Pablo Suárez : "Origo" / John Walsh : "Irlandalucía"

samedi 9 janvier 2021 par Claude Worms

Pablo Suárez : "Origo. Origen" - un CD Karonte KAR 7879, 2020.

John Walsh : "Irlandalucía" - un CD, autoproduction , 2020.

Les œuvres de Pablo Suárez sont une bénédiction pour nous autres mélomanes. Que sa musique soit "flamenca" importe finalement très peu, il suffit qu’elle existe et transcende les genres pour nous combler. Après nous avoir livré deux chefs d’œuvre en compagnie de José Luis López et Ramiro Obedman (Camerata Flamenco Project : "Impressions", 2015 et "Falla 3.0", 2018 ), il nous offre avec "Origo" un somptueux voyage introspectif, à nouveau en trio, avec Pablo Martín Caminero (contrebasse) et Shayan Fathi (batterie et réalisation sonore). S’il s’agit bien là de la formation classique du trio de jazz avec piano, le style de Pablo Suárez est foncièrement original, en ce qu’il fuit délibérément tous les poncifs du "flamenco-jazz fusion", ou plus généralement du piano flamenco : pas de clichés de type jazz modal ou afro-cubain, non plus que de figurations de techniques de guitare et moins encore d’épanchements rhapsodiques. Aussi n’attendra-t-on pas dans ce disque de quelconques transpositions des codes de tel ou tel palo, sauf naturellement le respect des espaces métriques des compases (mais pas nécessairement de leurs accentuations rythmiques canoniques — cf. la bulería). Ce par quoi le compositeur entend sans doute démontrer que le langage musical du flamenco est suffisamment riche et solide pour accueillir sans perte de substance toutes sortes d’instruments sans les contraindre à renoncer à leur propre idiosyncrasie sonore et technique, ni à leurs propres traditions : aussi la formation de base de ce trio, comme celle de Camerata Flamenco Project, ne comporte-t-elle ni guitare, ni chant, ni cajón, ni palmas.

En hôte attentionné, le pianiste nous souhaite la bienvenue chez lui avec "Welcome", que nous décrirons, sans craindre le paradoxe, comme une passacaille sur un ostinato de quatre temps. Les variations successives donnent un aperçu de ce qui va suivre : concentration lumineuse et rigoureuse précision de la construction d’un crescendo de grande ampleur conduisant, après des ébauches en notes répétées, en arpèges lapidaires et enfin en accords staccato, à un premier épanouissement mélodique (2’06) qui sera à son tour sujet à variations. Dès cet avant-propos, le jeu acéré de Shayan Fathi, à base de blocs d’attaques sèches qui jalonnent le discours plus qu’ils ne marquent le tempo, s’avère l’interlocuteur idéal du piano, dont il dynamise et aère à la fois les phrasés. Nous avons déjà eu maintes fois l’occasion de vanter l’empathie de Pablo Martín Caminero avec tous les musiciens qui ont l’excellente idée de travailler avec lui : la sobriété et l’expressivité de ses lignes de contrebasse dès l’introduction du tiento ("A Morente") mériteraient à elles seules l’acquisition de cet album. Le pianiste nous fait d’abord entendre le chant d’Enrique (pour notre part, nous nous sommes immédiatement remémoré "Sombra le pedí a una fuente..." et "A mi lengua le eché un nudo...") harmonisé avec toute la délicatesse qu’il requiert, et non sans l’humour indissociable de sa personnalité — incipits "balbutiants" de quelques "tercios", ponctuations péremptoires immédiatement interrompues, etc. Et comment ne pas être ému par la tendresse de la paraphrase modulante qui conclut la pièce ( 3’08) ?

La plupart des compositions du programme sont des works in progress, conçues originellement pour des chorégraphies ou remises sans cesse sur le métier au cours d’innombrables concerts, qui ne manqueront pas de continuer à évoluer. C’est le cas notamment de la "Bulería Rafaela" et de la "Soleá de amor", dont la genèse remonte au premier spectacle de Rafaela Carrasco, "La música del cuerpo" (2003). Il s’agit moins ici d’explorer les deux palos que de peindre l’âpre suavité du style de la bailaora . Sur tempo modéré, la bulería est tour à tour lyrique et méditative par son inspiration mélodique, et plus encore par la manière dont le pianiste joue du rubato avec une finesse d’horloger. Là encore, la section centrale est marquée par un crescendo d’accords dont la tension est résolue par les beaux contrechants de la contrebasse, rejointe bientôt par la batterie dont le piano piano devient le discret accompagnateur (4’ à 4’48). Pour la coda, un motif tourbillonnant en notes répétées dessine les voltes de la danseuse — d’où la photo qui orne le verso de la jaquette, les autres traduisant au mieux le jeu intériorisé du pianiste du pianiste et la complicité des trois musiciens (Noha Shaye). Sur le fil conducteur d’une sorte de paseo en arpèges constamment transposés, chaque épisode de la soleá est caractérisé avec autant d’exactitude que de poésie. La fragile transparence du thème secondaire, qui sonne comme un appel, fait penser à Federico Mompou (2’46 à 4’). Il précède une dernière partie haletante, lancée par la contrebasse et la batterie (4’07) : blocs de notes et d’accords répétés, impitoyablement martelés, jusqu’à un climax arpégé qui balaie en rafale tout le clavier. Au bout du souffle, ne subsistent que le dénuement de quelques notes du thème secondaire et un ultime trait d’archet de la contrebasse. Nous serions tenté de qualifier cette composition par le titre d’un recueil de Reynaldo Hahn, "Le rossignol éperdu".

Après un longue introduction (1’37) qui sculpte le compás creusé dans le silence et écartelé entre les deux extrêmes de l’ambitus (glas funèbre scandé par le piano et la contrebasse dans les graves / éclats d’arpèges cristallins et friselis de cymbales dans les aigus), la siguiriya ("La salida") est construite sur un plan similaire à celui de la soleá, dans un climat beaucoup tendu qui doit beaucoup au jeu à l’archet de Pablo Martín et à un foisonnement percussif d’autant plus oppressant qu’il reste constamment en arrière plan, comme une menace indistincte. Après le martèlement accords staccato réminiscent de la coda de la "Danza del molinero" de Manuel de Falla (2’30 à 2’41), la réitération obsessionnelle d’un bref motif issu de la "llamada" traditionnelle, et ses diminutions successives, donnent l’impression d’un obscur labyrinthe (2’41 à 3’46) dont le piano d’abord (avec le premier thème véritablement mélodique de la pièce — 3’47 à 4’10), puis la contrebasse en notes tenues sur des irisations du piano cherchant progressivement les aigus et la lumière, semblent finalement réussir à s’échapper — "La salida’...)", ou comment composer une siguiriya descriptive sans tomber dans le pathos.

Le "Tanguillo de colores" est une étude éblouissante de peinture sonore, qui explore sur un thème répétitif toutes les possibilités d’alliages de timbre du trio, qui prend parfois des allures de carillon ou de gamelan. Et puisqu’il s’agit de couleurs, on penserait ici aux juxtaposition vives et ludiques de certaines toiles de Joan Miró. C’est aussi le cas de "Flying", avec ses cordes jouées directement sur le cadre du piano, ses frôlements de baguette et son duo contrebasse / batterie. Enfin, le titre du seul solo de piano de l’album, "Adentro", résume parfaitement son propos : intériorité impressionniste pour sa longue ouverture, dans un climat que n’aurait pas renié Gabriel Dupont ("La maison dans les dunes" — jusqu’à 1’27), puis claire-obscure dans les dégradés nostalgiques de Bill Evans (1’28 à 2’33). Sur un rythme de ballade, la dernière partie d’"Adentro" pourrait être l’une de ces rêveries de promeneur solitaire qu’affectionnaient les romantiques (teintes automnales initiales proches de celles des "Chants de l’aube" de Schumannn — "Im ruhigen Tempo"), entre moments d’exaltation et souvenirs intimes, tel le scintillement de boîte à musique (échanges du thème mélodique et de son accompagnement en arpèges entre les deux mains) qui disparaît lentement à l’horizon — merci à Shayan Fathi, qui, par une prise de son au plus près du piano, rend pleinement justice à la finesse dynamique et au détaché percussif des attaques du pianiste. Parmi ces souvenirs, figure sans doute la fête familiale por rumba qui donne son titre à l’album ("Orïgo/origen" — "bonus track").

Après un tel cadeau, que demander de plus à Pablo Suárez ? Soyons insatiable : un concerto pour piano qui reprendrait dignement l’ouvrage là où Henri Collet l’avait laissé en 1946, avec son Concerto flamenco n° 1.

Claude Worms

Galerie sonore

"Soleá de Amor"
Pablo Suárez/Origo (2020)
"La salida" (siguiriya)
Pablo Suárez/Origo (2020)

"Soleá de amor" — piano et composition : Pablo Suárez / contrebasse : Pablo Martín / batterie : Shayan Fathi

"La salida" (siguiriya) — piano et composition : Pablo Suárez / contrebasse : Pablo Martín / batterie : Shayan Fathi


Après un brillant cursus de guitare classique au Trinity College de Londres, John Walsh opte pour la vocation beaucoup plus aventureuse de tocaor et étudie la guitare flamenca, à Dublin d’abord avec Francisco García, puis à Algeciras avec Salvador Andrades et José Manuel León et enfin avec Juan Antonio Suárez "Canito". De telle sorte qu’il aurait pu légitimement figurer au programme du récent album "Algeciras después de Paco" — il a d’ailleurs été invité au deuxième "Festival Paco de Lucía" de la ville, en 2015.

On ne s’étonnera donc pas de trouver dans son premier album, "Irlandalucía", les qualités de ses maîtres : la rigueur technique et compositionnelle et la grâce mélodique de Salvador Andrades ; la créativité hors des sentiers battus de José Manuel León et de Juan Antonio Suárez. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, le répertoire est strictement flamenco et respecte scrupuleusement tous les codes des palos, "Irland..." ne renvoyant sans doute qu’à l’origine du musicien. La prise de risque d’un enregistrement de stricte guitare soliste (quelques discrètes percussions — Gines Pozas, Ruven Ruppik et Pepe Rodríguez — et palmas — Dani Bonilla et Jorge Pérez) ne changent rien à cette option fondamentale) est crânement assumée, et rappelle la démarche ascétique de Maël Goldwaser ("De profundis"). Le jeu du guitariste est d’une telle limpidité que l’on a souvent l’impression de lire les partitions à mesure qu’on en écoute les interprétations.

Nulle froideur chirurgicale cependant, tant le rendu dynamique du phrasé anime en permanence les trames kaléidoscopiques (imbrications d’arpèges assurant l’harmonisation et de brefs traits mélodiques en picado ou en attaque butée du pouce) de la plupart des pièces. Celles que nous avons choisies pour la "galerie sonore" nous semblent illustrer au mieux le style de John Walsh. La densité d’écriture du zapateado "Irlandalucía" (Ré majeur, sixième corde en Ré) repose sur le miroitement de modulations mouvantes qui renouvellent sans relâche les couleurs sonores de motifs répétitifs et nous tiennent constamment en haleine : tonalité mineure et mode flamenco homonymes, voire mode flamenco sur Fa# par une cadence II-I, G - F#, à partir de la sous-dominante de la tonalité de référence (première occurrence à 0’28). Aussi la durée insolite de la pièce (6’48), s’agissant d’une composition pour guitare flamenca, n’engendre-t-elle aucun ennui. Coïncidence fortuite ou propos délibéré, on remarquera au passage la brève citation d’un arpège de A7 de l’alegría "La Puerta del Príncipe" de Manolo Sanlúcar, dûment recyclé por zapateado (5’36 à 5’44) — on trouvera sans peine d’autres références similaires dans le disque qui, consciemment ou non, témoignent de la culture flamenca du guitariste.

Avec Salvador Andrades

La soleá por bulería "Cassiopeia" (mode flamenco sur Ré) est prototypique de la construction à grande échelle des compositions. Sans préambule, le premier thème est énoncé sous sa forme fondamentale dès le premier compás, divisé en groupes symétriques de trois temps : motif mélodique / commentaire harmonique / motif mélodique / commentaire harmonique. La parfaite lisibilité d’une telle rigueur géométrique permet dès lors un processus cumulatif sur d’innombrables développements. Certains respectent le cadre de base, par paraphrases du motif et/ou réalisations variées du commentaire. D’autres accentuent la tension par prolifération de l’une ou l’autre des composantes : extensions mélodiques sur l’espace des commentaires harmoniques, ou, à l’inverse, occultations du motif par déploiement harmonique du commentaire (arpèges ou rasgueados). La plupart de ces jeux sur la structure fondamentale sont strictement limités à un compás, leur juxtaposition cohérente donnant ainsi l’impression de métamorphoses organiques ininterrompues du matériau, culminant ça et là sur des remates qui rappellent opportunément l’ADN du palo. Le choix d’une scordatura inusuelle (première et sixième cordes en Ré, deuxième en Sib - un antécédent cependant pour le même palo, "Al Tío Juan Habichuela" de Tomatito, 1996)) permet d’exploiter au mieux l’expressivité des dissonances de seconde ou de neuvième mineures entre les fondamentales ou les quintes des accords des deux premiers degrés du mode de référence (respectivement, Mib/Ré et Sib/La).

On retrouvera tout ou partie de ces caractéristiques dans les autres pièces a compás : "Arco y limonero" (alegrías en Mi majeur), "Fuente Nueva" (bulerías por medio et dans la tonalité majeure homonyme, La majeur) et "Dos ríos" (soleá por arriba). Le tempo rapide de cette dernière est logiquement impliqué par les procédés de composition décrits ci-desssus, ce qui la rapproche de la soleá por bulería. Elle s’en distingue cependant par la fréquence des référence à l’histoire du palo (llamadas, compases en rasgueados et paraphrases de falsetas traditionnelles).

La minera ("Reflejo y sombra") commence par une introduction lumineuse dans la tonalité relative majeure du mode flamenco sur Sol# (Mi majeur), qui, en s’attardant de plus en plus sur la sous-dominante (A), diffère jusqu’à 1’45 l’affirmation du premier degré (G#(b2)). Elle est reprise de manière condensée (1’45 à 2’10) avant le toque por minera proprement dit, dont la cadence caractéristique IVm-III-II-I (C#m-B-A-G#) est énoncée à plusieurs reprises, d’abord dans les basses puis en marches harmoniques en picado dans les aiguës, jusqu’à une paraphrase du paseo traditionnel sur l’accord de E7 (3’25 à 4’10). La troisième partie de la pièce est un long trémolo inspiré du style de Paco de Lucía, qui conduit à une coda rappelant brièvement l’introduction et à un ultime accord arpégé de E7M(sus4). Malgré un trémolo tout aussi réussi que celui de la minera (4’01 à 5’37) et une belle falseta en arpèges ponctués de brèves transitions mélodiques (6’04 à 7’23) la taranta ("La añoranza"), de construction similaire, nous a semblé moins convaincante et aurait sans doute gagné à être écourtée. Trop contraint par un cadre harmonique rigide, le compositeur peine à développer des ébauches mélodiques séduisantes mais régulièrement avortées, et, à défaut, multiplie les marches harmoniques en picado que nous avions déjà observées dans la minera. Leur réitération, dépourvue du liant que pourrait lui apporter le compás pour d’autres palos, provoque un morcellement et un statisme excessifs du discours.

On aurait compris qu’il s’agit là d’une réserve minime (et personnelle...), concernant une seule des pièces d’un disque, que nous vous recommandons chaudement. Pour un premier album, "Irlandalucía" est déjà beaucoup plus qu’une carte de visite prometteuse.

NB : vous pouvez vous procurer le disque, et les transcriptions des pièces pour nos lectrices et lecteurs guitaristes, sur le site de John Walsh : John Walsh Guitar.

Claude Worms

Galerie sonore

"Cassiopeia" (soleá por bulería)
John Walsh/Irlandalucía (2020)
"Irlandalucía" (zapateado)
John Walsh/Irlandalucía (2020)

"Cassiopeia" (soleá por bulería) — composition et guitare : John Walsh / percussions : Ruven Ruppik / palmas : Dani Bonilla et Jorge Pérez.

"Irlandalucía" (zapateado) — composition et guitare : John Walsh / percussions : Gines Pozas / palmas : Dani Bonilla et Jorge Pérez.


"Cassiopeia" (soleá por bulería)
"Irlandalucía" (zapateado)
"La salida" (siguiriya)
"Soleá de Amor"




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