Tres guitarras flamencas with french touch

mercredi 21 février 2018 par Claude Worms

Jean-Baptiste Marino : "Camino" - un CD MAJ 05, 2017

Nicolas Saez : "De Allí Pacá" - un CD Kiéki Musiques, 2017

Samuelito : "Sólo" - un CD Label Ouest / L’Autre Distribution 3040422, 2017

Depuis la génération des précurseurs des années 1960 (Pedro Soler, José Peña, Andrés Serrita pour les plus connus, mais aussi José Renato, Philippe Gayet, Xavier Cortes, René Heredia etc.), la guitare flamenca "française" ne s’est jamais aussi bien portée. La génération suivante, celle d’Antonio Negro, Pascual Gallo ou Vicente Pradal, s’était ouverte à des influences plus contemporaines, devenues classiques avec le temps : Paco de Lucía pour les deux premiers, Pepe Habichuela pour le troisième. C’est la diversité de leurs références musicales, qui dépassent largement le cadre strict du flamenco, qui marque ensuite les artistes actuellement en pleine maturité, tels Juan Carmona, Manuel Delgado, Jean-Baptiste Marino ou Antonio Ruiz "Kiko", pour nous en tenir à ceux dont la discographie est la plus conséquente. Enfin, les derniers venus ont souvent bénéficié très jeunes d’une formation musicale plus ou moins académique, classique ou jazz pour la plupart - ce qui ne les empêche nullement de sonner flamenco - et d’une abondance de sources d’information dont leurs aînés auraient rêvé : Mathias Berchadsky "El Mati", Samuel Rouesnel "Samuelito", Anatole Elichégaray, Guillermo Guillen, Pepe Fernández et Nicolas Saez, parmi tant d’autres.

"Camino", cinquième opus de Jean-Baptiste Marino, renoue avec la richesse d’inspiration de "A mi vera" (Bonsaï 570 901 2, 2004) " et de Marino" (DOM 1161, 2008), à notre avis ses albums les plus aboutis jusqu’à présent.

Le disque commence de belle manière par un jaleo ("Camino") qui, pour une fois, est traité comme une forme à part entière, un non comme un succédané de bulería. Sur un motif obsessionnel d’arpèges "por taranta" (mode flamenco sur Fa#), le guitariste se livre à des gloses arachnéennes, périodiquement ponctuées par des suspensions "a compás" sur l’accord caractéristique du premier degré, progressivement enchevêtrées en tissages serrés avec les percussions de Miguel Sánchez et le kanun d’Osama Khoury à qui nous devons une belle envolée finale - un délectable alliage de timbres. Les bulerías ("Cerca de tí" - mode flamenco sur Mi, "por arriba") sont une belle démonstration de rigueur compositionnelle, d’ailleurs soulignée par les arrêts sur image séparant chaque section : A / B / C / D / A’. Après l’introduction, la première partie expose un long thème procédant par marches harmoniques dont la ligne mélodique sinueuse nous a rappelé certaines compositions de Niño Miguel, avant de s’achever par un vigoureux remate sur les cordes graves, façon Pepe Habichuela. Les sections B, C et D développent des motifs de ce thème, dans un style qui pourrait par instants évoquer Enrique de Melchor, avant le reprise finale - "Cerca de tí", ou comment s’approprier la tradition de manière créative.

C’est aussi le cas de deux autres pièces. La rumba ""Suerte" d’abord : introduction et première partie du thème "por granaína" (mode flamenco sur Si), une brève rythmique en accords assurant la modulation vers la tonalité relative de Mi mineur, et la seconde partie du thème. Comme il se doit, avant le réexposition, la suite consiste en deux longs chorus, de Jean-Baptiste Marino d’abord (qui assure aussi la partie de basse), puis de Hugo Sauzet (flûte). Dans les deux cas, les musiciens préfèrent la musicalité à la virtuosité gratuite, dont ils n’usent que pour parapher leurs solos de manière dynamique. Le plan modal / tonal des alegrías ("Mi guitarra") est également un classique du genre : introduction ad lib. et début de la première falseta "por minera" (mode flamenco sur Sol#), puis modulation définitive vers la tonalité relative de Mi majeur. Les falsetas suivent elles aussi des usages bien établis : attaques en arpèges sur la levée du premier temps, puis tension croissante par des fragments mélodiques basés sur les harmonies exposées précédemment par les arpèges, suivis de remates virtuoses (alzapúa ou picados) et de vigoureuses codas en rasgueados - encore faut-il être capable de proposer du neuf à partir de ce qui est devenu le langage vernaculaire du toque por alegría.

La première partie de la soleá ("Azul") est au contraire atypique : harmoniques énigmatiques, puis, en lieu et place de l’exposition du compás en rasgueados, un enchaînement d’accords dissonants dans l’esprit du "A canales" de Rafael Riqueni. Un trémolo lyrique assure la transition vers une deuxième partie plus convenue : variations sur les "paseos" traditionnels et accelerando final en rasgueados.

L’accordéon de René Michel apporte une belle couleur sonore à "Bolero Marino", et surtout à "Terranova", une délicate composition sans rapport avec un quelconque palo flamenco. A un ostinato binaire en La mineur (pédale d’harmonie arpégée, l’alternance des basses de La et Fa donnant un séquence Am / F7M), le guitariste superpose un trémolo épisodique et allusif créant avec l’accordéon une saisissante atmosphère onirique, brièvement éclairée par un pont en mode flamenco sur Mi.

L’introduction ad lib. "por taranta" est en relation de dominante avec la tonalité de Si mineur de "La catedral" d’Agustín Barrios. Jean-Baptiste Marino a ajouté ce prélude de son cru à la troisième partie, "Allegro solemne" du célèbre triptyque (un must du répertoire de la guitare classique), précédé dans la partition originale d’un "Preludio saudade" et d’un "Andante religioso".
Il traite le motif d’arpège initial à 6/8 comme un medio compás ternaire por bulería, et souligne son intention par les accentuations adéquates et de brefs surlignages de seconde guitare - on sait que le guitariste est depuis longtemps un orfèvre du re-recording. Le résultat est si convaincant qu’on s’étonne que personne n’y ait pensé auparavant. Le chroniqueur insatiable regrettera seulement un minutage un peu chiche - au moins la demi-heure de cet enregistrement est-elle bien et dignement remplie.

Claude Worms

Galerie sonore

"Camino" (jaleo)

"Camino" (jaleo) : Jean-Baptiste Marino (composition, guitare et basse) / Osama Khoury (kanun) / Miguel Sánchez (percussions)


Les amateurs de performances ne manqueront pas d’être impressionnés par celle de Samuelito qui, nous dit-on, a enregistré seul en studio, en cinq jours, les huit pièces de son premier album... intitulé opportunément "Sólo". Seul, mais avec un instrumentarium bien fourni en cordes pincées (guitares flamenca, classique et folk) et percussions en tout genre (jazz, africaines, orientales - nous vous ferons grâce de leur nomenclature exhaustive) qui génère au fil des plages des labyrinthes et des climats sonores à la fois cohérents et finement nuancés.

Les deux compositions majeures du disque nous semblent très représentatives de la versatilité du musicien, qui fait preuve d’une égale aisance dans ses collaborations avec la Compagnie Luisa, le guitariste classique Arnaud Dumond ou le guitariste de jazz manouche Antoine Boyer (cf. l’album "Coïncidence" - DR Heart Music, 2017). D’une part, l’énigmatique "Sol", une composition picturale énigmatique aux confins de la musique contemporaine et de l"ambient music". Imaginez, sur un bourdon en échos façon Laurie Anderson, des éclats de percussions et des aplats de guitare erratiques esquissant de lumineux motifs mélodiques - nous ne sommes pas loin de Ry Cooder (sans la slide...) et des levers de soleil de Turner. Indescriptible : il vous faudra l’écouter...

D’autre part, "Jërëjëf", qui juxtapose puis superpose, des riffs obsédants entre musiques mandingue (mbalax) et cubaine (bembé) et le toque por bulería : cellules mélodico-rythmiques que l’on pourrait assimiler à un Sol pentatonique majeur et falsetas en mode flamenco sur La, "por medio" (le Do# ajouté au Sol pentatonique assurant le lien entre les deux gammes). Le riff "africain", varié en de multiples efflorescences mélodiques, est basé sur une mesure à 4/4. Mais répété trois fois, il peut être perçu comme constituant deux compases de bulería (3.4 temps = 4.3 temps = 12 temps). La pulsation passant à la croche pour la bulería, nous obtenons deux compases de 12 temps (12 noires = 24 croches) : medios compases binaires commençant au temps 12 - temps 12 à 7, 8 à 3, 4 à 11, 12 à 7... (cf. figures n° 1, 2 et 4). Il est dès lors possible de passer à une franche bulería par un motif mélodique "por medio", initié sur le temps 12, ou son équivalent 6 pour le second medio compás (cf. figure 3). Démonstration éblouissante qui nous renvoie au quadrivium médiéval, ou au travail fondateur de Philippe Donnier, "El duende tiene que ser matemático", et qui démontre la validité des thèses de José Luis Navarro García et de Faustino Nuñez sur la parenté entre certaines pratiques rythmiques de l’Afrique de l’ouest et les compases flamencos. Elle explique aussi pourquoi les mêmes letras et les mêmes mélodies peuvent être phrasées indifféremment por tango ou por bulería, ce que les cantaor(a)es de Jerez et Málaga pratiquent depuis toujours (écoutez, entre autres, La Cañeta de Málaga appliquant ce type de métamorphose aux cantes de La Pirula et de La Repompa). Le mode d’emploi pourra sembler légèrement abscons, mais rassurez-vous, nul besoin dêtre versé dans les mathématiques, même élémentaires, pour goûter la virtuosité technique et surtout musicale de "Jërëjëf", sa luxuriance polyryhmique et ses arabesques contrapuntiques - une écoute attentive y pourvoira aisément (cf. "Galerie sonore").

"Jërëjëf" / figures

La guajira "Navegando" ravirait sans doute Manolo Sanlúcar, en ce qu’elle navigue effectivement entre tonalités majeures et modes flamencos - plan aussi limpide que cohérent : Mi majeur / mode flamenco relatif sur Sol# ("por minera") / Mi majeur / mode flamenco homonyme sur Mi ("por arriba") / utilisation de l’accord du premier degré de ce mode comme dominante de La majeur (E(7) - A) / utilisation de l’accord de tonique de cette tonalité comme deuxième degré du mode flamenco sur Sol# (A - G#) / tonalité relative de Mi majeur pour la réexposition du premier thème. On retrouvera le type d’écriture de "Navegando", clarté des lignes mélodiques solistes (très marquées par l’art du phrasé et de l’ornementation de Vicente Amigo) sur fond de percussions et d’arpèges, pour trois autres compositions : "Comme l’air", une gracieuse pièce ternaire "quasi fandango" ; "Para siempre", en hommage à Paco de Lucía ; et la siguiriya "Sonámbulo". Par-delà le touchant hommage, avouons que "Para siempre", une sucrerie mélodique certes séduisante, là encore dans l’esprit de récents "boleros" et autres "baladas" de Vicente Amigo, nous a modérément convaincu. "Sonámbulo" (en mode flamenco sur Ré et capodastre à la première case, nous a-t’il semblé) est un vertigineux flux mélodique continu, au sein duquel Samuelito entonne (il chante aussi...) deux cantes, le premier très intériorisé et le second alla Enrique Morente, dans l’intention sinon dans sa réalisation. Par son tempo très enlevé et en l’absence des marqueurs traditionnel du palo ("llamadas" au chant, entre autres), cette siguiriya tend franchement vers la bulería, et y perd un peu de son identité.

Enfin, "Tiegezh" et "Yarnvili" s’apparentent plus à un certain folk français contemporain à coloration celtique qu’au flamenco (malgré quelques arpèges "por tango" pour la première). Elles figureraient dignement sur un disque de Michel Haumont, Pierre Bensusan ou Jack Ada. La seconde est construite sur une structure symétrique A / B / A’, chaque section étant nettement différenciée par son caractère comme par son traitement : valse polyphonique pour A et marche binaire exposée en choral pour B.

NB : ne manquez pas les photos qui ornent le livret, signées Prisca Briquet.

Claude Worms

Galerie sonore

"Jërëjëf" (bulería)

"Jërëjëf" (bulería) : Samuelito (compositions, guitares et percussions)


Nicolas Saez est tard venu à la guitare flamenca, qu’il a apprise essentiellement de manière autodidacte, et lors de quelques courts séjours à Grenade. D’où peut-être l’originalité d’un projet dont "De allí pacá"", un EP de cinq titres paru il y a quelque mois, est la première production.

Le disque commence par une composition en deux parties ("Vida"), qui présente d’abord le guitariste en solo, puis en duo avec le percussionniste Juan Manuel Cortés, remarquable comme à l’accoutumée sur cette farruca comme sur les trois compositions suivantes de l’album. Dans le prélude de "Vida", Nicolas Saez s’attache à réharmoniser de manière originale les séquences d’accords traditionnelles de la farruca, essentiellement par des enchaînements d’arpèges liés par de courts traits mélodiques, qu’il varie ensuite en duo sur un tempo plus enlevé qui apparente la pièce à un tango en La mineur (capodastre à la première case).

Mais la pensée musicale du compositeur, plus harmonique et rythmique que mélodique, s’avère particulièrement adéquate au trio à cordes auquel sont dévolues les bulerías ("Viajando"), la guajira ("De allí pacá") et la rumba ("A tu aire") qui suivent - une formation originale tant par sa composition (guitare, violon et basse) que par la discipline d’origine des deux partenaires du guitariste : le jazz pour Nicolas Frossard (violon) et le rock pour Julien Cridelause (basse). Dès ce coup d’essai, les trois musiciens font preuve d’une parfaite cohésion et produisent une musique certes enracinée dans le flamenco traditionnel, mais ouverte sur ce qu’il est convenu de nommer les "musiques actuelles".

Lancées par un duo taconeo (Léa Linares) / palmas, les bulerías (en mode flamenco sur Si, "por granaína") posent les bases d’un travail de groupe dans lequel Nicolas Saez délègue volontiers le discours mélodique au violon (beau chorus pour le final), assurant un accompagnement qui se mue parfois en dialogue, en forme de basse continue alternant rasgueados, arpèges et "remates" pour les relances, sur l’assise d’une section rythmique impeccable (basse et percussions). Autre invité de marque, Alberto García s’intègre à l’ensemble pour un cante original dans la veine de Ketama - il récidive dans le même style pour la rumba.

La qualité des brèves interventions du guitariste nous font un peu regretter qu’il omette en général de les développer. C’est également le cas pour la guajira : le violon y assume le chant, d’abord en paraphrasant le cante traditionnel, puis par une nouvelle série de chorus. La belle idée de modulation à la tonalité mineure homonyme (La mineur - à 2’48) aurait ainsi mérité d’engendrer de nouveaux motifs mélodiques de la guitare, ou à tout le moins d’être répétée et variée périodiquement. La rumba jazzy conclusive fait preuve des mêmes vertus. Mais, après l’exposition du thème en duo guitare / violon, Nicolas Saez s’y montre enfin un peu moins altruiste, et se livre à une longue partie soliste entre les deux cantes d’Alberto García.

"De allí pacá" est une carte de visite prometteuse, et nous attendons donc avec intérêt un premier album plus substantiel qui ne saurait tarder.

Claude Worms

Galerie sonore

"De allí pacá" (guajira)

"De allí pacá" (guajira) : Nicolas Saez (composition et guitare) / Nicolas Frossard (violon) / Julien Cridelause (basse) / Juan Manuel Cortés (percussions)


"Camino" (jaleo)
"Jërëjëf" (bulería)
"De allí pacá" (guajira)
"Jërëjëf" / figures




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