Notes d’été sur des impressions de printemps

13ème Festival Flamenco de Toulouse, du 1er au 15 avril 2014

samedi 12 juillet 2014 par Claude Worms

C’était il y a trois mois. La programmation du Festival de Toulouse nous offrait en quatre concerts mémorables un panorama des diverses tendances esthétiques du très dynamique cante féminin contemporain. Par ordre d’entrée en scène : Montse Cortés, Rosario la Tremendita, Gema Caballero et Estrella Morente...

María Luisa Sotoca Cuesta, directrice artistique du Festival Flamenco de Toulouse

María Luisa Sotoca Cuesta et Pascal Guyon (président de l’association Alma Flamenca) ont su donner au Festival Flamenco de Toulouse, qu’ils ont créé en 2002, un supplément d’âme (nommer l’association "Alma Flamenca" n’était sans doute pas un hasard) qui lui assure un caractère unique dans le club très fermé des festivals flamencos français. L’attention toute particulière, quasi familiale, apportée à l’accueil des artistes et du public, et les programmations guidées par des coups de coeur qui n’excluent pas un goût très sûr, expliquent sans doute la qualité constante des affiches : le Festival de Toulouse a conquis ainsi la fidélité de très grands artistes, malgré des moyens financiers modestes et un soutien pour le moins parcimonieux des institutions et des médias locaux et régionaux - une situation surprenante et paradoxale, pour ne pas écrire scandaleuse, la réussite artistique et le succès public ayant toujours été au rendez-vous des treize éditions (sans compter les sessions automnales...).

Pour nous en tenir à notre sujet, c’est à dire au cante (on pourrait établir le même bilan pour la danse et la guitare), la direction et l’équipe du festival ne doivent donc qu’à leur dévouement et à leur passion du flamenco quelques coups de maître, tel, dès la deuxième édition (2003), l’un des rares récitals donnés en France par La Paquera, accompagnée qui plus est par son fidèle complice, Parrilla de Jerez, revenu l’année suivante pour accompagner cette fois Agujetas et La Macanita - nous devons donc également au Festival de Toulouse d’avoir pu écouter l’un des grands maîtres de l’accompagnement dans notre hexagone.

Miguel Poveda (2003), José Mercé (2006) ou Estrella Morente (2014), artistes consacrés et bien connus du public flamenco français (encore qu’en 2003, Poveda était encore bien loin d’être une star...) ne doivent pas occulter pour autant l’une des vertus essentielles des choix de María Luisa Sotoca Cuesta : sa curiosité et son intérêt pour les jeunes talents nous ont valu bon nombre de découvertes (pour certains) ou de confirmations délectables. Pour les cantaores, citons entre autres Antonio Campos, Miguel Lavi et José Valencia (dès 2007), Rubio de Pruna et Pedro el Granaíno (2008 et 2010), José Anillo (2012), Rafael de Utrera et Jesús Méndez (2013). Nous sommes cependant particulièrement sensibles à la programmation, chaque année ou presque, de jeunes cantaoras dont le festival suit de près la carrière, et qui ont donc souvent été invitées à plusieurs reprises, en récital ou associées à des spectacles de danse : Rosario la Tremendita (2005 et 2014), Rocío Bazán (2006 et 2012), María José Pérez (2007), Encarna Anillo et Rocío Márquez (2011). Les concerts de cante d’avril 2014 sont donc particulièrement emblématiques de la spécificité du Festival de Toulouse.

Montse Cortés / guitare : Juan Ramón Caro

Centre Culturel Henri Desbals / 3 avril 2014

On connaît la fougue et la rage de chanter de Montse Cortés, qu’elle démontra une fois de plus dans l’intense récital qu’elle donna en compagnie de Juan Ramón Caro, toujours aussi attentif et impeccable. Comme l’on pouvait s’y attendre, les références au répertoire et à la manière de Camarón ne manquèrent pas, notamment dans quelques extraits percutants de cantes festeros (Bulerías...). Mais la maturité venue, la cantaora a su élargir sa palette stylistique, ce dont témoigne son dernier enregistrement "Flamencas en la sombra" (Universal, 2013), dont elle nous offrit quelques extraits, hommages à des cantaoras dont la carrière a tourné court, pour cause de mariage, de décès prématuré... Si certains noms s’imposaient évidemment (La Repompa et La Pirula "por Tango", par exemple), d’autres étaient nettement moins attendus, tels ceux des jerezanas Luisa Requejo et Isabelita de Jerez, ou de la rondeña Paca Aguilera, dont Montse Cortés a retenu les versions personnelles des Malagueñas de la Trini. On gardera le souvenir d’une belle série de Soleares de La Serneta et La Andonda, passées par le filtre des interprétations de Fernanda de Utrera et de María Peña, conclues vaillamment par les Soleares de Triana de José Lorente et El Machango.

Fin de concert émouvante en forme de réunion familiale : Montse a invité sa soeur, Ana María Cortés (qui est aussi l’épouse de Juan Ramón Caro...) pour des Fandangos de Huelva en duo. La différence de tessiture des deux chanteuses rendait le projet périlleux, mais le guitariste a relevé le défi avec son intelligence musicale et son élégance habituelle : belle introduction "por Granaína", estribillo à deux voix emprunté à Manolo Sanlúcar ("celui de "Banderillas", extrait de "Tauromagia"), suivis de deux cantes de Camarón ("A la sombra de un laurel..." et "Vas a conseguir tres cosas...") par Ana María ; reprise de "Banderillas", puis une brillante falseta de Juan Ramón, modulant à la tierce supérieure, vers le mode flamenco sur Ré#, permet à Montse d’évoquer à son tour Camarón, avec deux Fandangos de Manolillo el Acalmao (extraits de "Calle Real") ; coda en duo, avec un nouvel estribillo emprunté cette fois à El Pele ("Que bien te suena..."), Ana María ne pouvant pas chanter celui de Sanlúcar à la tierce supérieure. Aussi simple que ça...

Rosario la Tremendita / piano : Cristian de Moret

Instituto Cervantes / 8 avril 2014

Même si leurs styles sont radicalement différents, il nous semble que La Tremendita est l’une des rares, sinon la seule, héritière de Diego Carrasco. Le rapprochement peut sembler étrange, mais si l’on veut bien passer sur la différence de ton et d’inspiration, on trouvera quelques troublantes similitudes. Commençons par la plus anecdotique : les deux artistes s’accompagnent eux-mêmes à la guitare, l’un d’abord guitariste puis devenu chanteur (Diego), l’autre d’abord chanteuse mais aussi guitariste (Rosario) et pianiste à ses heures. Surtout, les deux ont tenté - et réussi - un pari risqué : composer, textes et musiques, des créatures hybrides, mi-chansons, mi-cantes, tout en respectant scrupuleusement les formes du répertoires flamenco, telles la Bulerías, la Soleá, le Tango, la Siguiriya... La Tremendita semble donc avoir définitivement trouvé sa voi(x)e : ni cantaora, ni cantautora, mais cantaorautora.
Ce qui lui permet par ailleurs d’être la co-créatrice de spectacles de la bailaora Rocío Molina, comme du cantautor Javier Ruibal.

En ce sens, plus que le précédent album ("A tiempo", 2010), son dernier enregistrement ("Fatum", 2013), qu’elle a présenté lors de son récital à l’ Institut Cervantes, est une sorte de manifeste. Osons une autre comparaison téméraire : La Tremendita compose sur mesure pour la fragilité de sa voix comme le faisait Barbara, jusque dans les sauts d’intervalle, si rares dans le chant flamenco, à la limite de la brisure. C’est pourquoi ses créations les plus émouvantes s’accommodent fort bien d’un accompagnement de guitare minimaliste (mais non sans surprises harmoniques), voire de simples "nudillos" (les Cantiñas et les Bulerías al golpe, par exemple). C’est sans doute aussi pourquoi le duo voix - piano nous a semblé si naturel, comme allant de soi. D’autant plus que Cristian de Moret que nous ne connaissions pas, s’est révélé être à la fois un excellent accompagnateur et un soliste remarquable - nous retiendrons, entre autres, pour les Tangos personnels de La Tremendita dans le style des Tangos de Granada, sa longue introduction libre, mêlant sans hiatus séquences jazzys et citations de Chopin, et ses véritables chorus entre les cantes, en lieu et place des falsetas.

On aime ou l’on n’aime pas, mais on ne peut que saluer le courage et l’intégrité de la démarche.

Gema Caballero / guitare : Luis Mariano

Espace Croix Baragnon / 11 avril 2014

Avec "De paso en paso" (2012), Gema Caballero signe un premier album
qui la situe dans le courant néo classique des cantaoras formées à la fondation Cristina Heeren par les maîtres Naranjito de Triana, José de la Tomasa et Paco Taranto (Laura Vital, Argentina, Rocío Márquez, Sonia Miranda...). Sur la base commune d’une technique vocale de haut niveau et d’une connaissance encyclopédique du répertoire traditionnel, ces artistes ont cependant chacune développé progressivement un ton et un style personnels, liés entre autres à l’environnement de leurs premières années d’apprentissage - "los Puertos" pour Laura Vital, les Fandangos de Huelva pour Argentina et Rocío Márquez, Séville pour Sonia Miranda... et Grenade pour Gema Caballero.

Cet héritage grenadin est manifeste tant dans le répertoire de la cantaora que dans son style vocal, notamment dans l’extrême précision de l’intonation et dans l’art du portamento et du legato, que l’on retrouve de Cobitos (jerezano mais granaíno d’adoption) à Morente, en passant par Agustín el Gitano et Jaime el Parrón. Sa Zambra, recréation du "préflamenco" des Cuevas du Sacromonte, en fut une brillante démonstration. Sans aucun rapport avec la "Canción - Zambra" façon Manolo Caracol, ce cante "por arriba" (en mode flamenco sur Mi) visait plutôt à ressusciter un potentiel ancêtre des Tangos de Grenade, avec le saut d’octave de leurs incipits sur l’accord du premier degré (notes Mi, Sol#, Si, Mi), leurs longues envolées mélismatiques sur le quatrième ou le troisième degré (Dm ou C), et leurs lentes retombées cadentielles sur le tétracorde descendant (Am - G - F - E). L’accompagnement de Luis Mariano était parfaitement adéquat à cette plongée dans le passé, notamment sa longue introduction (en fait un quasi solo - d’abord libre, puis entrant progressivement à compás et à tempo) dans laquelle son jeu "a cuerda pelá" évoquait les instruments à plectre des ensembles traditionnels du Sacromonte, la bandurria et le laúd.

Le guitariste fit preuve du même talent pour l’arrangement des Panaderas, autre entreprise de retour au XIX siècle, cette fois sur un chant de travail de Vieille Castille, entonné en choeur par les femmes qui pétrissaient la farine sur une table. Après une première partie accompagnée sobrement à 3/8 en tempo modéré, à la manière des "aires nacionales" des cancioneros de l’époque et très respectueuse de la simplicité mélodique de ce petit bijou de lyrique populaire, Gema Caballero termina par des "juguetillos por Bulería", dans l’esprit des Pregones de Manuel Vallejo, nous rappelant ce que les Cantiñas et les Bulerías de Cádiz doivent aux "jotillas" du nord de l’Espagne.

Dans le reste de son programme, la cantaora nous démontra qu’elle connaît ses classiques, et qu’elle sait choisir ses modèles en fonction de chaque palo, sans que jamais le concert ne tourne à la leçon magistrale, tant elle sait imprimer à chaque cante sa propre griffe : Cabal del Fillo, dans le style de Morente plus que d’El Sernita (avec en prélude une Temporera, autre détour par les chants de travail folkloriques) ; Milonga de Pepe Marchena ; Granaína et Media Granaína dans le style de Manuel Vallejo ; Guajiras à la manière d’ El Pena padre ; Siguiriyas de Jerez (avec notamment une belle version d’une Siguiriya de Tomás el Nitri)... Sans oublier une série de cantes abandolaos (Fandangos de Lucena, Fandango de Pérez de Guzmán et Verdial de Córdoba) dont la finesse mélodique nous rappela les versions historiques d’El Cojo de Málaga et de Cayetano Muriel.

Estrella Morente / guitare : José Carbonell "Montoyita" et José Carbonell "El Monti" / chant et choeurs : José Enrique Morente, Ángel Gabarre et Antonio Carbonell / percussions, danse et rap flamenco : Pedro Gabarre

Casino Barrière / 15 avril 2014

"Me gustaría mucho dedicarles esta canción que es un símbolo de esperanza. Mi padre la hizó como un himno a la libertad y a la esperanza. Y la verdad es que a los niños les gustaba mucho cantar esta canción de la estrella. Tuvieron mucho éxito con ella. Me alegro porque es una canción que habla de esperanza y de cariño, de lucha hacia nuevos caminos. Hoy han venido aquí, gracias a María Luisa, cincuenta niños maravillosos, preciosos, cincuenta niños de Francia que han venido a escuchar flamenco desde el colegio de la Bastida de Saint-Pierre. Les estoy muy agradecida. ¡Gracias por venir ! Un aplauso para ellos. Es muy importante compartir flamenco. Esta canción va para todos los niños." (introduction aux Tangos "Estrella" de Enrique Morente)

Así es Estrella Morente : tour à tour diva ou cantaora, nimbée dans de savants jeux de lumières ou amie proche de chaque spectateur, chantant le tube "Volver" tant attendu par le public ou une série de Siguiriyas sans concession, dans un show millimétré qui peut à tout moment revenir à l’intimité du duo chant-guitare. Un art du contre-pied qu’elle a sans doute hérité de son père.

Si l’on devait trouver un dénominateur commun au programme de ce long récital, ce serait sans doute la référence constante à Enrique Morente, auquel le festival avait d’ailleurs rendu hommage quelques jours plus tôt avec la projection du film "Morente" d’Emilio Ruiz Barrachina. A commencer par l’interprétation de "Autorretrato", extrait de l’album "Pablo de Málaga", par José Enrique Morente. Si ce dernier n’a certes pas la voix de son père, il en a par contre l’élégance, et nous livra une version émouvante et exacte (il s’accompagna lui-même à la guitare), jusque dans les modulations périlleuses du chant, et dans l’approche chromatique du mode flamenco sur La de cette Soleá "por medio", dans une sobre et belle introduction de guitare ponctuée de silences tendus (Bm - Bb - A(b9)). Comment ne pas voir aussi une allusion à la mort prématurée du maître dans la letra qu’il chanta au cours d’une longue série de Bulerías, conclue en "rap flamenco" à la manière de Tomasito par Pedro Gabarre : "Dejadme llorar / que se han llevado a mi padre de mis entrañas / No lo veo más".

Pour le cante traditionnel, Estrella Morente puisa également dans le répertoire enregistré par son père, avec une Cartagenera ("No haya perlas a millares...", version Antonio Chacón) suivie d’un Taranto d’Enrique Morente, et des Siguiriyas de Jerez de El Viejo de la Isla (version de Manuel Torres) et de Joaquín Lacherna (plus un cante de remate original en hommage à Paco de Lucía : "Las cuerdas de la guitarra ya estan llorando..."). Superbes accompagnements de Montoyita, qui est, avec Pepe Habichuela, la mémoire vivante de la saga des Morente. Après un "temple" modulant évoquant à nouveau le style d’Enrique, la série de Cantiñas resta elle aussi strictement traditionnelle : Cantiña de Pastora Pavón ("Yo le dí un duro al barquero...") ; Alegría classique ("Fueron a coger coquinas...") ; Cantiña de Romero el Tito ("Baluarte invencible, Isla de León...").

Estrella avait enregistré la Cantiña de Pastora Pavón dès son premier disque ("Mi cante y un poema", Virgin / Chewaka, 2001). Elle poursuivit ce retour aux sources avec des Tangos de Granada ("En lo Alto del Cerro...") et de délicates Sevillanas "por Granaína" dédiées à Lola Florés, dont l’harmonisation et les lignes mélodiques nous ont rappelé celles de "A Pastora", l’un des sommets de cet album. On passa ainsi par paliers vers un tout autre répertoire, trois chansons et trois coups de chapeau à trois maîtres du genre : outre une interprétation un peu routinière mais toujours agréable de "Volver" (Carlos Gardel), l’adaptation d’un poème de Al-Mutamid par Enrique Morente ("En un sueño viniste..." - extrait de "Cruz y luna", 1984)... et "Ne me quitte pas" (Jacques Brel), en français dans le texte.

Deux heures de spectacle qui n’empêchèrent pas de multiples et généreux rappels, justes saluts à l’enthousiasme d’une salle comble - l’habituel "fin de fiesta", des Fandangos. des Tonás... Effectivement, les artistes et le public n’avaient visiblement pas envie de se quitter.

On en redemande... Les amateurs de baile seront comblés par la programmation de la session automnale 2014, du 6 au 11 octobre. Après la projection du documentaire "Triana pura y pura" de Ricardo Pachón (Toulouse, Instituto Cervantes, le 6 octobre, 18h30) : Rocío Molina ("Bosque ardora" - les 7, 8 et 9 octobre, 20h30, à Blagnac, Odyssud) ; El Yiyo ("Mi sueño" - le 10 octobre, 20h30, à Saint-Orens de Cameville, Altigone) ; Sara Calero ("El mirar de la Maja" - le 11 octobre, 20h30, à Toulouse, Salle Nougaro). Consulter également notre agenda.

Festival Flamenco de Toulouse

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer


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