La XXIe Biennale de Flamenco de Séville... en streaming (5)

lundi 5 octobre 2020 par Claude Worms

Andrés Marín : "La vigilia perfecta".

Photo : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro

Museo Andaluz de Arte Contemporáneo / 3 octobre 2020

Andrés Marín : "La vigilia perfecta"

Chorégraphie, direction artisique et musicale : Andrés Marín

Danse : Andrés Marín

Chant : Cristian de Moret

Saxophones : Alfonso Padilla

Percussions flamencas : Daniel Suárez

Percussions et marimba : Curro Escalante

Design sonore : Francisco López

Collaboration artistique : José Miguel Peñíguez

Son : Kiko Seco

Lumières : Benito Jiménez

Assistante à la chorégraphie : Salud López

Assistant à la réalisation des costumes : Roberto Martínez

Photo : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro

A quelque chose malheur est bon. Suite aux circonstances pandémiques que l’on sait, nous devons "La vigilia perfecta" à l’abandon d’un projet d’Andrés Marín sur la Divine comédie de Dante. Gageons que nous n’avons pas perdu au change. Au cours de la journée du 3 octobre, parcourant le site de l’ancien monastère de La Cartuja de Santa María de las Cuevas devenu Musée Andalou d’Art Moderne, le chorégraphe, assisté de l’artiste plasticien José Miguel Pereñíguez, avait enchaîné sept performances, sept stations suivant le déroulement des heures canoniales codifiées par Saint Benoît : matines (ou vigiles), laudes, prime, tierce, sexte, none et vêpres. Sur la scène du musée, la dernière pièce, résumé et conclusion des précédentes, tenait lieu de complies.

N’ayant pu suivre le déroulement de la journée, nous avons vu la "vigilia completa" finale dans une bienheureuse ignorance de ses arrière-plans liturgiques, rappelée pourtant au début du spectacle par une saeta chantée par Cristian de Moret . Un bloc de danse d’une austérité drastique et hypnotique, comme l’étaient les ostinatos rythmiques isochrones qui parcouraient la quasi-totalité de la chorégraphie, émergeant et disparaissant en fondus enchaînés dans une scansion dénudée de la pulsation. L’œuvre d’Andrés Marín pourrait ainsi être comprise comme un développement chorégraphique du "Pequeño reloj" d’Enrique Morente (Virgin EMI, 2003). Alors que la silhouette du danseur, de dos et les bras en croix, fusionnait avec l’obscurité du fond de scène, un épilogue textuel, vivement éclairé comme une enseigne publicitaire, explicitait le propos : "Ahora voy disfrutar. Ahora me toca ganar. Perdoname, si ya no miro pa’atras. Fue mucho lo que aguante" - en d’autres termes, le slogan de Max Roach et Abbey Lincoln : "We insist ! Freedom now" (Candid, 1961). "Nous" et "maintenant" : singularité et solitude radicales de l’artiste, immédiateté de la danse et, dans un même mouvement, expression de l’universalité trans-temporelle de l’aliénation, de la résilience, de la résistance et du combat. Comme dans beaucoup de coplas, le je incarne ainsi l’expression singulière du nous implicite d’une condition sociale commune.

Photo : ABC de Sevilla

Quoi qu’il en ait été des performances précédentes, le décor de la "vigilia completa" était sans équivoque : dès le prologue, en flashes éblouissants, les fragments fantomatiques d’un mur et d’un four de briques perçaient la grisaille de brumes poussiéreuses menaçantes. En fond de scène, la monumentalité d’une usine allait écraser le danseur jusqu’à la fin de la pièce : en 1849, la fabrique de céramiques Pickman, fondée sur l’emplacement de la Cartuja après son rachat à la faveur de la loi de "désamortissement" de Mendizábal (1836), comptait déjà 22 fours et 500 ouvriers sous haute surveillance britannique, travaillant à la tâche dans les conditions d’exploitation que l’on peut imaginer pour le milieu de XIXe siècle, et en Andalousie.

D’où le fil conducteur immuable de la pièce, musique obstinément répétitive (boucles rythmiques et/ou mélodique) contre danse mouvante constamment renouvelée et insaisissable. La fragilité intraitable de l’éphémère, tour à tour fuyant ou rebelle, contre un carcan oppressif aveugle, parfois suggéré par des rumeurs de machines et de foules. On n’en inférera pas pour autant une monotonie de la musique de scène. Par leurs dédoublements polytrythmiques (superbes parties de percussions de Curro Escalante et Daniel Suárez), les ostinatos rythmiques semblent animés d’une vie propre déchaînant de violents affrontements avec le danseur, ça et là a compás (siguiriya, tango, soleá, bulería), avant de retomber diminuendo dans l’écoulement anonyme du temps indifférencié de l’épuisement et de la résignation. Entre rugosités agressives et caresses apaisantes, les saxophones (soprano, alto, ténor et baryton) d’Alfonso Padilla se libèrent fréquemment en solo de la trame percussive pour défier Andrés Marín ou au contraire lui offrir quelques répits – esquives, recueillement, réflexion, etc. Graves abyssaux, écartèlement des registres, stridences, harmoniques ou sonorités onctueuses, le saxophoniste mobilise tous les moyens expressifs du free jazz et parvient à nous faire entendre le Boléro de Ravel ou le Dies Irae sans en citer une seule note, par la seule grâce du phrasé. Enfin, Cristian de Moret, a cappella ou voix insérée dans l’ensemble instrumental, commente l’action en endossant à lui seul le rôle d’un chœur de tragédie grecque – siguiriya, soleá, malagueña et fandango.

Photo : ABC de Sevilla

Confronté à une musique qui pousse volontairement la répétition machinique jusqu’au malaise et à la suffocation, Andrés Marín alterne donc résignation, évitement et révolte. Soulignons ici que la chorégraphie n’est jamais platement illustrative. De l’ "abstraction" du costume (pantalon et tee-shirt noirs) à la géométrie acérée de ses déambulations (frontales, perpendiculaires et diagonales, en tous genres) et de ses postures, la référence au Vicente Escudero de "Bailes primitivos flamencos" (court métrage d’Herbert Matter, 1955) est inévitable, d’autant que les épisodes de danse sur le silence ne manquent pas. Mais, loin d’une esthétique de l’art pour l’art, "la vigilia perfecta", du moins pour son huitième épisode, est une œuvre engagée, authentiquement contemporaine et populaire – de celles qui pourraient réconcilier Beckett, Brecht et Adorno. Dans le maelström d’une heure et quart de baile, on peut discerner comme un parcours, de la désespérance à la libération ou au moins à la rémission, dont les étapes nous semblent signifiées par les tonalités lumineuses dominantes, du noir et blanc du cinéma expressionniste allemand à l’ocre rouge de chair et de sang, en passant par le bleu nuit d’une introversion qui conduit à la résistance.

Le zapateado fait office de narrateur. D’abord limité à quelques sursauts vite réduits à l’impuissance, il s’impose progressivement en longs combats éprouvants et triomphe finalement en éclats de frénésie jubilatoire. Non sans retournements de situation, les variations de tempo et de rythme du montage, au sens cinématographique du terme, nous plongent physiquement dans un lent processus d’inversion dialectique du rapport de force : d’abord littéralement dansé par la musique au gré de ses injonctions, tel un pantin déshumanisé, Andrés Marín finit par danser la musique, qu’il soumet à ses propres desseins émancipateurs. Le corps et les bras, en images enchaînées d’une beauté plastique saisissante, passent par tous les états d’une humanité aliénée mais non résignée, en lutte pour reconquérir sa dignité : à terre, se relevant douloureusement, reprenant souffle et courage, debout, etc., le danseur est tour à tour écrasé, prostré, démembré, aveugle (cf. la terrible idée d’une chevelure transformée en masque), lucide, résilient, léger, violent, aérien, triomphant, exultant, etc.

Certains des rares accessoires ajoutés au costume du danseur nous sont restés obscurs - cf. première photo (?), ou encore les colifichets dont il orne ses bras, son torse et ses jambes au milieu de la pièce (allusions à la peinture de Picasso, de Miró ? Pourquoi ?). Par contre, la sculpture de plastique blanc qu’il revêt à la fin du spectacle est sans équivoque. Capuchon et manteau anguleux, elle renvoie au Zurbarán peintre de l’ascèse, celui des portraits de moines exposés au musée de Cadix. Retour au religieux peut-être, mais aussi rédemption en un sens qui pourrait tout aussi bien être séculier. On ne voit plus qu’elle, en blanc aveuglant, dans la dernière image de "La vigilia perfecta" qui s’estompe lentement en clair-obscur : la silhouette du danseur, de dos, et ses bras déployés en croix douloureuse, ou en ailes - "Les ailes du désir" selon Wim Wenders.

Claude Worms





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