Juan Carlos Romero : "Paseo de los cipreses"

dimanche 6 septembre 2015 par Claude Worms

"Paseo de los cipreses" : un CD Nuba Records / Karonte - 2015

Il est des musiques trop proches de l’indicible pour que l’on se risque sans appréhension à quelques commentaires forcément réducteurs. C’est le cas de celle de Juan Carlos Romero, et singulièrement de son dernier opus, "Paseo de los cipreses", non moins indispensable que les trois précédents (voir ci-dessous : "Rappel discographique"). L’album serait resté longtemps dans notre pile de disques de chevet sans que nous nous aventurions à en écrire la chronique, si une possible approche, que nous espérons pas trop inadéquate, ne nous avait été suggérée par la magnifique interprétation du deuxième concerto pour piano de Beethoven, et singulièrement de l’adagio du deuxième mouvement, par Nicholas Angelich qui dirigeait lui-même depuis le piano l’ Orchestre National d’Ile de France lors d’un récent concert du festival "Classique au Vert"- le 30 août 2015, au Parc Floral de Paris. Un jeu d’une telle sérénité habitée qu’il fait disparaître la technique, les doigts, et même l’instrument, de telle sorte que la musique semble se créer dans l’instant, sans la moindre distanciation temporelle, comme si elle avait toujours été en nous et qu’il suffisait de la révéler - au sens du terme espagnol, "revelar", qui signifie aussi développer une photo, faire naître l’image du négatif. Le pianiste ne se livra jamais à un pesant exercice d’explication de texte, ni ne tenta d’expliciter le "sens" d’une musique qui semblait couler de source dans une miraculeuse sensation d’intimité.

La guitare de Juan Carlos Romero est l’équivalent flamenco du piano de Nicholas Angelich : un jeu en apesanteur qui dessine les mélodies par petites touches, tout en retenue. Ecoutez sa version de "Vals Flamenco", célèbre composition de Niño Miguel ("La guitarra de Niño Miguel", Philips, 1975 - multiples rééditions en CD) : Juan Carlos Romero la joue pratiquement à la note près, mais la rage incandescente de l’auteur fait place ici à un climat quasiment chambriste, auquel la délicatesse de Manolo Nieto (basse) et Agustín Diasera (percussions) n’est d’ailleurs pas étrangère. Le toucher limpide transfigure les diminutions des variations (gammes en "picado") jouées parfaitement legato, comme sur un seul ample coup d’archet dynamisé in extremis par les subtiles "notes inégales" chères aux musiciens baroques. C’est par cette transparence légère de l’articulation, et non par des accentuations surjouées, que le rythme pénètre la phrase, et semble sourdre de la mélodie.

L’ensemble de l’album est un Requiem introspectif, dont chaque pièce est dédiée à la mémoire d’un artiste, d’un ami ou d’un proche parent, où plutôt aux souvenirs et au vide que leur perte a creusés dans la vie du compositeur : un vers d’Antonio Machado ("Se canta lo que se pierde") est significativement le titre de l’avant-dernière pièce du disque, la seule qui n’ait pas de dédicataire, parce qu’il pourrait s’appliquer à toutes les autres. Le guitariste a auparavant rendu hommage successivement à Antonio Moreno (Rumba), Paco de Lucía (Bulería), Enrique Morente (Granaína), Félix Grande (Tangos), à son père (Taranta), et à Niño Miguel. Il ne reste plus alors qu’à conclure par l’épilogue d’une Bulería "con soniquete gaditano", dont la saveur douce-amère et festive à la fois, peut en effet transmuter la perte des êtres aimés en énergie vitale - la letra "por Tango" écrite par le compositeur nous l’avait annoncé dès la quatrième plage : "Tantas dudas y asombros / que me quedo sonriendo / y encogiendomé de hombros / como la flecha va / hacia el blanco que ignora / asi vamos viviendo / hasta el punto y la hora".

L’oeuvre de Juan Carlos Castro Crespo qui orne la jaquette du disque est une parfaite introduction aux compositions de Juan Carlos Romero : un vaste silence blanc qui absorbe la table d’harmonie de la guitare, rythmé par les cordes de l’instrument et par son éclisse, dont la volute inférieure fait place à un sombre alignement de cyprès. On ne saurait mieux mettre en image des oeuvres à la fois lumineuses - en ce qu’elles disent - et sombres - en ce qu’elles taisent.

De "El gitano del pelo blanco" (Minera, 1997) à "¡Ay ! Enrique" (Granaína) et "En el nombre de mi padre" (Taranta) du présent enregistrement, en passant par "Río Tinto" (Taranta, 2004) et "Nos habitan y se van" (Rondeña, 2010), ce sont nous semble-t’il les compositions sur les formes libres qui expriment le plus exactement l’art de Juan Carlos Romero. Leurs introductions suffisent à elles seules à extraire la quintessence de la couleur sonore et émotionnelle de chacune d’entre elles. Il vous suffira par exemple d’écouter en boucle les vingt premières secondes de "En el nombre de mi padre" pour savoir ce qu’est le "toque por Taranta". La suite nous est donné de surcroît. "Suite" est d’ailleurs ici un terme inexact, tant il s’agit plutôt de brèves fulgurances arrachées au silence, dont la résolution harmonique est souvent laissée en suspens au bord du gouffre : d’où l’insistance fréquente en fin de phrase sur le deuxième degré, alors que le premier degré qui devrait nous apporter une apaisante solution est à peine esquissé, voire, plus radicalement, omis. L’écoute intérieure de chacun devra habiter ces gouffres, et l’auditeur poursuivre un dialogue silencieux avec ces appels mélodiques fugaces en perpétuel devenir virtuel.

La syntaxe musicale du compositeur récuse ainsi systématiquement les procédés habituels de développement. Dans les formes "a compás", les thèmes sont certes plus précisément et longuement définis, mais ils conduisent le plus souvent à quelques notes évanescentes, à peine audibles, qui se fondent dans le silence. Même si l’esquisse de possibles métamorphoses mélodiques, parmi tant d’autres que nous devrons imaginer, nous donnent parfois quelques pistes (Rumba, Tangos), nous sommes ainsi activement impliqués dans le processus de création. La musicalité mélancolique du bandonéon de Marcelo Mercadante convient parfaitement à cet art du non-dit (Rumba). En revanche, l’expressivité péremptoire du cante, au demeurant impeccable, de Pedro el Granaíno apparaît presque incongrue dans ce contexte de fragilité assumée. Encore faut-il que nous ne nous égarions pas en chemin. Rassurons-nous, le sens de l’équilibre harmonique de Juan Carlos Romero est un guide infaillible qui nous tend toujours la main au dernier moment, le plus opportun. Même, et surtout, quand les "remates" qui balisent les Bulerías, qui devraient être de rassurantes codas sans surprise, sont autant de changements de cap imprévisibles qui menacent constamment de transformer la composition en périlleuse course à l’abîme... une abîme d’une inquiétante sérénité, naturellement.

Juan Carlos Romero est l’un de ces artistes rares qui nous aident à "ir viviendo, hasta el punto y la hora".

Claude Worms

Galerie sonore

"En el nombre de mi padre" (Taranta) : Juan Carlos Romero - composition et guitare.

"En el nombre de mi padre"

Rappel discographique

"Azulejo" : CP / Centro de Producción Sevillano, 1997

"Romero" : Harmonia Mundi, 2004

"Agua encendida" : Karonte, 2010

Collaborations

Enrique Morente : "Morente. Lorca" (Virgin, 1998)

Arcángel : "Arcángel" (Yerbabuena, 2001)

Miguel Poveda : "Tierra de calma" (Discmedi, 2006)

Carmen Linares : "Raíces y alas" (Salobre, 2008) - l’un des grands albums de flamenco de ces dernières années, passé trop inaperçu à notre gré.


"En el nombre de mi padre"




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