un contrepoint rythmique millimétré (pieds et palmas) d’Alfonso Losa, assis, elle culmina à notre avis en une figuration du cante — tressaillements de castagnettes pour la ligne mélodique et son ornementation, frottements des semelles sur le plancher pour le compás et le souffle. Pour l’accompagnement, Francisco Vinuesa se livra à un exercice de style de haut vol, en fondus-enchaînés de marqueurs traditionnels (falseta en Ré mineur de Javier Molina, motif de l’escobilla) et de séquences harmoniques novatrices.

La cohérence à grande échelle du spectacle doit d’ailleurs beaucoup aux compositions du guitariste, parcourues de leitmotivs mélodico-harmoniques transposés et variés en fonction des compases et des palos, non seulement quant à leur découpage rythmique, mais aussi quant à leur tonalité expressive. Pour les bulerías, ses très longs silences, rompus inopinément par quelques basses soulignant les changements d’accords, façon "toque de Morón", répondaient opportunément à l’humour des chorégraphies et des cantes — version virulente du refrain de "Cielito lindo" comprise (Sandra Carrasco).

Les cantiñas en mano a mano, entre Sandra Carrasco et Ismael de la Rosa furent un bijou de musicalité, notamment la coda en duo polyphonique avec entrées en canon sur la section en mineur des cantiñas de Córdoba. Après Concha Jareño por siguiriya, ce fut au tour d’Alfonso Losa de recréer le cante avec les seuls moyens de baile, en un solo miraculeux qui s’acheva par la mutation insensible du compás d’alegría en compás de fandango — nous ne nous en sommes aperçu qu’une fois le tour de magie achevé… Le pas de deux alternant fandangos de Huelva et verdiales (chant très idiomatique de Sandra Carrasco) restera sans doute dans les annales pour son exubérance fermement maîtrisée, tournant à la frénésie lors du solo final d’Alfonso Losa — les "fiestas de verdiales" tournent en effet fréquemment à la bacchanale. En contraste total, le spectacle s’acheva sur de longues "méta-soleares" : tempo lentissime, recréations originales de cantes de Triana (Ismael de la Rosa), accompagnement en contrechants permanents ponctués de rares points d’ancrage harmoniques et chorégraphie en apesanteur, chaque geste embrassant au ralenti plusieurs compases avant de se résoudre en un remate lapidaire.

Alfonso Losa est l’un des rares dignes héritiers de la lignée des Vicente Escudero, Antonio el Bailarín, Antonio Gades et, plus encore, d’Antonio Serrano "el Güito". Il faut voir et écouter "Flamenco : espacio creativo" pour le croire. N’y manquez pas…

Claude Worms / Flamencoweb.fr

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Salvador Gutiérrez : "11 bordones"

Jerez, Sala Compañía / 23 février 2022

Guitare et composition : Salvador Gutiérrez

Percussions : Daniel Suárez

Danse et palmas : José Manuel Ramos "El Oruco" et Abel Harana

Artiste invité (danse) : Andrés Marín

Artiste invité (chant) : Enrique Soto "Sordera"

Nos fidèles lectrices et lecteurs ne seront pas surpris de lire que le récital de Salvador Gutiérrez a été de bout en bout un festin musical, puisque son programme incluait quelques-unes des compositions majeures de l’album "11 bordones" (pour une analyse plus détaillée, cf. 11 bordones), l’émotion et la magie du "live", avec leur marge d’improvisation, en sus. Le guitariste ne pouvait mieux commencer que par deux solos, por taranta ("Dos guitarras para ti") puis por soleá ("11 bordones"). Mais il avait invité pour l’occasion quelques partenaires qui lui permirent de mettre également en valeur son talent d’accompagnateur, du baile comme du cante, selon un plan alternant harmonieusement solos et performances en groupe.

Les alegrías ("Plaza de Colón") et les bulerías ("Caminillo de la estación"), respectivement avec Abel Arana et Juan Manuel Ramos "el Oruco" (palmas et danse) y gagnèrent un surplus de vigueur rythmique, sans rien y perdre de leur séduction mélodique et de leur raffinement d’harmonisation. Entre ces deux pièces, Salvador Gutiérrez nous offrit deux autres solos, parmi les plus belles et rares de l’album : d’abord des tientos ("El cartero de mi padre"), dont tous nos amis guitaristes savent combien il est difficile de transmettre la tension dramatique et la délicatesse de phrasé rubato sans le secours du chant ; ensuite un diptyque siguiriya et cabal ("Salvicas" — mode flamenco sur Ré et tonalité majeure homonyme), reposant sur le contraste entre un premier volet haletant, citant allusivement Sabicas, et un second tour à tour lyrique et enjoué, dans une version contemporaine du style des compositeurs-guitaristes "éclectiques" (classiques et "pré-flamencos") de la fin du XIXe siècle.

Les bulerías por soleá furent un (trop) bref, mais intense, moment d’émotion : leçon de compás et de phrasé par Enrique Soto "Sordera" (ce palo est une spécialité de la "casa") ; leçon de respect et de sobriété par Salvador Gutiérrez. La farruca qui suivit, en trio avec Andrés Marín (danse) et Daniel Suárez (percussions) est assurément l’une des plus belles que nous ayons vues et entendues en un bon demi-siècle de fréquentation assidue du flamenco. Le fait qu’elle ait été conçue en étroite collaboration entre le danseur et le guitariste n’est sans doute pas étranger à sa totale réussite : suprême élégance de part et d’autre, épisodes et affects contrastés, etc. — une tragi-comédie musicale de poche, humour compris.

Le récital s’acheva par des tangos ("El cuartillo") et des bulerías ("Tío Justito") d’un dynamisme électrisant. Une fois encore sans rien perdre de son inspiration mélodique, Salvador Gutiérrez s’y livra, entre les énoncés des thèmes et leurs variations, à des échanges crescendo, en rasgueados de haute intensité, avec le redoutable trio polyrythmique formé par les deux palmeros et le percussionniste (belle introduction soliste de ce dernier pour les bulerías).

Le concert s’acheva à 20h, alors que le spectacle suivant commençait à 20h30 au Théâtre Villamarta. Ces contraintes d’horaires nous privèrent d’un bis, à notre grand regret et à celui du public.

Claude Worms

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez


Manuela Carpio : "La fuente de mi inspiración"

Jerez, Teatro Villamarta, 23 février 2022

Direction artistique : Manuela Carpio

Danse : Manuela Carpio, La Farruca, Gema Moneo, Antonio Canales, Joaquín Grilo et Pepe Torres

Chant : Juan José Amador, Enrique "el Extremeño", Miguel Lavi et Manuel Tañé

Guitare : Juan Diego Mateos et Juan Requena

Artistes invités : Israel de Juanilloro, Iván de la Manuela, Diego de la Margara, Enrique Pantoja et Torombo

Lumières : Óscar Gómez

Son : Ángel Olalla

Le casting imposant promettait une longue soirée de fête entre artistes, à laquelle le public d’un théâtre Villamarta archi complet, en effervescence avant même le lever de rideau, était bien décidé à s’inviter et à participer avec enthousiasme. "La fuente de mi inspiración" (celle de Manuela Carpio) menaçant à tout moment de déborder, encore fallait-il introduire un minimum d’ordre dans le déroulement du spectacle, au moyen d’un dispositif scénique réduit au minimum mais efficace : trois encadrements de tableaux (avec dorures et volutes de circonstance), dans lesquels posaient les trois couples de danseurs — dans l’ordre de leurs interventions, Gema Moneo et Pepe Torres, La Farruca et Antonio Canales, Manuela Carpio et Joaquín Grilo. Pour une fois, nous ne décrirons pas précisément le programme interprété par les chanteurs et guitaristes, tant leur rôle était strictement limité à l’accompagnement de la danse. Tous s’en sont acquittés en grands professionnels, et nous regrettons d’autant plus qu’ils n’aient pas eu l’occasion de s’exprimer hors des cadres et des codes rigides du baile : Juan José Amador, Enrique "el Extremeño", Miguel Lavi et Manuel Tañé (chant) ; Juan Diego Mateos et Juan Requena (guitare).

D’entrée, Gema Moneo et Pepe Torres, alternant solos et duos (bulerías por soleá), ont placé la barre très haut en matière d’impulsivité, d’exubérance rythmique et de "chispa"
La Farruca et Antonio Canales dansèrent séparément, y compris quant à leur choix de palo. Buste et bras ramassés "à l’ancienne", la soleá de la bailaora consistait essentiellement en zapateados et remates puissants, impressionnants certes, mais un peu trop répétitifs à notre goût. Por tangos, Antonio Canales, dans un grand soir, prit le parti inverse : danse quasi immobile mais habitée, les bras dessinant lentement un tempo démultiplié dont le flux était inopinément brisé par des desplantes fulgurants. Les alegrías de Manuela Carpio et Joaquín Grilo étaient intégralement chorégraphiées en un élégant pas de deux, dont le dynamisme crescendo devait beaucoup à l’absence d’escobillas et de silencio nettement différenciés.

Diffusées en off dans l’obscurité, deux soleares de Manuel Carpio Heredia "Juanilloro" préludaient à la partie la plus dramatique de la soirée, un hommage au cantaor mort prématurément, à l’âge de trente-huit ans, en 2018. Sa cousine Manuela dansa pour lui, longuement et intensément, por soleá, affrontant seule ses souvenirs douloureux… et l’ensemble au grand complet de tous les musiciens. La structure qui régissait la première partie fut alors rompue par l’émotion et l’improvisation de la bailaora. Le dernier tableau, l’exutoire d’une fiesta por bulería, mit définitivement à bas toute tentative d’ordonnancement préalable.

Même si ce type de reconstitution scénique, autour d’une table évidemment, peut être plus ou moins organisé à l’avance, on sait que les protagonistes finissent toujours par oublier les impératifs du spectacle. En pareil cas, il faut donc s’attendre à des longueurs et à des redites, mais aussi à des instants d’inspiration uniques qu’il faut savoir savourer au vol avec gratitude, surtout si les maîtres de cérémonies se nomment Pepe Torres et Enrique Pantoja, deux des rares dignes successeurs des "entertainers flamencos" d’antan (Anzonini, El Marsellés, Carrete, etc.). La fête en elle-même est indescriptible — sachez qu’elle ressembla à certains épisodes de l’indispensable série "Rito y geografía del cante flamenco".

Malgré un programme trop uniment basé sur les compases de soleá et de bulería et une durée sans doute excessive, nous avons pris grand plaisir à ce spectacle. Moins sans doute que le public qui ovationna longuement les artistes… por bulería.

Claude Worms / Flamencoweb.fr

Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez.





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