Lydie Fuerte, Maël Goldwaser et Myrddin De Cauter

Tres guitarras flamencas, mais pas que...

lundi 19 octobre 2020 par Claude Worms

Lydie Fuerte : "Carillón del viento" - autoproduction, 2017.

Maël Goldwaser : "De profundis" - autoproduction, 2020.

Myrddin De Cauter : "Longhin" - Zephyrus ZEP 049 (2020).

NB : l’ordre de présentation de ces trois enregistrements n’implique aucune préférence. Nous les chroniquons dans l’ordre chronologique de leur réception, et présentons nos excuses à Lydie Fuerte pour sa longue et patiente attente.

La transmission orale, familiale et/ou auprès d’un maître, a longtemps été, et reste encore, le vecteur dominant de l’apprentissage du toque. Actuellement, en Andalousie et plus généralement en Espagne, elle est cependant souvent complétée a posteriori par une formation musicale plus généraliste, autodidacte ou académique - comme le disait déjà Diego del Gastor, peu suspect de déviance, le savoir ne saurait nuire.

Logiquement, ce processus est en général inversé "à l’étranger", sauf éventuellement pour les guitaristes issus de familles émigrées. Cette situation à longtemps été un handicap, dans la mesure où les aspirants tocaores se souciaient peu de connaître la culture à partir de laquelle ils entendaient musiquer. Moins musiciens que guitaristes, ils étaient souvent plus adeptes de l’exploit technico-sportif que de la justesse d"expression, ce travers se trouvant aggravé par un penchant monomaniaque - selon la génération, l’addiction exclusive à Sabicas ou à Paco de Lucía. Combien de concerts affligeants d’instrumentistes prétendant interpréter les compositions de l’un ou de l’autre sans rien connaître des œuvres de Ramón Montoya (pour le premier) ou de Niño Ricardo, Mario Escudero et Sabicas (pour le second) ? Faute de compréhension stylistique, échec musical, sinon technique, garanti. A fortiori , comment créer ses propres compositions flamencas en ignorant tout de l’accompagnement du chant et de la danse, voire des codes et des compases des palos ?

Cette époque est heureusement révolue. Si la plupart des jeunes guitaristes flamencos français ont commencé l’étude de leur instrument par le répertoire classique ou le jazz (et/ou, selon notre expérience pédagogique, le rock, le blues, le folk et la guitare brésilienne), l’accompagnement des cours de baile, l’accès aisé à une discographie flamenca centenaire et à une multitude de documents vidéos en tous genres (et des séjours d’étude sur le terrain - Andalousie, Madrid et Barcelone) leur permettent d’associer à un solide socle technique et théorique exogène une connaissance du langage musical du flamenco qui n’a plus rien à envier à celle de leurs collègues d’outre-Pyrénées. Liée à celle de leurs parcours musicaux, la diversité de leurs approches ne peut qu’enrichir un toque dont la pratique comme l’audience tendent à devenir universelles. Ajoutons que la formation pluridisciplinaire de ces musiciens facilite grandement des collaborations fécondes, sans frontières stylistiques ni géographiques - ce dont témoigne éloquemment les trois disques qui sont l’objet de cet article.

L’appétit insatiable de Lydie Fuerte pour tout ce qui peut être joué sur une guitare acoustique remonte à ses premières années d’apprentissage de l’instrument auprès de Nicolas Toniutti, qui lui fait découvrir les répertoires classique, brésilien et latino-américain, le flamenco et le jazz. Sur le conseil de Roland Dyens, elle s’inscrit au Conservatoire de Toulouse où elle étudie la guitare classique avec Laurent Vivet, mais n’abandonne pas pour autant ses autres genres musicaux de prédilection : guitare brésilienne (avec Celso Machado et Cristina Azuma), improvisation jazz (version manouche, avec Christophe Lartilleux) et guitare flamenca (avec Vicente Pradal et Kiko Ruiz) – s’ensuivent un premier prix de guitare classique et un DEM de musique traditionnelle. Elle enseigne actuellement la guitare à l’École de Musique de Cugnaux, où elle applique une méthode très personnelle consistant à écrire "sur mesure", selon le niveau et la sensibilité musicale des élèves, des arrangements de morceaux qu’ils choisissent eux-mêmes. Il y faut une intuition empathique et une créativité dont elle nous avait donné un aperçu lorsque nous l’avions écoutée à Toulouse il y a trois ans : un arrangement de "La Javanaise" de Gainsbourg s’y était insensiblement métamorphosée en alegría.

Aussi les compositions de Lydie Fuerte s’apparentent-elles aux œuvres de guitaristes classiques-compositeurs sans frontières, tels Leo Brouwer, Adrien Politi, Arnaud Dumond, Roland Dyens ou Ricardo Moyano, dont elle interprète d’ailleurs "Sibel ", qui ouvre son premier album, "Carillón del viento". Une guitare qui fait musique de tout bois et ne se prive d’aucun chemin de traverse, tant l’univers musical de la compositrice est spontanément et intuitivement polyglotte – l’héritage des tocaores bien sûr, mais aussi celui de Baden Powel, Eduardo Falú ou, nous a-t-il semblé ("Baladilla ") de certains guitaristes folk non conformistes (John Fahey, Peter Finger, Michel Haumont, Pierre Bensusan, etc.).

Pour autant, les compositions ne tombent jamais dans un éclectisme démonstratif et superficiel. Au contraire, chaque pièce convainc dès la première écoute par sa fluidité et son évidence, qui semblent résulter d’une improvisation particulièrement inspirée, l’un de ces états de grâce qui saisissent parfois les musiciens de jazz - impression fausse naturellement, mais dont l’origine est sans doute un processus de création qui est aussi celui des guitaristes de flamenco. Nous imaginerions volontiers Lydie Fuerte traquer, au gré de ses vagabondages sur les cordes, une idée mélodique, un dessin rythmique ou une séquence d’accords qui la séduise et la surprenne ; puis l’explorer en tous sens, jusqu’à en extraire tout le matériau musical possible. Dans son cas, compte tenu de la liberté que lui offrent sa maîtrise de l’instrument et son intériorisation des divers langages musicaux qu’elle aime et pratique depuis son enfance, le possible est particulièrement riche. Il ne se laisse donc pas réduire à une étiquette, ni disséquer en éléments plus ou moins habilement "fusionnés" : il est immédiatement, et sans doute spontanément, hybride et insécable, même si les amateurs de flamenco pourront y déceler quelques compases (bulería et siguiriya essentiellement), des cadences et des dissonances idiomatiques - mais pas des palos, si l’on s’en tient à leur codification (une seule exception : quelques citations du cierre de la siguiriya dans "Carillón del viento", qui donne son titre à l’album). C’est peut-être la quête de ces heureuses surprises qui explique le recours fréquent à des scordaturas (open tunings de Do et Ré surtout) – celles qu’affectionnait Roland Dyens plutôt que celles en usage dans le toque -, qui déjouent le piège de réflexes de main gauche trop conditionnés, surtout pour les guitaristes de flamenco habitués à penser en termes de "posturas ".

Même si l’on y trouve quelques reprises de thème (notamment entre les deux volets de "Carillón del viento") et des alternances d’épisodes contrastés (tempo, dynamique, texture), il serait vain de tenter d’analyser la structure de compositions dont la séduction tient précisément à ce qu’elles semblent fuir tout ce qui pourrait ressembler à des recettes formelles. Lydie Fuerte leur préfère des flâneries imprévisibles, tour à tour joyeuses, rêveuses ou mélancoliques, dans des espaces musicaux tissés de transparences diaphanes entre des registres extrêmes dont elle se garde de combler les béances par des voix médianes trop chargées ou harmoniquement trop directives. "Una", la seule pièce soliste de l’album, est à cet égard emblématique d’un projet qui tend à laisser advenir la musique comme si elle était mue par sa volonté propre, indépendante de celle de la guitariste : évocation de la rondeña, elle n’atteint le premier degré qu’en de rares occasions, et ne s’y attarde jamais ; sa coda, écartelée entre basses profondes et harmoniques, est plus une interrogation ouverte ou une invitation à poursuivre le voyage qu’une conclusion impérative.

Le risque assumé d’une telle entreprise serait de tomber dans le collage incohérent - si on le veut fécond, le vagabondage est l’ouverture accueillante à tout ce qui peut nourrir la pensée musicale ; il ne saurait se confondre avec l’errance. Par le rythme soutenu de ses journaux de voyage, en forme de kaléidoscopes d’images sonores qui jamais ne s’attardent, Lydie Fuerte déjoue le piège en ne nous laissant que rarement le temps de nous livrer à une écoute analytique rétrospective : les réminiscences qui ponctuent chaque parcours musical restent évanescentes, de telle sorte que chaque pièce semble un work in progress qui nous emporte et pourrait aussi bien ne jamais s’achever. De ce point de vue, le trio qu’elle forme avec Caroline Itier (contrebasse et guitare basse) et Juan Manuel Cortés (percussions) s’avère indispensable à la réussite du projet. L’osmose entre la guitare et la contrebasse est si efficace qu’on a parfois l’impression d’entendre un théorbe flamenco qui élargirait encore l’ambitus disponible et la diversité des textures – cf., entre autres, l’intermède en duo qui fait suite à l’ostinato harmonique de la première partie de "Carillón del viento", et plus généralement la subtilité des fondus-enchaînés réalisés par Caroline Itier. Juan Manuel Cortés assure avec sa délicatesse de touche et sa sobriété coutumières la continuité rythmique et les relances indispensables – il ne perd d’ailleurs jamais une occasion de faire de la bonne musique. Par ses périlleux sauts d’intervalles, Paloma Pradal apporte à la guitariste une image vocale conforme à son jeu tendu vers les registres extrêmes. Si nous avons particulièrement apprécié "La carta en el camino" (sur un texte de Pablo Neruda), chantée dans le style de Mercedes Sosa ou Luz Casal, avouons cependant que nous avons été moins convaincu par son évocation, originale au demeurant, du cante por siguiriya.

La double métaphore du vent, qui souffle où il veut, et du carillon, qui égrène les heures et leurs humeurs changeantes, est l’image idéale d’un album qui appelle une écoute nomade, libérée des a priori stylistiques et des contraintes académiques, fussent-elles flamencas. Nous vous conseillons d’éviter le streaming et de vous procurez le disque. Vous y gagnerez deux "extras" vidéos. Plus que de clips, il s’agit de deux beaux courts -métrages : portraits intimistes des artistes par Prisca Briquet sur "Sambalería" (une lointaine réplique à la "bulesalsa" de Ketama ?) ; étude en noir et blanc de Xavier Aliot sur "La carta en el camino", avec une chorégraphie d’Eva Luisa plus éloquemment évocatrice de la musique de Lydie Fuerte que notre chronique.

Claude Worms

Galerie sonore

"Sambalería"
Lydie Fuerte/Carillón del viento
"Una"
Lydie Fuerte/Carillón del viento

"Sambalería" - composition et guitare : Lydie Fuerte ; contrebasse : Caroline Itier ; percussions : Juan Manuel Cortés.

"Una" - composition et guitare : Lydie Fuerte.

En duo avec l’accordéoniste Arthur Bacon, Maël Goldwaser avait produit l’année dernière un très intéressant et original premier disque intitulé "¿ Flamenco ?". Il suffit de supprimer les deux points d’interrogation pour qualifier très exactement son deuxième opus, intitulé "De profundis ". Comme ce titre, l’intensité des photos d’Adrien Tache qui illustrent la jaquette – un portrait, un mur de pierres et un ciel nuageux en dégradés de gris sur noir - annonce l’austérité du propos, qui n’exclut pas une sensibilité à fleur de peau : pudeur quant à l’expression, et exigence sans concession quant à la composition.

L’artiste résume son projet en ces termes : "Les différents morceaux qui composent ce disque sont le fruit d’une période de recherche au cours de laquelle j’ai cherché à développer un langage musical singulier. C’est cela qui donne sens à la composition selon moi. Pour cette première étape, je me suis appuyé sur la culture à travers laquelle j’ai appris la musique : le flamenco. Les thèmes de ce disque s’inscrivent donc dans les formes traditionnelles de cette culture et ils peuvent être entendus comme une tentative d’offrir ma version de la siguiriya, la soleá, la taranta…". On ne saurait imaginer une conception de la musique plus opposée à celle de Lydie Fuerte - l’une et l’autre étant par ailleurs parfaitement respectables, et abouties quant à leur réalisation. Maël Goldwaser est de ce point de vue un "classique", en ce qu’il entend féconder son art par le respect de règles contraignantes : modes et/ou tonalités, harmonies, compases, codifications traditionnelles (paseos, remates, cierres), etc. D’autre part, il fonde ses compositions sur une démarche réflexive strictement centrée sur un seul genre musical, ou plutôt une seule "culture", ce qui excède donc la seule pratique instrumentale et englobe, entre autres, le chant (cf. ci-dessous) et les affects connotés à chaque palo. Une telle théorisation de l’écriture musicale est rare parmi les guitaristes-compositeurs de flamenco. On ne la trouve guère que chez Manolo Sanlúcar et, dans une moindre mesure, Mario Escudero et Pedro Bacán. Il n’est sans doute pas indifférent de noter ici que Maël Goldwaser a étudié la théorie flamenca, plutôt que la guitare, avec Manolo Sanlúcar à l’œuvre duquel il a ensuite consacré le master qu’il a obtenu à l’ESMUC de Barcelone. Son parcours est donc très différent de celui de la plupart des guitaristes flamencos "étrangers" : il a appris la musique à partir du flamenco, et non l’inverse.

Les pièces de Maël Goldwaser sont donc l’aboutissement d’un long processus de réflexion sur la composition flamenca, qui laisse peu de place à l’improvisation. Il s’agit bien d’une écriture préalable à l’interprétation, elle-même minutieusement pensée et pesée. Logiquement, le disque diffère très peu du récital que nous avions eu le bonheur d’écouter l’année dernière à Paris, au Centre Mandapa. A son propos, nous avions écrit à l’époque : "La rigueur du compositeur et la sensibilité de l’interprète nous ont ravi. Distinguer ces deux aspects de la musique de Maël Goldwaser est d’ailleurs arbitraire, tant la finesse et l’intelligence d’écriture des pièces du programme impliquent un travail sur le son au scalpel ". L’écoute répétée de l’enregistrement n’a fait que confirmer notre opinion. La richesse du nuancier du timbre instrumental n’est certes pas la préoccupation première de la plupart des tocaores, plus attachée à la densité du son (le "peso") et au détaché précis des attaques. "Pire", concevoir le toque comme l’interprétation d’une pièce préalablement écrite ou mémorisée à la note près relèverait presque du blasphème pour certains aficionados, bien qu’il s’agisse là d’une approche quasi générale des concertistes flamencos, même s’ils ne l’assument pas volontiers ouvertement. En inférer une quelconque "froideur" serait à peu près aussi pertinent que d’adresser un tel reproche aux concertistes classiques, au prétexte qu’ils interprètent des partitions. Et l’on voit mal pourquoi la stylisation instrumentale nuirait à la petenera, la soleá ou la bulería, alors que la chaconne, le menuet ou la mazurka s’en sont fort bien accommodés. Maël Goldwaser nous livre donc un disque de musique pour guitare flamenca, réduite à ses seules cordes, sans percussions, sans palmas ni artifices intempestifs. La prise de son de Boris Beziat respecte scrupuleusement ce dénuement volontaire, en captant l’instrument au plus près sans effets superflus.

Un tel défi de solo intégral, devenu rare, nécessite des compostions qui se suffisent à elles-mêmes, non seulement par leur matériel thématique et leur construction mais aussi par les tensions qu’elles mettent en scène. Comme le projet de Maël Goldwaser l’implique, la trame de la plupart des pièces est un tissage de variations sur les marqueurs de chaque palo (essentiellement compases en rasgueados, paseos et llamadas), constamment renouvelées par des contrastes de registres, de phrasés et de tempo, des couleurs harmoniques inattendues, des modulations fugaces et des dissonances suspensives non résolues (petenera, soleá, farruca). Ces leitmotivs, qui renvoient à l’histoire du toque, sont confrontés à des motifs exogènes qui entrent en conflit avec eux. L’introduction de la bulería "Palancas" (por taranta) juxtapose ainsi frontalement une ritournelle volontairement naïve, que l’on peine à identifier au palo, un exposé du compás en rasgueados et une transposition du premier motif sur une stricte cadence IVm – III – II – I. Toute la pièce est ensuite dérivée de ce matériau fondamental. De même, la farruca (Ré mineur) est tout entière construite sur l’opposition entre un thème lyrique en arpèges dont l’entame rappelle les campanilleros et le paseo traditionnel en rasgueados. La section centrale expose un thème secondaire dont le développement renoue par instants, alternativement, avec le premier thème et le paseo. La coda accelerando est construite sur des accords plaqués associés à un bourdon, démultipliés sporadiquement en arpèges.

La siguiriya est à cet égard exemplaire, et à notre avis l’une des compositions les plus profondément originales de l’album. Là encore, l’ADN du palo est questionnée de l’extérieur depuis un autre langage musical, la composition contemporaine pour guitare (Hans Werner Henze, Benjamin Britten, Mauricio Ohana, Frank Martin), mais reste constamment sous-jacente – cette fois plus par ses caractères stylistiques (répétition obsessionnelle) et émotionnelles (oppositions de séquences apaisées et de climax creusées d’intenses silences, dans une progression globale crescendo) que par des traits spécifiquement musicaux. La composition commence de manière on ne peut plus prévisible, par une introduction exposant le motif de la llamada. Mais là où nous attendons l’inévitable pic en rasgueados, le compositeur passe sans transition à une arabesque cristalline et répétitive dans les aigues (transposition instrumentale d’un "temple" vocal) qui expose le compás puis engendre un deuxième thème que l’on jurerait signé par Manuel de Falla. Les rasgueados idiomatiques se trouvent ainsi différés à 2’ après le début de la pièce. Ils sont suivis par une falseta sur la pédale d’harmonie de Bb qui serait convenue si elle n’était interrompue par un court motif de basses, d’abord lento puis développé en diminutions culminant en traits dynamiques de triolets de doubles croches. Au cours de ce développement, nous avons pu entendre une brève incursion hors mode (La-Si bécarre-Do#), violemment dissonante avec la pédale d’harmonie, qui annonce l’épisode suivant. Celui-ci semble d’abord dérivé du deuxième thème, mais se tend brusquement par une suspension mélodico-harmonique étrangère au mode de référence, sur la note Si bécarre harmonisée par un accord de Em (3’30 à 3’38), avant de revenir sagement à une cadence III-II-I. Après une reprise variée, une nouvelle tension surgit, en accords plaqués sur un ostinato de basse (octaves de La) : A7-Dm-Am7 à deux reprises, puis A7-Dm-Abm7/A. Ce dernier accord creuse à lui seul un abîme émotionnel, d’autant que, sans solution de continuité, il est (non)résolu par le simple accord du premier degré. Après une mise à nu du compás, d’abord en percussions puis en notes écartelées aux deux extrêmes du registre de l’instrument (harmoniques comprises), la pièce est conclue, comme la farruca, par une séquence crescendo et accelerando dérivée du motif en accords plaqués précédent, entrecoupé de traits de basse vertigineux et de plus en plus furieusement polyrythmiques.

Pour les palos comportant des parties ad lib. pour le chant, ou dépourvus de mode rythmique, tels la petenera (de 3’02 à 4’33, après un beau trémolo – 1’13 à 2’10) et la granaína (2’20 à 4’08), le guitariste transforme son nstrument en cantaor. La transposition du cante est certes un exercice récurrent du toque. Mais, contrairement à ses prédécesseurs, Maël Goldwaser fait chanter la guitare sans jamais citer les notes constitutives des modèles mélodiques. S’il en évoque bien la structure harmonique, souvent passablement subvertie, c’est par la dynamique, le phrasé et ses césures internes (comme autant de reprises de souffle), l’ornementation et les brusques envolées (picado) qui figurent les fins des tercios qu’il parvient à restituer ce que nous pourrions nommer l’ "enveloppe émotionnelle" du chant. De ce point de vue, la taranta "De profundis" est une réussite majeure : on peut la comprendre comme une suite de deux cantes très brièvement encadrés par un prélude, un intermède et un postlude instrumentaux.

La dernière pièce du programme, intitulée non sans humour "Fin de fiesta", n’est pas une bulería, mais une schubertiade en "mijeur" (Mi majeur/Mi mineur) qui en dit long sur la personnalité de Maël Goldwaser : une "fin de fête", selon lui, ne saurait être qu’introspective et méditative…

Cette "première étape" est si aboutie qu’il sera difficile à Maël Goldwaser d’aller plus loin dans cette voie. Mais nous faisons confiance au musicien pour en trouver d’autres tout aussi fécondes. C’est sans doute le sens de la citation de Jorge Luis Borges choisie en exergue à "De profundis" : "Nous publions pour éviter de passer notre vie à corriger des brouillons. C’est-à-dire qu’on publie un livre pour s’en libérer".

Claude Worms

Galerie sonore

Siguiriya
Maël Goldwaser/De profundis
"De profundis" (taranta)
Maël Goldwaser/De profundis

Siguiriya - composition et guitare : Maël Goldwaser.

"De profundis" (taranta) - composition et guitare : Maël Goldwaser.

Myrddin De Cauter est entré en musique par la clarinette, classique et jazz. Curieusement, l’instrument semble propice à la découverte du flamenco : Terry Fleming, à l’écriture flamenca tout aussi inclassable, a suivi le même parcours. Il doit son apprentissage de la guitare à quatre maîtres du toque contemporain, Manolo Sanlúcar, Gerardo Nuñez, Enrique de Melchor et Rafael Riqueni. Contrairement à celles de Lydie Fuerte et de Maël Goldwaser, sa discographie est déjà bien fournie, avec quatre albums enregistrés en quinze ans : "Imre" (Map Records, 2001)," Novar" (Munich Records/Zephyrus Records, 2005), "Lucía Nieve" (Zephyrus Records, 2009) et "Rosa de papel" (Zephyrus Records, 2015). Le rythme de ses productions s’est encore accéléré depuis, avec deux nouveaux opus parus en février et septembre 2020 sur ce dernier label, "Myfyrio" et le présent "Longhin". Il s’agit des deux premiers volets d’une saga musicale qui devrait en compter quatre, intitulée "Monstruos y duendes" - "monstres et djinns" que nous traduirions plutôt par "démons et merveilles", tant "Longhin" en est prodigue.

Le terme saga convient parfaitement à une musique qui pourrait être la bande sonore d’une BD fantastique signée Mœbius – les gravures à la pointe sèche qui illustrent la jaquette, signées du compositeur-guitariste qui a décidément tous les talents, sont d’ailleurs de la même veine. En d’autres termes, le style de Myrddin De Cauter est fondamentalement baroque, au sens esthétique général du terme et non dans son acception musicale historiquement datée. Encore que, par leurs violentes ruptures de ton, ses compositions pourraient sans difficulté être rapprochées du stylus phantasticus des pièces pour clavier de Buxtehude ou des "Sonates du Rosaire" de Biber, appétence marquée pour les scordaturas en tous genres comprise pour ce dernier compositeur. Ruptures de tempo, de débit et d’intensités, mais surtout de tonalités : la très longue farruca "Cassavus" (12’06 !) passe ainsi sans solution de continuité, entre une introduction et une conclusion en Sol mineur, par les tonalités éloignées de Réb mineur, Sib mineur et Si mineur – identification des tonalités non garantie, tant les dissonances, les chromatismes aux voix inférieure et supérieure sur des ostinatos aux voix médianes, les retards, les appogiatures, etc. tendent à dissoudre les références tonales.

C’est essentiellement le langage harmonique du compositeur, proprement inouï, qui signe une manière irréductiblement singulière : une profusion d’accords dissonants avec cordes à vide (très peu de barrés), seules quelques basses offrant sporadiquement les repères nécessaires à l’intelligibilité des progressions harmoniques. On objectera sans doute que c’est là l’essence même du langage de la guitare flamenca. Mais les "posturas" de Myrddin De Cauter sont éminemment personnelles, et justifient pleinement l’usage de scordaturas qui ne sont pas dans son cas de simples coquetteries. Les sixième et cinquième cordes à vide donnent ainsi les toniques des deux tonalités, pour le moins inhabituelles, de "Renato" (cantiñas, encore que… cf. ci-dessous) : Réb mineur puis la tonalité mineure de la dominante, Lab mineur, si l’on se fie à la captation disponible sur YouTube - plutôt Do mineur et Sol mineur pour l’enregistrement en studio. Quoi qu’il en soit, ce choix de tonalités confère d’emblée à la pièce une couleur sonore inédite. De plus, les sinueuses digressions modales sur les sous-dominantes et dominantes, différant longuement les rares résolutions sur les toniques, penchent vers la soleá (d’où par exemple la citation de l’incipit d’une falseta por soleá vernaculaire, répétée trois fois de 5’46 à 5’56). Surtout, leur traitement en déluges d’arpèges sur tout le registre de l’instrument, considérablement étendu par l’accordage des cordes graves, nous plonge dans une matière mouvante, insaisissable, qui confine à l’hallucinogène – la métaphore sonore du ruissellement de l’eau, qui ouvre la pièce et d’où sourd une guitare qui cherche sa voie (voix), est ici on ne peut plus appropriée. Le stylus phantasticus, dans cette version contemporanéo-flamenca, tend à une sorte de musique spectrale dans laquelle le miroitement ondulatoire des dissonances flamencas idiomatiques tiendrait lieu d’extraction et de reconfiguration des harmoniques et des composantes des timbres de la matière sonore – par les mêmes moyens, seul Pedro Bacán avaient tenté une telle approche dans quelques œuvres de sa dernière période (la granaína de "Marisma" - Pasarela, 1997 - ou une rondeña restée malheureusement inédite – cf. L’œuvre de Padro Bacán : du chant des Pininis à une "musique spectrale flamenca"). D’une manière similaire, plus que de simples outils d’exposition du compás, les rasgueados sont de puissants blocs de timbres sculptés au burin ("Mistrau"). Au sein de ces rhizomes proliférants, surgissent par instants des fulgurances mélodiques - clairs fragments de gammes incisifs (picado) ou sombres désinences abyssales (pulgar et alzapúa) - inexorablement submergées par le halo spectral dans lequel elles s’estompent en ligados évanescents. Ombres monstrueuses peuplant les tréfonds du spectre sonore et visions idéales de quelque au-delà de la musique, jusqu’au silence qui est l’interlocuteur privilégié de tous les grands musiciens : une conception platonicienne de la composition ?

Mais Myrddin de Cauter doit aussi à sa fréquentation assidue de l’œuvre de J.S. Bach, dont il est par ailleurs un excellent interprète, une rigueur qui le garde de sombrer dans la confusion d’un discours par trop fantasque. La fermeté de la conduite polyphonique de" Mielandre", par ailleurs l’une des pièces les plus émouvantes de l’album, comme le traitement bitonal/bimodal des trémolos ("Lahamaïde", "Cassavus"), en sont des d’éloquentes démonstrations.

Dans le programme du disque, on ne trouvera aucun sous-titre renvoyant à des palos. C’est que toutes les pièces, à l’exception (relative) de la bulería "Longhin", en offrent des lectures radicalement neuves. Outre ceux que nous avons déjà identifiés, on trouvera dans ce deuxième volume de « Monstruos y duendes » une rumba ("Inyinya") et une rondeña ("Lahamaïde"). Nous les reconnaissons immédiatement sans équivoque, alors même qu’aucun fil d’Ariane traditionnel ne nous guide dans le labyrinthe : magie des duendes.

Claude Worms

Galerie sonore

"Renato"
Myrddin de Cauter/Longhin (Monstruos y duendes - volume II)
"Mielandre"
Myrddin de Cauter/Longhin (Monstruos y duendes - volume II)

"Renato" - composition et guitare : Myrddin De Cauter.

"Mielandre" - composition et guitare : Myrddin De Cauter.


"Sambalería"
"Una"
Siguiriya
"De profundis" (taranta)
"Renato"
"Mielandre"




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